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niée, ou atténuée, ou accordée par déviation des principes: ainsi un corps n'agit pas sur un autre corps; l'esprit, à la vérité, agit sur le corps, mais pour en diriger le mouvement, non pour le produire; et les mêmes raisons pour lesquelles on écarte la production devaient aussi faire rejeter la direction. En un mot, l'âme humaine y est établie, distinguée du corps, rapportée à Dieu, Dieu lui-même démontré comme cause et conservateur; mais la théorie générale des forces, et toute la doctrine des rapports est défectueuse. C'est pourquoi Descartes a fondé l'indépendance de l'esprit et le rationalisme; mais en même temps il a donné lieu aux causes occasionnelles, à l'harmonie préétablie et au spinozisme.

SCIENCES SECONDAIRES.

La psychologie de Descartes, sa physiologie et sa physique renferment de belles applications de ses principes. Admirable dans ses erreurs mêmes, il a construit un système complet dans lequel on peut aller si aisément des principes aux conséquences et remonter des conséquences aux principes, que l'on s'y meut avec facilité, comme dans un monde bien connu et dont les rouages sont excellents. Notre âme a des actions et des passions; il y a six passions principales : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. Les actions dépendent de la volonté ; la volonté est le pouvoir de se déterminer, elle est aussi le pouvoir d'affirmer ou de nier: ainsi le péché est une erreur 2, origine d'une opinion célèbre de Malebranche. La raison de nos erreurs est la disproportion qui existe entre la

1 Cf. Traité des passions, 17.

2 Cf. Principes, 37.

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1.

volonté et les autres facultés de notre entendement 1;` et les causes qui font naître cette disproportion sont les préjugés d'enfance, la difficulté de les oublier, la fatigue qui naît de l'attention, et l'emploi vicieux du langage 2. Nous avons des idées innées, des idées adventices, des idées formées et conçues par la force propre de notre esprit 3. On sait que Descartes démontre l'existence du monde extérieur par la véracité de Dieu; et que, pour expliquer l'action réciproque de l'esprit sur le corps et du corps sur l'esprit, il emploie les esprits animaux et la glande pinéale. Il faut remarquer que ni l'esprit ne donne le mouvement au corps, ni le corps ne donne la pensée à l'esprit. Le corps ne fait qu'exciter les pensées, qui sont virtuellement dans la faculté de penser; il n'influe que sur leur direction; elles se développent en moi à son occasion, non par son action: c'est l'origine de l'harmonie préétablie de Leibniz, qui déclare lui-même que Descartes y serait venu infailliblement s'il n'avait pas accordé aux causes secondes la direction du mouvement. Le mouvement n'est point inhérent à la matière ni aucune force quelconque ; et un corps ne peut pas en mouvoir

1. « D'où est-ce donc que naissent mes erreurs? C'est, à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans la même limite. >>

(Quatrième Méditation, cf. Principes, 36 et 38.)
2 Cf. Règles pour la direction de l'esprit, règle 71-74.
5 Cf. troisième Méditation.

4 Cf. les Passions de l'âme, 42 et 43.

5« La seconde découverte est qu'elle se conserve encore la même. direction dans tous les corps ensemble qu'on suppose agir entre eux, de quelque manière qu'ils se choquent. Si cette règle avait été connue de M. Descartes, il aurait rendu la direction des corps aussi indépendante de l'âme que leur force, et je crois que cela l'aurait mené tout droit à l'hypothèse de l'harmonie préétablie. » Leibniz, Théodicée, Essai sur là bonté de Dieu, part. 1, § 61. Cf. Leibniz, troisième Lettre à Bourguest; et Malebranche: Des lois générales de la communication des mouve ments, $ 14. Remarque.

un autre. La matière dans son essence n'est que de l'étendue : elle est donc identique avec l'espace; elle n'a donc point de limites; elle ne souffre donc point de vide; enfin elle est donc divisible à l'infini1. Les lois mécaniques du mouvement de la matière font qu'elle persévère dans son mouvement ou dans son repos jusqu'à ce qu'il survienne une cause de changement 2. En outre, chaque partie de la matière tend à se mouvoir suivant des lignes droites, comme on peut le voir par l'exemple de la fronde; et un corps en mouvement qui en rencontre un autre perd sa direction, mais non son mouvement 3. Les tourbillons résultent de l'inertie de la matière, des lois de la direction des mouvements, et des rapports des vitesses avec la masse. Le monde peut être conçu comme une machine où tout résulte des lois du mouvement. La matière inerte et passive étant donnée avec le mouvement et ses lois, leur action mécanique produirait le monde sans l'intervention d'aucune force. La terre se meut autour du soleil.

