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carré ne sera pas moins vraie et immuable que celle du seul carré ou du seul triangle: de façon que je pourrai assurer avec vérité que le carré n'est pas moindre que le double du triangle qui lui est inscrit, et autres choses semblables qui appartiennent à la nature de cette figure composée. Mais si je considère que, dans l'idée d'un corps très-parfait, l'existence est contenue, et cela pour ce que c'est une plus grande perfection d'être en effet et dans l'entendement que d'être seulement dans l'entendement, je ne puis pas de là conclure que ce corps très-parfait existe, mais seulement qu'il peut exister. Car je reconnais assez que cette idée a été faite par mon entendement même, lequel a joint ensemble toutes les perfections corporelles; et aussi que l'existence ne résulte point des autres perfections qui sont comprises en la nature du corps, pour ce que l'on peut également affirmer ou nier qu'elles existent, c'est-à-dire les concevoir comme existantes ou non existantes. Et de plus, à cause qu'en examinant l'idée du corps, je ne vois en lui aucune force par laquelle il se produise ou se conserve lui-même, je conclus fort bien que l'existence nécessaire, de laquelle seule il est ici question, convient aussi peu à la nature du corps, tant parfait qu'il puisse être, qu'il appartient à la nature d'une montagne de n'avoir point de vallée, ou à la nature du triangle d'avoir ses trois angles plus grands que deux droits. Mais maintenant si nous demandons, non d'un corps, mais d'une chose telle qu'elle puisse être, qui ait en soi toutes les perfections qui peuvent être ensemble, savoir, si l'existence doit être comptée parmi elles; il est vrai que d'abord nous en pourrons douter, parce que notre esprit, qui est fini, n'ayant coutume de les considérer que séparées, n'apercevra peut-être pas du premier coup combien nécessairement elles sont jointes entre elles. Mais si nous examinons soigneusement, savoir si l'existence convient à l'être souverainement puissant, et quelle sorte d'existence, nous pourrons clairement et distinctement connaître, premièrement, qu'au moins l'existence possible lui convient, comme à toutes les autres choses dont nous avons en nous quelque idée distincte, même à celles qui sont composées par les fictions de notre esprit; en après (parce que nous ne pouvons penser que son existence est possible qu'en même temps, prenant garde à sa puissance infinie, nous ne connaissions qu'il peut exister par sa propre force), nous conclurons de là que réellement il existe, et qu'il a été de toute éternité. Car il est très-manifeste, par la lumière naturelle, que ce qui peut exister par sa propre force existe toujours; et ainsi nous connaîtrons que l'existence nécessaire est contenue dans l'idée d'un être souverainement puissant, non par une fiction de l'entendement,

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mais parce qu'il appartient à la vraie et immuable nature d'un tel être d'exister; et il nous sera aussi aisé de connaître qu'il est impossible que cet être souverainement puissant n'ait point en soi toutes les autres perfections qui sont contenues dans l'idée de Dieu, en sorte que, de leur propre nature, et sans aucune fiction de l'entendement, elles soient toutes jointes ensemble et existent dans Dieu. Toutes lesquelles choses sont manifestes à celui qui y pense sérieusement, et ne diffèrent point de celles que j'avais déjà cidevant écrites, si ce n'est seulement en la façon dont elles sont ici expliquées, laquelle j'ai expressément changée pour m'accommoder à la diversité des esprits. Et je confesserai ici librement que cet argument est tel, que ceux qui ne se ressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration le prendront aisément pour un sophisme, et que cela m'a fait douter au commencement si je m'en devais servir, de peur de donner occasion à ceux qui ne le comprendraient pas de se défier aussi des autres. Mais pour ce qu'il n'y a que deux voies par lesquelles on puisse prouver qu'il y a un Dieu, savoir l'une par ses effets, et l'autre par son essence ou sa nature même, et que j'ai expliqué, autant qu'il m'a été possible, la première dans la troisième Méditation, j'ai cru qu'après cela je ne devais pas omettre l'autre.

