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nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l'une des deux ne se présente point à nous par après que l'autre ne s'y présente aussi : comme on voit en ceux qui ont pris avec grande aversion quelque breuvage étant malades, qu'ils ne peuvent rien boire ou manger par après qui en approche du goût, sans avoir derechef la même aversion; et pareillement qu'ils ne peuvent penser à l'aversion qu'on a des médecines, que le même goût ne leur revienne en la pensée. Car il me semble que les premières passions que notre âme a eues lorsqu'elle a commencé d'être jointe à notre corps ont dû être que quelquefois le sang, ou autre suc qui entrait dans le cœur, était un aliment plus convenable que l'ordinaire pour y entretenir la chaleur, qui est le principe de la vie ; ce qui était cause que l'âme joignait à soi de volonté cet aliment, c'est-à-dire l'aimait; et en même temps les esprits coulaient du cerveau vers les muscles qui pouvaient presser ou agiter les parties d'où il était venu vers le cœur, pour faire qu'elles lui en envoyassent davantage; et ces parties étaient l'estomac et les intestins, dont l'agitation augmente l'appétit, ou bien aussi le foie et le poumon, que les muscles du diaphragme peuvent presser: c'est pourquoi ce même mouvement des esprits a toujours accompagné depuis la passion d'amour.

Art. 108. En la haine.

Quelquefois au contraire il venait quelque suc étranger vers le cœur, qui n'était pas propre à entretenir la chaleur, ou même qui la pouvait éteindre; ce qui était cause que les esprits qui montaient du cœur au cerveau excitaient en l'âme la passion de la haine; et en même temps aussi ces esprits allaient du cerveau vers les nerfs qui pouvaient pousser du sang de la rate et des petites veines du foie vers le cœur, pour empêcher ce suc nuisible d'y entrer, et de plus vers ceux qui pouvaient repousser ce même suc vers les intestins et vers l'estomac, ou aussi quelquefois obliger l'estomac à le vomir d'où vient que ces mêmes mouvements ont coutume d'accompagner la passion de la haine. Et on peut voir à l'œil qu'il y a dans le foie quantité de veines ou conduits assez larges par où le suc des viandes peut passer de la veine porte en la veine cave, et de là au cœur, sans s'arrêter aucunement au foie; mais il y en a aussi une infinité d'autres plus petites où il peut s'arrêter, et qui contiennent toujours du sang de réserve, ainsi que fait aussi la rate; lequel sang étant plus grossier que celui qui est dans les autres parties du corps peut mieux servir d'aliment au feu qui est dans le cœur quand l'estomac et les intestins manquent de lui en fournir.

Art. 109. En la joie.

Il est aussi quelquefois arrivé au commencement de notre vie que le sang contenu dans les veines était un aliment assez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, et qu'elles en contenaient en telle quantité qu'il n'avait point besoin de tirer aucune nourriture d'ailleurs; ce qui a excité en l'âme la passion de la joie, et a fait en même temps que les orifices du cœur se sont plus ouverts que de coutume, et que les esprits coulant abondamment du cerveau, non-seulement dans les nerfs qui servent à ouvrir ces orifices, mais aussi généralement en tous les autres qui poussent le sang des veines vers le cœur, empêchent qu'il n'y en vienne de nouveau du foie, de la rate, des intestins et de l'estomac : c'est pourquoi ces mêmes mouvements accompagnent la joie.

Art. 110. En la tristesse.

Quelquefois au contraire il est arrivé que le corps a eu faute de nourriture, et c'est ce qui doit faire sentir à l'âme sa première tristesse, au moins qui n'a point été jointe à la haine cela même a fait aussi que les orifices du cœur se sont étrécis, à cause qu'ils ne reçoivent que peu de sang; et qu'une assez notable partie de sang est venue de la rate, à cause qu'elle est comme le dernier réservoir qui sert à en fournir au cœur lorsqu'il ne lui en vient pas assez d'ailleurs : c'est pourquoi les mouvements des esprits et des nerfs qui servent à étrécir ainsi les orifices du cœur et à y conduire du sang de la rate accompagnent toujours la tristesse.

Art. 111. Au désir.

