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>> une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas » néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence » déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, » que je n'ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de » mon esprit, comme il paraît de ce que l'on peut démontrer di>> verses propriétés de ce triangle. »

S'il n'y point de triangle en aucun lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature; car ce qui n'est nulle part n'est point du tout, et n'a donc point aussi d'être ou de nature. L'idée que notre esprit conçoit du triangle vient d'un autre triangle que nous avons vu ou inventé sur les choses que nous avons vues; mais depuis qu'une fois nous avons appelé du nom de triangle la chose d'où nous pensons que l'idée du triangle tire son origine, encore que cette chose périsse, le nom demeure toujours. De même, si nous avons une fois conçu par la pensée que tous les angles d'un triangle pris ensemble sont égaux à deux droits, et que nous ayons donné cet autre nom au triangle : qu'il est une chose qui a trois angles égaux à deux droits; quand il n'y aurait au monde aucun triangle, le nom néanmoins ne laisserait pas de demeurer. Et ainsi la vérité de cette proposition sera éternelle, que le triangle est une chose qui a trois angles égaux à deux droits; mais la nature du triangle ne sera pas pour cela éternelle; car s'il arrivait par hasard que tout triangle généralement pérît, elle cesserait aussi d'être.

De même cette proposition, l'homme est un animal, sera vraie éternellement à cause des noms; mais supposé que le genre humain fût anéanti, il n'y aurait plus de nature humaine.

D'où il est évident que l'essence, en tant qu'elle est distinguée de l'existence, n'est rien autre chose qu'un assemblage de noms par le verbe est; et partant l'essence sans l'existence est une fiction de notre esprit : et il semble que comme l'image d'un homme qui est dans l'esprit est à cet homme, ainsi l'essence est à l'existence; ou bien comme cette proposition, Socrate est homme, est à celle-ci, Socrate est ou existe, ainsi l'essence de Socrate est à l'existence du même Socrate. Or ceci : Socrate est homme, quand Socrate n'existe point, ne signifie autre chose qu'un assemblage de noms, et ce mot est ou être a sous soi l'image de l'unité d'une chose qui est désignée par deux noms.

RÉPONSE.

La distinction qui est entre l'essence et l'existence est connue de tout le monde; et ce qui est dit ici des noms éternels, au lieu des

concepts ou des idées d'une éternelle vérité, a déjà été ci-devant assez réfuté et rejeté.

OBJECTION QUINZIÈME.

Sur la sixième Méditation.

DE L'EXISTENCE DES CHOSES MATÉRIELLES.

« Car Dieu ne m'ayant donné aucune faculté pour connaître que >> cela soit (à savoir, que Dieu, par lui-même ou par l'entremise » de quelque créature plus noble que le corps, m'envoie les idées >> du corps), mais, au contraire, m'ayant donné une grande incli>> nation à croire qu'elles me sont envoyées ou qu'elles partent des >> choses corporelles; je ne vois pas comment on pourrait l'excuser >> de tromperie si en effet ses idées partaient d'ailleurs ou m'é>> taient envoyées par d'autres causes que par des choses corpo»relles, et partant il faut avouer qu'il y a des choses corporelles >> qui existent. >>

C'est la commune opinion que les médecins ne pèchent point qui déçoivent les malades pour leur propre santé, ni les pères qui trompent leurs enfants pour leur propre bien, et que le mal de la tromperie ne consiste pas dans la fausseté des paroles, mais dans la malice de celui qui trompe. Que M. Descartes prenne donc garde si cette proposition: Dieu ne nous peut jamais tromper, prise universellement, est vraie; car si elle n'est pas vraie, ainsi universellement prise, cette conclusion n'est pas bonne donc il y a des choses corporelles qui existent.

RÉPONSE.

Pour la vérité de cette conclusion, il n'est pas nécessaire que nous ne puissions jamais être trompés; car, au contraire, j'ai avoué franchement que nous le sommes souvent; mais seulement que nous ne le soyons point quand notre erreur ferait paraître en Dieu une volonté de décevoir, laquelle ne peut être en lui: et il y a encore ici une conséquence qui ne me semble pas être bien déduite de ses principes.

OBJECTION SEIZIÈME.

Sur la sixième Méditation.

<< Car je reconnais maintenant qu'il y a entre l'une et l'autre (sa» voir, entre la veille et le sommeil) une très-notable différence, en >> ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes » les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi » qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant » éveillés. »

Je demande si c'est une chose certaine qu'une personne, songeant qu'elle doute si elle songe ou non, ne puisse songer que son songe est joint et lié avec les idées d'une longue suite de choses passées. Si elle le peut, les choses qui semblent ainsi à celui qui dort être les actions de sa vie passée peuvent être tenues pour vraies, tout de même que s'il était éveillé. De plus, d'autant, comme il dit lui-même, que toute la certitude de la science et toute sa vérité dépend de la seule connaissance du vrai Dieu, ou bien un athée ne peut pas reconnaître qu'il veille par la mémoire des actions de sa vie passée, ou bien une personne peut savoir qu'elle veille sans la connaissance du vrai Dieu.

RÉPONSE.