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Pour ce qui regarde la distinction formelle, que ce très-docte théologien dit avoir prise de Scot, je réponds brièvement qu'elle ne diffère point de la modale, et qu'elle ne s'étend que sur les êtres incomplets, lesquels j'ai soigneusement distingués de ceux qui sont complets; et qu'à la vérité elle suffit pour faire qu'une chose soit conçue séparément et distinctement d'une autre, par une abstraction de l'esprit qui conçoive la chose imparfaitement, mais non pas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l'une de l'autre que nous entendions que chacune est un être complet et différent de tout autre; car pour cela il est besoin d'une distinction réelle. Ainsi, par exemple, entre le mouvement et la figure d'un même corps il y a une distinction formelle, et je puis fort bien concevoir le mouvement sans la figure, et la figure sans le mouvement, et l'un et l'autre sans penser particulièrement au corps qui se meut ou qui est figuré; mais je ne puis pas néanmoins concevoir pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel ce mouvement soit attaché, ni la figure sans quelque corps où réside cette figure, ni enfin je ne puis pas feindre que le mouvement soit une chose dans laquelle la figure ne puisse être, ou la figure en une chose incapable de mouvement. De même je ne puis pas concevoir la justice sans un juste, ou la miséricorde

sans un miséricordieux; et on ne peut pas feindre que celui-là même qui est juste ne puisse pas être miséricordieux. Mais je conçois pleinement ce que c'est que le corps (c'est-à-dire je conçois le corps même comme une chose complète), en pensant seulement que c'est une chose étendue, figurée, mob le, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l'esprit ; et je conçois aussi que l'esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu'il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l'idée du corps, ce qui ne se pourrait aucunement faire s'il n'y avait une distinction réelle entre le corps et l'esprit.

Voilà,. Messieurs, ce que j'ai eu à répondre aux objections subtiles et officieuses de votre ami commun. Mais si je n'ai pas été assez heureux d'y satisfaire entièrement, je vous prie que je puisse être averti des lieux qui méritent une plus ample explication, ou peut-être même sa censure; que si je puis obtenir cela de lui par votre moyen, je me tiendrai à tous infiniment votre obligé.

DEUXIÈMES OBJECTIONS

RECUEILLIES PAR LE R. P. MERSENNE

DE LA BOUCHE DE DIVERS THÉOLOGIENS ET PHILOSOPHES

CONTRE

LES II, III, IV, Ve ET VIe MÉDITATIONS.

MONSIEUR,

Puisque, pour confondre les nouveaux géants du siècle, qui osent attaquer l'auteur de toutes choses, vous avez entrepris d'en affermir le trône en démontrant son existence, et que votre dessein semble si bien conduit que les gens de bien peuvent espérer qu'il ne se trouvera désormais personne qui, après avoir lu attentivement vos Méditations, ne confesse qu'il y a un Dieu éternel de qui toutes choses dépendent, nous avons jugé à propos de vous avertir et vous prier tout ensemble de répandre encore sur de certains lieux, que nous vous marquerons ci-après, une telle lumière qu'il

ne reste rien dans votre ouvrage qui ne soit, s'il est possible, trèsclairement et très-manifestement démontré. Car d'autant que depuis plusieurs années vous avez, par de continuelles méditations, tellement exercé votre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures et incertaines vous peuvent paraître plus claires, et que vous les concevez peut-être par une simple inspection de l'esprit, sans vous apercevoir de l'obscurité que les autres y trouvent, il sera bon que vous soyez averti de celles qui ont besoin d'être plus clairement et plus amplement expliquées et démontrées; et, lorsque vous nous aurez satisfaits en ceci, nous ne jugeons pas qu'il y ait guère personne qui puisse nier que les raisons dont vous avez commencé la déduction pour la gloire de Dieu et l'utilité du public ne doivent être prises pour des démonstrations.

