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La plupart du temps ce sont les patrons qui les achètent pour les ouvrières qu'ils emploient, en se faisant rembourser par des retenues sur les salaires. Tant que les machines coûteront cher, à cause des brevets, il sera impossible aux ouvrières isolées d'en faire l'acquisition; au contraire, les prisons, les couvents, les régiments, les manufactures en seront promptement pourvus. Il y en a trente-six à la prison de Saint-Lazare à Paris; presque toutes les maisons centrales, presque tous les régiments en ont acheté1. Sans doute, les régiments ne travaillent pas pour le public, et en ce sens ils ne font pas concurrence aux ouvrières; mais il n'y a dans les compagnies hors rang chargées de l'habillement. de la troupe, que des tailleurs et des cordonniers; on confectionne au dehors les chemises, les guetres, les caleçons, les havresacs, la passementerie. Même pour l'habillement proprement dit, le maître tailleur ne fait guère coudre par ses hommes que les tuniques, il donne les pantalons à coudre à des entrepreneurs civils. Si l'introduction des machines ne coïncide pas avec une diminution de l'effectif des compagnies hors rang, il y aura donc là encore une perte notable pour l'industrie privée.

En somme, les ouvrières à l'aiguille forment plus de la moitié du nombre total des ouvrières.

1. Dès le mois de septembre 1859, il y avait 481 machines à coudre employées dans les régiments.

Parmi elles, il y a lieu de distinguer les ouvrières d'un talent exceptionnel qui travaillent pour la commande, et les ouvrières sans talent, ou d'un talent ordinaire qui travaillent pour la confection.

Les premières sont l'exception; leur nombre va en décroissant. La moyenne de leurs salaires a plutôt augmenté que diminué depuis 1847; en la fixant à 2 francs par jour, comme à cette époque, on reste vraisemblablement au-dessous de la vérité.

Les secondes, qui sont incomparablement plus nombreuses, n'ont pas participé à l'élévation croissante des salaires. La concurrence, le commerce en gros, les machines, ont maintenu le bas prix des objets confectionnés et de la main-d'œuvre. Le chiffre de 1 franc 42 centimes, indiqué par l'enquête de 1851 et qui a été taxé d'exagération, ne s'est assurément pas amélioré; il est très-probable qu'il faut descendre, en ce moment, au-dessous de 1 franc 25 centimes pour une journée de douze heures. Les causes qui ont amené cette dépréciation continuant à agir, on ne saurait prévoir à quel taux le mouvement de baisse s'arrêtera.

Ces chiffres de 2 francs pour la première catégorie d'ouvrières, et de 1 franc 25 centimes pour la seconde, sont les chiffres de Paris. Il n'est pas possible d'indiquer une moyenne pour toute la France; pour plusieurs de nos départements les salaires sont inférieurs à ceux de Paris de plus de moitié.

Dans cette évaluation approximative des salaires, nous n'avons pas fait entrer en ligne de compte les chômages périodiques connus sous le nom de mortes-saisons.

CHAPITRE V.

CONDITION DES OUVRIÈRES.

Essayons maintenant, avec les données que nous venons de recueillir sur la condition du travail et le taux des salaires, de nous rendre compte de la position d'une femme obligée de vivre à Paris du travail de ses mains. Nous ne parlons pas de celles qui vivent au sein de leur famille. Dans l'état actuel des salaires et malgré la cherté de toutes les denrées, un ouvrier laborieux et rangé peut vivre convenablement, lui et les siens. S'il apporte fidèlement chaque samedi le salaire de la semaine, si la mère de famille de son côté et les enfants, à mesure qu'ils sont en âge, ajoutent à la masse un petit pécule, la nourriture sera abondante quoique grossière, le logement proprement tenu; les enfants ne souffriront ni du froid ni de l'abandon; ils fréquenteront l'école gratuite, et on aura encore, toutes dépenses faites, quelques deniers pour l'épargne. C'est là assurément une existence rude douze heures d'un travail pénible tous les jours, sans autre repos que ce

lui du dimanche, et avec cela rien que le nécessaire. Il faut une certaine force d'âme pour se contenter de si peu. On est heureux dans cette condition, avec un cœur bien placé et de tendres affections autour de soi. Au fond, la vie n'est clémente pour personne, et, quelque lourde que soit la tâche, le meilleur lot est encore pour ceux qui travaillent. La pensée qu'on remplit vaillamment son devoir, qu'on est le guide et le protecteur de quelques êtres chéris, la certitude de pouvoir compter sur le respect de tous au dehors, et dans l'intérieur sur des amitiés dévouées et fidèles, consolent un honnête homme de ses privations. Une femme se passe encore plus aisément de ce que la fortune peut donner, pourvu qu'elle se sache abritée, protégée, aimée; car c'est là le bonheur pour elle, quand elle est ce qu'elle doit être : la paix et l'amour. Il y a plus d'une humble femme, dont l'empire n'a que quelques mètres carrés, levée avec le jour, servante de son mari et de ses enfants, ouvrière par-dessus le marché, et fatiguant sans relâche ses doigts et ses yeux pour ajouter une modique somme au revenu commun, qui se sent bénie de Dieu et qui remercie au fond de son cœur la Providence quand elle regarde autour d'elle les visages radieux de ses marmots et quand elle presse le soir, dans une loyale étreinte, la noble et laborieuse main qui donne du pain et de la sécurité à toute la nichée. La famille

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