Celui qui dort et songe ne peut pas joindre et assembler parfaitement et avec vérité ses rêveries avec les idées des choses passées, encore qu'il puisse songer qu'il les assemble. Car qui est-ce qui nie que celui qui dort se puisse tromper? Mais après, étant éveillé, il connaîtra facilement son erreur.

Et un athée peut reconnaître qu'il veille par la mémoire des actions de sa vie passée; mais il ne peut pas savoir que ce signe est suffisant pour le rendre certain qu'il ne se trompe point, s'il ne sait qu'il a été créé de Dieu, et que Dieu ne peut être trompeur.

QUATRIÈMES OBJECTIONS

FAITES PAR M. ARNAULD, DOCTEUR EN THÉOLOGIE.

LETTRE DE M, ARNAULD AU R. P. MERSENNE.

MON RÉVÉREND PÈRE,

Je mets au rang des signalés bienfaits la communication qui m'a été faite par votre moyen des Méditations de M. Descartes; mais comme vous en saviez le prix, aussi me l'avez-vous vendue fort chèrement, puisque vous n'avez point voulu me faire participant de cet excellent ouvrage, que je ne me sois premièrement obligé de vous en dire mon sentiment. C'est une condition à laquelle je ne me serais point engagé si le désir de connaître les belles choses n'était en moi fort violent, et contre laquelle je réclamerais volontiers si je pensais pouvoir obtenir de vous aussi facilement une exception pour m'être laissé emporter par cette louable curiosité, comme autrefois le préteur en accordait à ceux de qui la crainte ou la violence avait arraché le consentement.

Car que voulez-vous de moi? mon jugement touchant l'auteur? nullement; il y a long-temps que vous savez en quelle estime j'ai sa personne et le cas que je fais de son esprit et de sa doctrine. Vous n'ignorez pas aussi les fâcheuses affaires qui me tiennent à présent occupé ; et si vous avez meilleure opinion de moi que je ne mérite, il ne s'ensuit pas que je n'aie point de connaissance de mon peu de capacité. Cependant, ce que vous voulez soumettre à mon examen demande une très-haute suffisance avec beaucoup de tranquillité et de loisir, afin que l'esprit, étant dégagé de l'embarras des affaires du monde, ne pense qu'à soi-même; ce que vous jugez bien ne se pouvoir faire sans une méditation très-profonde et une très-grande récollection d'esprit. J'obéirai néanmoins, puisque vous le voulez; mais à condition que vous serez mon garant et que vous répondrez de toutes mes fautes. Or, quoique la philosophie se puisse vanter d'avoir seule enfanté cet ouvrage; néanmoins, parce que notre auteur, en cela très-modeste, se vient

lui-même présenter au tribunal de la théologie, je jouerai ici deux personnages dans le premier, paraissant en philosophe, je représenterai les principales difficultés que je jugerai pouvoir être proposées par ceux de cette profession touchant les deux questions de la nature de l'esprit humain et de l'existence de Dieu; et après cela, prenant l'habit d'un théologien, je mettrai en avant les scrupules qu'un homme de cette robe pourrait rencontrer en tout cet ouvrage.

DE LA NATURE DE L'ESPRIT HUMAIN.

La première chose que je trouve ici digne de remarque est de voir que M. Descartes établisse pour fondement et premier principe de toute sa philosophie ce qu'avant lui saint Augustin, homme de très-grand esprit et d'une singulière doctrine, non-seulement en matière de théologie, mais aussi en ce qui concerne l'humaine philosophie, avait pris pour la base et le soutien de la sienne. Car dans le livre second du Libre Arbitre, chap. III, Alipius disputant avec Evodius, et voulant prouver qu'il y a un Dieu : « Première>>ment, dit-il, je vous demande, afin que nous commencions par >> les choses les plus manifestes, savoir si vous êtes, ou si peut» être vous ne craignez point de vous méprendre en répondant à >> ma demande; combien qu'à vrai dire, si vous n'étiez point, vous »> ne pourriez jamais être trompé. » Auxquelles paroles reviennent celles-ci de notre auteur: « Mais il y a un je ne sais quel trompeur >> très-puissant et très-rusé qui met toute son industrie à me trom>> per toujours. Il est donc sans doute que je suis, s'il me trompe. >> Mais poursuivons et, afin de ne nous point éloigner de notre sujet, voyons comment de ce principe on peut conclure que notre esprit est distinct et séparé du corps.

« Je puis douter si j'ai un corps, voire même je puis douter s'il >> y a aucun corps au monde; et néanmoins je ne puis pas douter » que je ne sois ou que je n'existe tandis que je doute ou que je >> pense donc moi qui doute et qui pense, je ne suis point un >> corps; autrement, en doutant du corps, je douterais de moi» même. Voire même encore que je soutienne opiniâtrément qu'il » n'y a aucun corps au monde, cette vérité néanmoins subsiste » toujours, je suis quelque chose, et partant je ne suis point un >> corps. >> Certes, cela est subtil; mais quelqu'un pourra dire, ce que même notre auteur s'objecte: De ce que je doute ou même de ce que je nie qu'il y ait aucun corps, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il n'y en ait point.

<«< Mais aussi peut-il arriver que ces choses mêmes que je sup

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