Enfin tous les premiers désirs que l'âme peut avoir eus lorsqu'elle était nouvellement jointe au corps ont été de recevoir les choses qui lui étaient convenables, et de repousser celles qui lui étaient nuisibles; et ç'a été pour ces mêmes effets que les esprits ont commencé dès lors à mouvoir tous les muscles et tous les organes des sens en toutes les façons qu'ils les peuvent mouvoir; ce qui est cause que maintenant, lorsque l'âme désire quelque chose, tout le corps devient plus agile et plus disposé à se mouvoir qu'il n'a coutume d'être sans cela. Et lorsqu'il arrive d'ailleurs que le corps est ainsi disposé, cela rend les désirs de l'âme plus forts et plus ardents.

Art. 112. Quels sont les signes extérieurs de ces passions.

Ce que j'ai mis ici fait assez entendre la cause des différences du pouls et de toutes les autres propriétés que j'ai ci-dessus attri

buées à ces passions, sans qu'il soit besoin que je m'arrête à les expliquer davantage; mais pour ce que j'ai seulement remarqué en chacune ce qui s'y peut observer lorsqu'elle est seule, et qui sert à connaître les mouvements du sang et des esprits qui les produisent, il me reste encore à traiter de plusieurs signes extérieurs qui ont coutume de les accompagner, et qui se remarquent bien mieux lorsqu'elles sont mêlées plusieurs ensemble, ainsi qu'elles ont coutume d'être que lorsqu'elles sont séparées. Les principaux de ces signes sont les actions des yeux et du visage, les changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pamoison, les ris, les larmes, les gémissements et les soupirs.

Art. 113. Des actions des yeux et du visage.

Il n'y a aucune passion que quelque particulière action des yeux ne déclare et cela est si manifeste en quelques-unes, que même les valets les plus stupides peuvent remarquer à l'œil de leur maître s'il est fâché contre eux ou s'il ne l'est pas. Mais encore qu'on aperçoive aisément ces actions des yeux et qu'on sache ce qu'elles signifient, il n'est pas aisé pour cela de les décrire, à cause que chacune est composée de plusieurs changements qui arrivent au mouvement et en la figure de l'œil, lesquelles sont si particulières et si petites, que chacune d'elles ne peut être aperçue séparément, bien que ce qui résulte de leur conjonction soit fort aisé à remar➡ quer. On peut dire quasi le même des actions du visage qui accompagnent aussi les passions: car bien qu'elles soient plus grandes que celles des yeux, il est toutefois malaisé de les distinguer; et elles sont si peu différentes qu'il y a des hommes qui font presque la même mine lorsqu'ils pleurent que les autres lorsqu'ils rient. Il est vrai qu'il y en a quelques-unes qui sont assez remarquables, comme sont les rides du front en la colère, et certains mouvements du nez et des lèvres en l'indignation et en la moquerie; mais elles ne semblent pas tant être naturelles que volontaires. Et généralement toutes les actions tant du visage que des yeux peuvent être changées par l'âme lorsque, voulant cacher sa passion, elle en imagine fortement une contraire; en sorte qu'on s'en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu'à les déclarer.

Art. 114. Des changements de couleur.

On ne peut pas si facilement s'empêcher de rougir ou de pâlir lorsque quelque passion y dispose, pour ce que ces changements ne dépendent pas des nerfs et des muscles, ainsi que les précédents, et qu'ils viennent plus immédiatement du cœur, lequel on

peut nommer la source des passions, en tant qu'il prépare le sang et les esprits à les produire. Or il est certain que la couleur du visage ne vient que du sang, lequel coulant continuellement du cœur par les artères en toutes les veines, et de toutes les veines dans le cœur, colore plus ou moins le visage, selon qu'il remplit plus ou moins les petites veines qui sont vers sa superficie.

Art. 115. Comment la joie fait rougir.

Ainsi la joie rend la couleur plus vive et plus vermeille, pour ce qu'en ouvrant les écluses du cœur elle fait que le sang coule plus vite en toutes les veines, et que, devenant plus chaud et plus subtil, il enfle médiocrement toutes les parties du visage, ce qui en rend l'air plus riant et plus gai.

