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de femmes que d'hommes. A Rouen et à Lille, l'ivrognerie commence à faire des ravages parmi les femmes. Le président d'une société de bienfaisance de Lille estime qu'il faut porter à vingt-cinq pour cent parmi les hommes, et à douze pour cent parmi les femmes, le nombre des personnes adonnées à l'ivrognerie. Les femmes ont dans le quartier Saint-Sauveur des cabarets qui ne sont qu'à elles; elles y forment des sociétés où l'on consomme beaucoup de café et encore plus d'eau-de-vie de genièvre. La nécessité d'abandonner de petits enfants au berceau en partant pour la fabrique a introduit parmi elles une coutume que l'on trouve aussi à Leeds et à Manchester: elles font prendre à l'enfant de la thériaque, qu'elles appellent un dormant, et qui a en effet une vertu stupéfiante. C'est grâce à cette drogue que les gardeuses parviennent à tenir dans la même chambre un si grand nombre de marmots. Ces petites créatures n'échappent même ́ pas le dimanche à ce traitement barbare. M. Villermé a constaté en 1840 que la vente de la thériaque augmentait le samedi chez les pharmaciens du quartier Saint-Sauveur. Les mères voulaient être libres d'aller s'empoisonner dans les cabarets, et elles achetaient cette liberté en empoisonnant d'abord leurs enfants.

A Rouen, on suit une autre méthode. Les petits détaillants de légumes et de menus comestibles

prennent une licence, ils ont dans un coin un baril d'eau-de-vie de grain ou de pommes de terre; les femmes, en allant à la provision, achètent pour quelques sous de cette eau-de-vie. Elles la boivent chez elles, d'abord peut-être pour s'étourdir sur leur misère ou pour tromper la faim; peu à peu elles en deviennent avides, plus avides que les hommes, car elles sont extrêmes en tout. On dit qu'à Londres l'habitude, du gin est tellement invétérée chez certaines femmes que lorsqu'elles cessent d'en boire, leurs enfants ne reconnaissent plus leur lait et ne veulent plus prendre le sein. Un inspecteur de police déposa, dans l'enquête de 1834, que des mères menaient avec elles de petits enfants au cabaret, et les battaient quand ils refusaient de boire. On a vu des mères frotter avec de l'eau-devie les lèvres de leurs nourrissons, leur en verser quelques gouttes dans la bouche, les préparer, les "dresser à l'ivrognerie 1.

Grâce à Dieu, ces exemples sont rares, et il est }

1. Interrogatoire de M. S. Herapoth, 6 juillet 1834: «On peut dire que les cas d'ivresse sont, relativement, plus nombreux chez les femmes que chez les hommes. » Interrogatoire de M. R. J. Chambers, officier de police à Londres, 25 juin 1834: « Les mères donnent fréquemment du gin à leurs plus jeunes enfants, et j'en ai vu même qui les battaient lorsqu'ils refusaient de boire. » Interrogatoire de M. Marc Moore: « On a vu des enfants à la mamelle, dont les mères étaient adonnées à la boisson, refuser de prendre le sein des femmes qui ne buvaient pas de gin. »

permis de dire que les femmes des manufactures ont conservé cette qualité précieuse de leur sexe, la sobriété. A Saint-Quentin notamment, où la dépravation des femmes dans un autre genre est poussée à ses extrêmes limites, elles ne boivent jamais que de l'eau. Il en résulte que, si elles gagnent un salaire, il entre tout entier dans le ménage, tandis que le mari apporte à peine la moitié du sien. Quand elles ont beaucoup d'enfants, il leur faut bien rester à la maison et se contenter des faibles ressources du bobinage ou de l'épincetage; celles qui peuvent sortir préfèrent encore se rendre à l'atelier, pour ne pas manquer trop souvent de pain. Elles se lèvent avant leur mari pour préparer quelques aliments, elles travaillent à l'atelier aussi longtemps que lui: quand elles rentrent, épuisées comme lui de fatigue, elles ont encore à préparer le dîner, à coucher les enfants, à soigner le ménage, à rapiécer quelques haillons. Certes elles font peu de chose comme ménagères après une absence de treize heures et demie: ce peu, dans de telles circonstances, est un grand surcroît de fatigue. Pendant que le mari se donne, toutes les semaines, au moins toutes les quinzaines, un jour ou deux d'orgie et de plaisir, sa femme reste à l'atelier ou dans la maison, toujours occupée, toujours en face de sa misère. Il lui laisse tous les soucis, les créanciers à implorer, le propriétaire à attendrir; quelquefois

il la bat en rentrant. Un mari ivrogne, des enfants malades, rarement un jour de repos, jamais un moment de plaisir : quelle destinée! Ce ne sont pas là des exceptions.

CHAPITRE IV.

LOGEMENTS D'OUVRIERS.

Il nous reste à suivre les ouvrières dans les logements où elles élèvent leur famille, et où elles viennent chercher le repos après une longue journée de travail, pendant que leurs maris courent s'enivrer au cabaret. Plaçons-nous d'abord dans la plus importante de nos villes industrielles du département du Nord.

On se souvient encore de l'émotion produite par M. Blanqui, il y a plusieurs années, lorsqu'il décrivit les caves où croupissaient, c'est le mot, plus de trois mille ménages d'ouvriers à Lille. On cria de toutes parts à l'exagération. Il n'exagérait pas; seulement il avait le courage de dire ce que d'autres n'avaient pas même le courage de croire. Depuis, on s'est acharné avec un zèle admirable à la destruction de ces caves. Sur trois mille six cents, plus de trois mille ont été comblées. Celles qui restent ne servent pas toutes d'habitation; on en voit plusieurs sur la grande place, qui sont des magasins

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