Dans toutes ces applications de la méthode aux sciences secondes, Descartes établit nettement les distinctions, et ne résout les rapports que par des hypothèses sans réalité. Il se trompe sur la nature des substances en ce qu'il les croit passives, quant à leur développement interne, par sa théorie sur la durée; et quant à leur action au dehors, par le caractère mécanique de son système. Il se trompe sur leurs rapports, par

1 Cf. dans les Essais de M. de Rémusat l'Essai sur la matière tout entier, et particulièrement p. 299 sqq. et 329 sqq.

2 Principes, seconde partie, principes 36 et 37. Cf. Malebranche, Éclaircissement sur le sixième livre de la Recherche de la vérité.

5 Huyghens croyait avoir démontré la fausseté des règles du mouvement de Descartes; Spinoza accorde seulement la fausseté de la sixième règle, et il croit le sentiment de Huyghens aussi erroné que celui de Des. cartes. Consultez Spinoza, OEuvres posthumes, lettre 15, et l'admi rable travail que public en ce moment Émile Saisset.

d

une suite de son erreur sur leur nature, en ce qu'il introduit partout un troisième terme, soit qu'il l'appelle les lois mécaniques du monde, ou que, revenant à la première forme de sa philosophie, il l'appelle la volonté de Dieu 1.

CONCLUSIONS GÉNÉRALES.

Il faut considérer dans l'œuvre de Descartes la fondation de l'indépendance philosophique, du rationalisme moderne et de l'école cartésienne proprement dite.

Sur le premier point le succès a été complet. Descartes ne parut point en plein moyen âge. Il vint au moment où la réforme était possible, et avec toutes les qualités d'un réformateur sérieux, la hardiesse et la prudence. Le seizième siècle, en changeant de joug, avait fait l'apprentissage de la liberté. Ces vieilles et immobiles théories du moyen âge, ce jargon des écoles, cette

1 Descartes dit expressément : « Pour ce qui est du mouvement, il me semble qu'il est évident qu'il n'y en a point d'autre cause que Dieu.» Principes, 36. Et plus loin: « De cela que Dieu n'est point sujet à changer et qu'il agit toujours de même sorte, nous pouvons parvenir à la connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes secondes des divers mouvements que nous remarquons en tous les corps. » Ibid., 37. Les lois de la nature considérées comme causes secondes, voilà déjà un point digne de remarque; et cependant on voit par ce passage que Descartes, dans le fond, a toujours recours à l'action de Dieu, et met les lois de la nature dans les choses comme la marque de cette volonté divine en elles. Mais malgré cela, ou peut-être à cause de cela, il fait partout la supposition des machines; et ce sont ces suppositions, dont il fait ensuite tout dépendre, qui constituent le caractère de sa physique générale. Il faut se rappeler, à propos de l'intervention divine, ce passage de Malebranche, 11.: « Les hommes ne peuvent s'empêcher de reconnaître que les créatures dépendent de Dieu; ils diminuent cette dépendance autant qu'il leur est possible, soit par une secrète aversion pour Dieu, soit par une stupidité et par une insensibilité effroyable l'égard de son opération, » etc.

autorité inexorable qui arrêtait l'élan de l'imagination et de la science, à force d'avoir duré, finirent, comme toutes les tyrannies, par augmenter l'énergie des forces novatrices si longtemps et si durement contenues. De toutes parts se lèvent en un moment de fiers et nobles esprits, amoureux du grand style et des brillantes pensées, dégoûtés du passé, ardents pour l'avenir, ou remontant dans les souvenirs de l'humanité au delà de cette agonie du moyen âge, de cette oppression, de cette barbarie, jusqu'aux plus beaux âges de la philosophie grecque, quand Platon et sés disciples, n'aimant que le beau et le vrai, ignorés du monde et s'élevant au-dessus de lui, vivaient dans le palais de leurs pensées, dans ce temple majestueux et serein élevé par la doctrine des sages, Edita doctrina sapientum templa serena. Ce mouvement, qui décidait de l'avenir du monde, le monde n'y participait pas encore les moines s'agitaient dans leurs cloîtres, les savants dans leurs écoles; mais le peuple n'avait pas secoué le joug, la lumière n'avait pas brillé aux regards de tous. L'inquisition brûlait Giordano Bruno à Rome, pour inaugurer le dix-septième siècle par un auto-da-fé; Descartes vivait quand sur la place du Salin, à Toulouse, il fallut employer des tenailles pour arracher la langue de Vanini poussant des cris de bête féroce, et jetant du haut de son bûcher sa malédiction à ses bourreaux. Descartes lui-même, dans tout l'éclat de sa gloire, condamna à l'oubli, pour un temps du moins, son plus important ouvrage, quand il apprit la condamnation de Galilée; et ce grand homme, quoique copernicien à outrance, comme le dit Leibniz, fut obligé plus tard de dissimuler sa doctrine sur le mouvement de la terre et de l'envelopper dans des termes ambigus, pour éviter la persécution. Malebranche déplorait encore après lui l'autorité d'Aristote survivant dans les écoles et se plaignait que de son temps, si l'on faisait une découverte et qu'Aristote y fût contraire, on re

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