Page images
PDF
EPUB

qu'on se déclare, on est nécessairement rebelle ou à la philosophie ou à la foi. Distinguer dans ses opinions et admettre comme philosophe ce qu'on rejette comme chrétien, c'est tenter une scission impossible, et faire deux hommes d'un seul1. Leibniz dit bien que la raison comme la révélation vient de Dieu, et qu'elles ne peuvent se combattre ; c'est un principe général excellent, mais qui suppose la religion bien interprétée et la philosophie bien faite. Ce n'est pas une règle de conduite. Au fond, la raison est faillible, et la révélation ou est infaillible, ou n'est pas; de sorte que pour qui admet les deux principes, la philosophie doit céder dans le conflit 2: réciproquement le principe de la révélation, pour être admis, doit être contrôlé par la raison 3; la raison, en le prenant pour maître, le choisit et ne le reçoit pas, et fait en abdiquant acte de souveraineté.

3

AUTORITÉ DE LA CONSCIENCE.

Je pense, donc je suis, n'est pas un enthymème dont la majeure serait « Point de phénomène sans substance, » ou : « Point d'action sans agent ». Il n'y a point là de conclusion ni d'antécédent; et on doit dire avec vérité que l'être dépend moins de la pensée que la pensée ne dépend de l'être. Mais, quoiqu'on ne puisse concevoir la pensée sans un être qui pense, aucun être ne peut être connu sans une action ou un phéno

1 Cf. Leibniz. De vera methodo philosophiæ et theologiæ. 2 Concile de Latran, V, sess. 8 : « Toute assertion contraire à la foi est absolument fausse.» S. Aug., ép. 145 à Marcelin : « Si quæ ratio contra divinarum Scripturarum auctoritatem redditur, quamlibet acuta sit, fallit verisimilitudine, nam vera esse non potest. »

5 Clém. d'Al. Strom., l. I. « Græca philosophia ad doctrinam Salvatoris accedens, non potentiorem facit veritatem, sed sophisticam adversus eam impressionem imbecillem reddens, propulsansque dolosas contra veritatem insidias, congruens vineæ sepimentum et vallum dicitur. ›

a.

[ocr errors]

mène qui manifeste son existence; en sorte que la connaissance de l'être est donnée dans la connaissance de ses phénomènes, précisément parce que l'existence du phénomène dépend de la substance.

Cette force invincible qui est dans cette proposition, Je pense, donc je suis, tient à la nature même de la pensée, et c'est ce que Descartes aurait fait voir s'il eût approfondi le phénomène de la conscience. Qu'est-ce que la connaissance, sans la conscience de la connaissance? Mais qu'est-ce que la conscience, sinon l'appropriation de la connaissance, la conception d'un rapport entre le moi et la pensée ou l'idée même prise comme objet? Dans tout fait de conscience, il y a un jugement et la conception de l'intervention du moi dans le prononcé de ce jugement. On appelle précisément rendre claire une idée, se la rendre propre, la mettre à sa portée, en harmonie avec la nature et les habitudes du sujet pensant. Je puis douter de la légitimité d'un jugement, non de l'existence du jugement luimême. De ces trois termes, moi, ma pensée et son objet, je puis nier l'objet sans difficulté ; mais quand je m'efforcerais de douter aussi de ma pensée, je ne pourrais le faire sans avoir conscience de le faire, et par conséquent sans m'affirmer moimême. J'élimine l'objet externe, j'élimine la pensée en tant que réalité objective; mais je ne puis éliminer la conscience même, qui est la condition de tout jugement, même négatif. L'acte par lequel je prononce la négation la plus radicale n'existe pour moi qu'à condition que je le connaisse comme mien, c'est-à-dire que je me connaisse dans un rapport d'appropriation avec lui, c'est-à-dire que j'en aie conscience. De sorte que l'affirmation de moi-même comme être pensant est la condition du scepticisme le plus radical 1.

1 « Nous supposons facilement qu'il n'y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n'avons point de corps; mais nous ne saurions sup

IDÉES INNÉES.

Tout exercice de la pensée a deux conditions nécessaires : l'affirmation du moi, sans laquelle pas de conscience de la pensée; et l'affirmation de Dieu, sans laquelle pas de réalité objective de la pensée. Un lien étroit rattache le principe de l'autorité de la conscience et celui de la légitimité de la raison pure. De même que la spéculation qui commence par une tentative de scepticisme universel, et aboutit au Je pense, donc je suis, embrasse dans ses deux phases toute la question du libre examen et de l'indépendance philosophique, de même le rationalisme est contenu tout entier dans la double théorie de l'autorité de la conscience et des idées innées.