Premièrement, vous vous ressouviendrez que ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une fiction d'esprit, que vous avez rejeté, autant qu'il vous a été possible, tous les fantômes des corps, pour conclure que vous êtes seulement une chose qui pense, de peur qu'après cela vous ne croyiez peut-être que l'on puisse conclure qu'en effet et sans fiction vous n'êtes rien autre chose qu'un esprit ou une chose qui pense; et c'est tout ce que nous avons trouvé digne d'observation touchant vos deux premières Méditations, dans lesquelles vous faites voir clairement qu'au moins il certain que vous qui pensez êtes quelque chose. Mais arrêtonsnous un peu ici. Jusque-là vous connaissez que vous êtes une chose qui pense, mais vous ne savez pas encore ce que c'est que cette chose qui pense. Et que savez-vous si ce n'est point un corps qui, par ses divers mouvements et rencontres, fait cette action que nous appelons du nom de pensée? Car encore que vous croyiez avoir rejeté toutes sortes de corps, vous vous êtes pu tromper en cela que vous ne vous êtes pas rejeté vous-même, qui peut-être êtes un corps. Car comment prouvez-vous qu'un corps ne peut penser, ou que des mouvements corporels ne sont point la pensée même ? Et pourquoi tout le système de votre corps, que vous croyez avoir rejeté, ou quelques parties d'icelui, par exemple, celles du cerveau, ne pourraient-elles pas concourir à former ces sortes de mouvements que nous appelons des pensées? Je suis, dites-vous, une chose qui pense; mais que savez-vous si vous n'êtes point aussi un mouvement corporel ou un corps remué ?

Secondement, de l'idée d'un être souverain, laquelle vous soutenez ne pouvoir être produite par vous, vous osez conclure l'existence d'un souverain être, « duquel seul peut procéder l'idée qui » est en votre esprit. >> Comme si nous ne trouvions pas en nous

un fondement suffisant sur lequel seul étant appuyés nous pouvons former cette idée, quoiqu'il n'y eût point de souverain être, ou que nous ne sussions pas s'il y en a un, et que son existence ne nous vînt pas même à la pensée; car ne vois-je pas que moi, qui pense, j'ai quelque degré de perfection? Et ne vois-je pas aussi que d'autres que moi ont un semblable degré? Ce qui me sert de fondement pour penser à quelque nombre que ce soit, et ainsi pour ajouter un degré de perfection à un autre jusqu'à l'infini; tout de même que, bien qu'il n'y eût au monde qu'un degré de chaleur ou de lumière, je pourrais néanmoins en ajouter et en feindre toujours de nouveaux jusqu'à l'infini. Pourquoi pareillement ne pourrai-je pas ajouter à quelque degré d'être que j'aperçois en moi tel autre degré que ce soit, et, de tous les degrés capables d'être ajoutés, former l'idée d'un être parfait? « Mais, dites-vous, l'effet ne peut » avoir aucun degré de perfection ou de réalité qui n'ait été au» paravant dans sa cause. » Mais, outre que nous voyons tous les jours que les mouches et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produits par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n'y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu'aucun autre degré purement corporel, d'où il arrive que l'effet tire quelque réalité de sa cause qui néanmoins n'était pas dans sa cause; mais, dis-je, cette idée n'est rien autre chose qu'un être de raison, qui n'est pas plus noble que votre esprit qui la conçoit. De plus, que savez-vous si cette idée se fût jamais offerte à votre esprit, si vous eussiez passé toute votre vie dans un désert, et non point en la compagnie de personnes savantes? Et ne peut-on pas dire que vous l'avez puisée des pensées que vous avez eues auparavant, des enseignements, des livres, des discours et entretiens de vos amis, etc., et non pas de votre esprit seul ou d'un souverain être existant? Et partant il faut prouver plus clairement que cette idée ne pourrait être en vous, s'il n'y avait point de souverain être; et alors nous serons les premiers à nous rendre à votre raisonnement, et nous y donnerons tous les mains. Or, que cette idée procède de ces notions anticipées, cela paraît, ce semble, assez clairement de ce que les Canadiens, les Hurons et les autres hommes sauvages n'ont point en eux une telle idée, laquelle vous pouvez même former de la connaissance que vous avez des choses corporelles; en sorte que votre idée ne représente rien que ce monde corporel, qui embrasse toutes les perfections que vous sauriez imaginer; de sorte que vous ne pouvez conclure autre chose sinon qu'il y a un être corporel trèsparfait, si ce n'est que vous ajoutiez quelque chose de plus qui

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