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CHAPITRE IV.

CONCURRENCE FAITE AUX COUTURIÈRES PAR LES PRISONS, LES COUVENTS ET LES FEMMES DU MONDE. INFLUENCE PROBABLE DE LA MACHINE A COUDRE.

La situation du travail à l'aiguille, toute triste qu'elle est aujourd'hui, ne peut qu'aller en empirant. Les ouvrières ont à redouter trois concurrences: celle des prisons, celle des couvents, et celle enfin d'un nombre plus grand qu'on ne croit de femmes jouissant d'une certaine aisance, et qui pourtant sont charmées de pouvoir tirer profit de leur travail. Ajoutons que la substitution du système de la confection aux anciennes habitudes du commerce, et l'introduction de la machine à coudre, menacent le travail de la couture d'une révolution complète.

Il y a quelques années, pour protéger le travail libre, on pensa un moment à supprimer le travail des prisons. Il fallait donc supprimer les prisons elles-mêmes; car il serait à la fois trop dangereux et trop cruel de renfermer des hommes ou des femmes pour les livrer à l'oisiveté ou pour leur

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imposer un travail absolument improductif. Quand il fut question de rapporter le décret par lequel le gouvernement provisoire avait aboli le travail dans les prisons, on n'eut aucune peine à démontrer que les prisons ne pouvaient pas se passer du travail des prisonniers, et que les prisonniers ne pouvaient pas se passer de travail. On voulut aller plus loin, et on prétendit que les prisonniers ne faisaient au travail libre qu'une concurrence insignifiante.

C'était là une erreur, ou tout au moins une exagération. Si on n'exagérait pas dans le sens opposé, et si la plupart des ouvriers n'étaient pas persuadés que les prisonniers leur font une concurrence ruineuse, il suffirait peut-être de dire ici en un seul mot, que d'une part le travail des prisonniers est payé moins cher que celui des ouvriers libres, ce dont il est facile de s'assurer auprès des Chambres de commerce, ou plus simplement en consultant le chef d'une maison de confection; et que, d'autre part, l'ouvrage exécuté dans les prisons pour le compte de l'industrie privée représente une somme tellement faible, qu'elle ne saurait exercer, en temps ordinaire, une influence considérable sur le marché de la main-d'œuvre. Mais on jugera sans doute que, dans une matière très-controversée et très-obscure, quelques éclaircissements peuvent avoir leur utilité.

En effet, la concurrence de prix, qui existe incontestablement à l'heure qu'il est, pourrait disparaître avec les circonstances qui la produisent; et la concurrence de quantité, qui aujourd'hui existe à peine, pourrait devenir formidable demain il suffirait pour cela que le nombre des prisonniers augmentât, ou que le travail fût mieux organisé dans les prisons.

Or, de ces deux suppositions, la première, qui est à souhaiter, ne se réalisera pas; et la seconde, qui est à craindre, se réalisera peut-être, quoique dans des proportions restreintes. Il résulte de l'examen attentif des faits, que le travail des prisons fera toujours une concurrence de prix au travail libre; et que la concurrence de quantité, sans avoir jamais l'importance que des esprits passionnés lui attribuent, tend néanmoins à s'accroître, et peut avoir, dans certains lieux et dans certaines circonstances données, des conséquences assez graves.

Pour le bien comprendre, il faut avant tout savoir quel est le régime économique des prisons.

Il y a trois sortes de prisons: les maisons centrales, les prisons départementales et les prisons d'éducation correctionnelle.

Les maisons centrales renferment toutes les femmes condamnées aux travaux forcés, quelques hommes condamnés à la même peine, tous les réclusionnaires, et tous les individus condamnés cor

rectionnellement à plus d'un an d'emprisonnement. Le séjour des détenus y est, en moyenne, de trois ans. Ce sont les seules prisons où le travail ait de la régularité et de l'importance. Un très-petit nombre de maisons centrales sur vingt-cinq sont administrées en régie; dans toutes les autres, le régime alimentaire, l'habillement, le travail des prisonniers et toutes les parties du service sont donnés à l'entreprise.

L'adjudicataire ou entrepreneur général figure à la fois dans le marché comme vendeur et comme acheteur.

Comme vendeur, il fournit à l'administration la nourriture et l'habillement des prisonniers en santé et en maladie, le chauffage et l'éclairage, l'entretien de la maison, comprenant les réparations locatives et certaines grosses réparations1. Pour ces divers services, le gouvernement lui paye, par détenu et par jour de détention, un prix dont la détermination est l'objet principal de l'adjudication.

Comme acheteur, il reçoit de l'administration le droit exclusif d'utiliser à son profit les bras des prisonniers, soit en les faisant travailler pour luimême, s'il est fabricant, soit en les faisant travailler pour un ou plusieurs fabricants, avec lesquels il

1. Art. 3 à 35 du cahier des charges que nous avons sous les yeux.

traite sans intervention ni garantie de l'État1. L'État tient compte à l'adjudicataire de chaque jour de détention suivant le prix porté au cahier des charges; et l'adjudicataire tient compte à l'État de chaque journée de travail, suivant un tarif arrêté par le Ministre de l'intérieur. Il en résulte, entre l'État et l'adjudicataire, des comptes de doit et avoir qui, du côté de l'État, se soldent toujours en débet.

Le tarif réglé par le Ministre et accepté par l'entrepreneur évalue le travail des prisonniers sur le même pied que celui des ouvriers libres; le rabais de 20 pour 100 accordé à l'entrepreneur doit être négligé, parce qu'il est compensé par un surcroît de dépense à sa charge; mais il faut savoir maintenant quel est le rôle que joue ce tarif dans les comptes

1. Art. 54 et suiv. du cahier des charges.

2. La fixation des tarifs est entourée de beaucoup de formalités. L'administration se réserve expressément, dans tous les cahiers des charges, le droit de les régler définitivement comme elle le trouve juste, et sans qu'aucun des avis exprimés en exécution des règlements puisse entraver sa liberté sur ce point. Ils ne sont mis en vigueur qu'après avoir été approuvés par le Ministre, qui se fait remettre préalablement les propositions de l'entrepreneur, l'avis de la chambre de commerce, ou celui de deux experts contradictoirement nommés s'il a été jugé utile de recourir à une expertise, les observations et propositions du directeur et celles de l'inspecteur, et enfin l'avis motivé du préfet sur les prix proposés pour chaque nature d'ouvrage; on joint à ces renseignements l'indication du nombre d'ouvriers qu'occupe ou que doit occuper ordinairement l'industrie à laquelle se rapporte le tarif (Arrêté du 20 avril 1844). Le but principal qu'on se propose au moyen de tout ce luxe de précautions, est de con

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