La théorie des idées innées renferme quelques opinions particulières à Descartes; au fond elle n'est que la thèse commune à tous les rationalistes, savoir, que toutes nos idées ne proviennent pas de l'observation et des opérations effectuées par l'esprit sur les données de l'expérience, mais qu'il existe en nous une faculté supérieure par laquelle nous saisissons immé– diatement des idées et des principes d'une autorité nécessaire, universelle et absolue. A cette question se rattachent toutes les grandes questions métaphysiques; ou plutôt, cette question épuisée, la métaphysique est accomplie. Qu'est-ce, en effet, que la métaphysique ou la philosophie première, sinon la science

poser de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n'est pas véritablement au même temps qu'il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion, Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. (Principes, 7.)

[ocr errors]

des substances et des causes? L'existence de Dieu, ses attributs, ses rapports avec le monde comme créateur, conservateur et providence; le degré et le mode d'efficace possédé par les causes secondes, le degré et le mode de réalité possédé par les substances créées, tout cela est attaché, dans la vérité, et dans la philosophie cartésienne, à la théorie des idées innées.

Les idées innées de Descartes sont ainsi appelées, non qu'elles se présentent toujours à notre pensée, mais parce que nous apportons en naissant la faculté de les reproduire, et qu'elles ne procèdent ni des objets du dehors ni de la détermination de la volonté, mais seulement, suivant l'expression de Descartes, de la volonté qu'on a de penser 1. Cette définition juste et vraie fait entrer la conception des idées innées dans la définition ou l'essence de l'esprit, considéré en général, c'est-àdire dans les conditions nécessairement requises pour qu'un esprit soit un esprit ; et Descartes aurait dû s'en souvenir quand il a décrit la nature de l'esprit par excellence. Il dit avec raison que les idées innées sont la marque de l'ouvrier imprimée dans son ouvrage; et véritablement il suffit que de telles idées existent pour que l'existence de Dieu, leur substance, nous soit démontrée. En étudiant attentivement les idées de la raison pure, on comprend que la véritable démonstration de l'existence de Dieu est la démonstration a priori, et que la question générale des rapports du fini et de l'infini commence dans l'ordre de la science aux rapports de chaque idée nécessaire conçue par notre esprit avec les idées contingentes de même définition,

1 « Elles ne procèdent ni des objets du dehors, ni de la détermination de ma volonté; mais seulement de la volonté que j'ai de penser. »> (Rép. à Leroy.) — Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu'elle est naturellement empreinte en nos. âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en aurait aùcune; mais j'entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire. » (Rép. à la dixième Object. de Hobbes.)

et dans l'ordre d'antériorité métaphysique, non pas à la création, mais à la simple conception du monde par la pensée divine.

DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DE DIEU.

Descartes a donné trois démonstrations de l'existence de Dieu. 1o J'ai en moi l'idée de Dieu. Par le nom de Dieu, j'entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante et toute-puissante. Or, cette idée ne peut tirer son origine de moi-même, qui ne suis qu'une substance finie, et qui n'ai pas même la perfection en puissance. L'être objectif d'une idée ne peut être produit que par un être formel; et il y a pour le moins autant de réalité dans la cause que dans son effet 2. 2° Je suis, et j'ai l'idée de Dieu; donc je

1 « Je n'ai pas reçu cette idée (l'idée de Dieu) par les sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font d'ordinaire les idées des choses sensibles lorsque ces choses se présentent ou semblent se présenter aux organes extérieurs des sens; elle n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit, car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose; et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire sinon que cette idée est née et produite avec moi dès lors que j'ai été créé, ainsi que l'est l'idée de moi-même. Et de fait on ne doit pas trouver étonnant que Dieu en me créant ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage. » (Troisième Méditation.)

2 « Nous voyons par la lumière naturelle qu'il est impossible qu'il y ait en nous l'image de quoi que ce soit, s'il n'y a en nous ni ailleurs un original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi représentées; mais comme nous savons que nous sommes sujets à beaucoup de défauts et que nous ne possédons pas ces extrêmes perfections dont nous avons l'idée, nous devons conclure qu'elles sont en quelque nature qui est différente de la nôtre, et en effet très-parfaite, c'est-à-dire qui est Dieu, ou du moins qu'elles ont été autrefois en cette chose : et il suit de ce qu'elles étaient infinies qu'elles le sont encore. »

(Principes, 18.)

« PreviousContinue »