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CHAPITRE V.

L'INSTRUCTION.

Qu'est-ce qu'un chef de famille? C'est d'abord le protecteur et le pourvoyeur de la maison; c'est aussi au milieu des siens la raison vivante. Il faut que tout le monde se sache abrité contre toute attaque, et contre le besoin, par son dévouement et sa force; et il faut en outre que tout le monde se sente éclairé et dirigé par lui. Il fait acte de père quand il apporte, le samedi, l'argent gagné par son travail, et qui pendant huit jours va donner le pain et le vêtement à la famille; mais il n'est pas chargé seulement du corps de ses enfants, il est responsable de leur âme. Jusqu'au moment où leur raison sera mûrie, c'est à lui, et à lui seul, de décider et de penser pour eux. Si son esprit n'est pas formé, s'il ne se rend pas compte de ses actes, s'il est condamné par son ignorance à une minorité et à une enfance perpétuelles, comment remplira-t-il son devoir? Comment pourra-t-il inspirer autour de lui la confiance et le respect?

Pendant très-longtemps la France a été au-dessous des autres grandes nations sous le rapport de la diffusion des connaissances élémentaires. Elle tenait la tête de la civilisation par ses hommes d'élite, et elle laissait la masse de la population croupir dans l'ignorance. A l'époque de la révolution, quand, pour la première fois, on donna au peuple des droits politiques, on comprit qu'il fallait de toute nécessité répandre l'instruction dans les masses profondes de la nation. Rien ne fut omis par les législateurs de ce qui pouvait atteindre le but promptement et sûrement. D'abord on rendit l'instruction primaire obligatoire : « Les pères, mères, tuteurs ou curateurs seront tenus d'envoyer leurs enfants ou pupilles aux écoles du premier degré d'instruction1. » Pour qu'une telle loi ne fût pas une lettre morte, il fallait créer des écoles jusque dans le dernier de nos villages. « Il y aura une école primaire dans tous les lieux qui ont depuis 400 jusqu'à 1500 individus; cette école pourra servir à toutes les habitations moins peuplées, qui ne seront pas éloignées de plus de mille toises2. Les écoles seront distribuées à raison de la population, de telle sorte qu'il y ait une école primaire par mille habitants. Chacune d'elles sera divisée en

1. Décret du 19 décembre 1793.

2. 30 mai 1793.

l'autre pour

deux sections, l'une pour les garçons, les filles. Il y aura en conséquence un instituteur et une institutrice1. » On avait songé à tout, à la maison d'école, au traitement des instituteurs, à leur avenir, à leur dignité3.

Ces lois ne furent guère qu'une lettre morte. Les anxiétés du présent absorbèrent les magistratures locales, et les empêchèrent de songer à l'organisation de l'avenir. On fit quelques écoles mal surveillées, peu fréquentées. Tout manquait, l'argent, les instituteurs. Il y eut quelques fondations importantes dans les grands centres. Dans les petites communes, les écoles s'établirent dans les presbytères abandonnés, et furent chassées à leur tour quand Bonaparte ramena le clergé. L'Empire ne trouva ni maisons d'écoles ni personnel enseignant. Il laissa l'instruction primaire à la charge des dé

1. 17 novembre 1794, art. 2 et 6.

2. « Il sera fourni à chaque instituteur un local, tant pour lui servir de logement, que pour recevoir les élèves pendant la durée des leçons.» - 25 octobre 1793, art. 13 et 17.

3. Le traitement était de 1200 fr. pour les instituteurs, de 1000 fr. pour les institutrices; si la population dépassait 20 000 habitants, le traitement des instituteurs était porté à 1500 fr., celui des institutrices à 1200.-17 nov. 1794, art. 11. 4. « La nation accordera aux citoyens qui auront rendu de longs services à leurs pays dans la carrière de l'enseignement, une retraite qui mettra leur vieillesse à l'abri du besoin. » — 17 novembre 1793, art. 10.

5. 25 oct. 1793, art. 9 et 10; et 17 nov. 1793, art. 7.

partements et des communes, sous la surveillance exclusive des préfets et des maires. Pendant toute la durée du régime impérial, l'instruction primaire ne figura dans les comptes du ministère de l'inté– rieur que pour l'imperceptible somme de 4250 fr. qui furent accordés par intervalle au noviciat des frères de la doctrine chrétienne. La Restauration n'essaya sérieusement de donner une impulsion énergique au service de l'instruction primaire qu'au moment où elle allait disparaître elle-même, emportée par la révolution de juillet. Elle avait inscrit pour cet objet une somme de 100 000 francs au budget de 1829. Cette allocation fut portée à 300 000 francs en 1830, à 700 000 francs en 1831, à 1000 000 en 18321. On marchait à pas de géants; mais pour savoir à quel point on était encore éloigné du but, il faut songer que la loi du 14 juillet 1860 accorde aux écoles primaires une subvention de 6 095 000 francs2, et que ces 6 millions, qu'il faut accepter comme un bienfait, sont notoirement et cruellement insuffisants3. L'année 1833 trouvait

1. On peut voir ces très-curieux détails dans l'ouvrage de M. Ch. Jourdain sur le Budget de l'instruction publique, Paris, 1857.

2. La rétribution scolaire acquittée par les familles s'élève à environ seize millions. A Paris, toutes les écoles communales sont strictement et absolument gratuites.

3. En Prusse, 6 millions de thalers (22 500,000 fr.) sont affectés au traitement des instituteurs. La population de la Prusse n'est pas égale à la moitié de celle de la France.

donc l'instruction primaire dans un état de détresse. Le matériel des écoles était misérable. « Sur trente-sept mille communes, il ne s'en trouvait pas dix mille qui eussent des maisons d'école. Dans les autres, c'est-à-dire dans plus de vingt-sept mille, l'instituteur réunissait ses élèves où il pouvait, dans une grange, dans une écurie, dans une cave, au fond d'un corps-de-garde, dans une salle de danse, souvent dans la pièce qui contenait son ménage, et qui servait à sa famille de cuisine et de chambre à coucher1. » Les instituteurs mouraient de faim; ceux des villages savaient à peine lire, et n'étaient que des gardiens d'enfants. Aucun homme un peu instruit ne pouvait se livrer à une carrière qui n'assurait ni le pain, ni la dignité. La loi de 1833, à laquelle on ne peut songer sans un sentiment de patriotique reconnaissance, donna des écoles primaires à toutes les communes, régla l'enseignement, créa la surveillance, améliora, quoique dans une bien humble mesure, la condition des maîtres, et prépara le recrutement du personnel par la fondation des écoles normales. Depuis cette époque, les progrès ont été rapides, moins rapides cependant qu'on n'était en droit de l'espérer; on n'a pas su tirer de cette grande et excellente loi tout ce qu'elle pouvait donner. On ne lui

1. M. Ch. Jourdain, Budget de l'instruction publique.]

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