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TROISIÈME PARTIE.

LA PETITE INDUSTRIE.

CHAPITRE PREMIER.

CARACTÈRES DE LA PETITE INDUSTRIE. CLASSIFICATION DES PETITS MÉTIERS.

On range sous le nom de grande industrie toutes les branches du travail humain qui emploient de nombreux ouvriers agglomérés, et ont pour agent principal une machine à vapeur ou une machine hydraulique. La grande industrie, depuis cinquante ans, a presque renouvelé la face du monde; il semble qu'un génie bienfaisant ne cesse de jeter à profusion au milieu de la foule des ballots de soie, de coton et de laine. On voit et on bénit cette transformation du monde économique; on ne songe pas à l'action que la grande industrie exerce sur les mœurs. en appelant sans cesse les femmes dans les manufac

tures. Ce qui aggrave le mal, ce qui le répand, ce qui appelle l'attention de tous les hommes sérieux qui prennent à cœur les intérêts moraux de la société, c'est qu'à mesure que les manufactures se multiplient, le travail à domicile devient de plus en plus improductif. Plus les femmes ont de facilité à se placer dans les manufactures, plus elles ont de peine à trouver de l'occupation chez elles. C'est la même cause qui les enrichit d'un côté et qui les ruine de l'autre. Elles ne peuvent plus filer, puisque la mull-jenny fait en un jour la besogne de cinq cents fileuses; avant peu, le nombre des couseuses sera réduit des deux tiers par la machine à coudre. C'est une révolution. Les femmes, dit M. Michelet, sont des fileuses et des couseuses. Il a raison. Cela était vrai hier, et cela devrait toujours être vrai pour le bonheur des femmes et celui de l'humanité; mais avec les innovations économiques de ces derniers temps, il n'y a plus moyen de filer ni de coudre. La double industrie, qu'on pourrait appeler l'industrie naturelle des femmes, est entièrement ruinée. Les femmes mariées, qui emploient utilement la meilleure partie de leur temps aux soins domestiques, et qui d'ailleurs, dans un ordre social bien organisé, doivent vivre surtout du salaire de leurs maris, pourront encore tirer quelque mince bénéfice d'un travail industriel; ce produit, quel qu'il soit, ajouté à la masse accroîtra le bien-être commun. Mais déjà,

comme pour montrer de plus en plus la nécessité de reconstruire et de raviver la vie de famille, une femme isolée ne peut plus vivre. Ce n'est un secret pour personne en industrie; tout le monde en convient et tout le monde le déplore, depuis les chefs des plus grandes maisons de commerce jusqu'aux petites entrepreneuses qui travaillent elles-mêmes avec leurs ouvrières. Quand une femme n'a ni père, ni frère, ni mari pour la soutenir, à moins d'un talent exceptionnel et de circonstances bien rares, il faut qu'elle se résigne à entrer dans une manufacture. Si elle compte uniquement sur son aiguille, ou elle mourra de faim, ou elle descendra dans la rue, suivant une expression consacrée et qui fait frémir. Ainsi la grande industrie paye bien les femmes et les arrache à leur famille et à leurs devoirs, et la petite industrie, qui leur rend leur liberté, ne leur donne pas de pain.

Les travaux que nous allons énumérer ne se font pas tous à domicile, et la petite industrie a ses ateliers comme la grande; mais ces ateliers diffèrent par des caractères essentiels des immenses ruches laborieuses qui se groupent autour des usines.

Ce qui donne une physionomie toute spéciale aux ateliers de femmes dans les filatures et les tissages mécaniques, c'est d'abord le grand nombre des ouvrières qu'ils emplo:ent, et ensuite le prix élevé des machines et du combustible. Dans une grande ag

glomération de femmes, il n'est guère possible d'établir des rapports familiers entre le patron et les ouvrières; le service doit être régulier, la discipline inflexible. En santé ou en maladie, dans la peine ou dans la joie, il faut obéir au mêine règlement et faire le même travail aux mêmes heures. Le patron ne pourrait pas, quand il le voudrait, se montrer indulgent; car il a son fourneau qui lui dévore de la houille, et ses machines qui représentent l'intérêt d'un gros capital. Tout chômage, général ou partiel, n'est pas seulement pour lui un manque à gagner, c'est une perte effective; il est donc obligé, par une loi impérieuse, d'utiliser tout le temps et toutes les forces de ses ouvrières. Cette absence de tout relâchement pour le corps, pour les sentiments, pour l'imagination, est particulièrement pénible aux ouvrières; et peut-être pourrait-on dire, en interprétant les sensations des femmes, que la présence du moteur mécanique et des engins qui en dépendent est pour elles un sujet d'effroi et une source constante de malaise. Elles s'accoutument à la fatigue, aux privations, et même, quoique plus difficilement, au danger; mais non à cette implacable uniformité qui contraste si profondément avec leur nature affectueuse et mobile. Les ateliers où la vapeur n'a pas pénétré sont dans des conditions beaucoup plus douces. La plupart d'entre eux ne sont que des réunions de sept à huit femmes, causant ensemble pen

dant que leurs doigts agiles poussent l'aiguille sans relâche. Elles n'ont pas, ou elles ont rarement des contre-maîtres, des hommes occupés avec elles dans le même atelier, ou travaillant dans un atelier voisin pour la même fabrique; elles ne se sentent pas emportées violemment en dehors de leurs relations, de leurs habitudes et de leurs occupations naturelles. En un mot, les ateliers de la petite industrie sont comme un intermédiaire entre le régime des manufactures et la vie de famille.

Il semblerait naturel, dans les recherches qui vont suivre, de distinguer les professions qui s'exercent en ateliers et celles qui occupent les femmes à domicile; mais cela est impossible, parce qu'on travaille des deux façons dans presque tous les corps d'état. L'entrepreneuse a un petit atelier auprès d'elle pour les ouvrages difficiles qui doivent être faits sous sa surveillance immédiate; elle donne le reste à emporter. Quelquefois même cette organisation n'a rien de fixe; l'atelier se forme pour un travail pressé et important, il se dissout quand on rentre dans les conditions ordinaires; chaque ouvrière retourne à ses habitudes, sauf à revenir encore dans un autre moment de presse.

Nos études nous transporteront d'abord sur divers points de la France, jusqu'à ce que nous venions les concentrer dans Paris, qui est le foyer principal du travail des femmes. Il y a des métiers

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