Art. 116. Comment la tristesse fait pâlir.

La tristesse, au contraire, en étrécissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que, devenant plus froid et plus épais, il a besoin d'y occuper moins de place; en sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées, dont les plus apparentes étant celles du visage, cela le fait paraître pâle et décharné, principalement lorsque la tristesse est grande ou qu'elle survient promptement comme on voit en l'épouvante, dont la surprise augmente l'action qui serre le cœur.

Art. 117. Comment on rougit souvent étant triste.

Mais il arrive souvent qu'on ne pâlit point étant triste, et qu'au contraire on devient rouge; ce qui doit être attribué aux autres passions qui se joignent à la tristesse, à savoir, ou au désir, et quelquefois aussi à la haine : ces passions échauffant ou agitant le sang qui vient du foie, des intestins et des autres parties intérieures, le poussent vers le cœur, et de là par la grande artère vers les veines du visage; sans que la tristesse qui serre de part et d'autre les orifices du cœur le puisse empêcher, excepté lorsqu'elle est fort excessive. Mais, encore qu'elle ne soit que médiocre, elle empêche aisément que le sang ainsi venu dans les veines du visage ne descende vers le cœur pendant que l'amour, le désir ou la haine y en poussent d'autres des parties intérieures : c'est pourquoi ce sang étant arrêté autour de la face, il la rend rouge, et même plus rouge que pendant la joie, à cause que la couleur du sang paraît d'autant mieux qu'il coule moins vite, et aussi à cause qu'il s'en peut ainsi assembler davantage dans les veines

de la fare que lorsque les orifices du cœur sont plus ouverts. Ceci paraît principalement en la honte, laquelle est composée de l'amour de soi-même et d'un désir pressant d'éviter l'infamie présente, ce qui fait venir le sang des parties intérieures vers le cœur, puis de là par les artères vers la face; et avec cela d'une médiocre tristesse, qui empêche ce sang de retourner vers le cœur. Le même paraît aussi ordinairement lorsqu'on pleure; car, comme je dirai ci-après, c'est l'amour jointe à la tristesse qui cause la plupart des larmes; et le même paraît en la colère, où souvent un prompt désir de vengeance est mêlé avec l'amour, la haine et la tristesse.

Art. 118. Des tremblements.

Les tremblements ont deux diverses causes : l'une est qu'il vient quelquefois trop peu d'esprits du cerveau dans les nerfs, et l'autre qu'il y en vient quelquefois trop, pour pouvoir fermer bien justement les petits passages des muscles qui, suivant ce qui a été dit en l'article 44, doivent être fermés pour déterminer les mouvements des membres. La première cause paraît en la tristesse et en la peur, comme aussi lorsqu'on tremble de froid; car ces passions peuvent aussi bien que la froideur de l'air tellement épaissir le sang qu'il ne fournisse pas assez d'esprits au cerveau pour en envoyer dans les nerfs. L'autre cause paraît souvent en ceux qui désirent ardemment quelque chose, et en ceux qui sont fort émus de colère, comme aussi en ceux qui sont ivres : car ces deux passions, aussi bien que le vin, font aller quelquefois tant d'esprits dans le cerveau qu'ils ne peuvent pas être réglément conduits de là dans les muscles.

Art. 119. De la langueur.

La langueur est une disposition à se relâcher et être sans mouvement, qui est sentie en tous les membres; elle vient, ainsi que le tremblement, de ce qu'il ne va pas assez d'esprits dans les nerfs; mais d'une façon différente : car la cause du tremblement est qu'il n'y en a pas assez dans le cerveau pour obéir aux déterminations de la glande lorsqu'elle les pousse vers quelque muscle, au lieu que la langueur vient de ce que la glande ne les détermine point a aller vers aucuns muscles plutôt que vers d'autres.

Art. 120. Comment elle est causée par l'amour et par le désir.

Et la passion qui cause le plus ordinairement cet effet est l'amour joint au désir d'une chose dont l'acquisition n'est pas imaginée comme possible pour le temps présent; car l'amour occupe tellement l'âme à considérer l'objet aimé, qu'elle emploie tous les

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