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ne peut être causée, mais seulement conçue; car on ne demande ici rieni autre chose sinon quelle est la cause pourquoi elle est conçue. Celui-là ne satisfera pas non plus qui dira que l'entendement même en est la cause, comme étant une de ses opérations; car on ne doute point de cela mais seulement on demande quelle est la cause de l'artifice objectif qui est en elle. Car que cette idée contienne un tel artifice objectif plutôt qu'un autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause, et l'artifice objectif est la même chose au respect de cette idée qu'au respect de l'idée de Dieu la réalité ou perfection objective Et de vrai l'on peut assigner diverses causes de cet artifice; car ou c'est quelque réelle et semblable machine qu'on aura vué auparavant, à la ressemblance de laquelle cette idée a été formée, ou une grande connaissance de la mécanique qui est dans l'entendement de celui qui a cette idée, ou peut-être une grande subtilité d'esprit par le moyen de laquelle il a pu l'inventer sans aucune autre connaissance précédente. Et il faut remarquer que tout l'artifice, qui n'est qu'objectivement dans cette idée, doit par nécessité être formellement ou éminemment dans sa cause, quelle que cette cause puisse être. Le même aussi faut-il penser de la réalité objective qui est dans l'idée de Dieu. Mais en qui est-ce que toute cette réalité ou perfection se pourra ainsi rencontrer, sinon en Dieu réellement existant? Et cet esprit excellent a fort bien vu toutes ces choses; c'est pourquoi il confesse qu'on peut demander pourquoi cette idée contient cette réalité objective plutôt qu'une autre ; à laquelle demande il a répondu premièrement: que « de toutes les idées il en est de même que de ce que j'ai écrit » de l'idée du triangle, savoir est, que bien que peut-être il n'y ait » point de triangle en aucun lieu du monde, il ne laisse point néan» moins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déter>> minée du triangle, laquelle est immuable et éternelle, » et laquelle il dit n'avoir pas besoin de cause. Ce que néanmoins il a bien jugé ne pouvoir pas satisfaire; car, encore que la nature du triangle soit immuable et éternelle, il n'est pas pour cela moins permis de demander pourquoi son idée est en nous. C'est pourquoi il a ajouté « Si néanmoins vous me pre-sez de vous dire une raison, » je vous dirai que cela vient de l'imperfection de notre esprit, » etc. Par laquelle réponse il semble n'avoir voulu signifier autre chose sinon que ceux qui se voudront ici éloigner de mon sentiment ne pourront rien répondre de vraisemblable. Car, en effet, il n'est pas plus probable de dire que la cause pourquoi l'idée de Dieu est en nous soit l'imperfection de notre esprit, que si on disait que l'ignorance des mécaniques fùt la cause pourquoi nous imaginʊns plutôt

une machine fort pleine d'artifice qu'une autre moins parfaite. Car, tout au contraire, si quelqu'un a l'idée d'une machine dans laquelle soit contenu tout l'artifice que l'on saurait imaginer, l'on infère fort bien de là que cette idée procède d'une cause dans laquelle il y avait réellement et en effet tout l'artifice imaginable, encore qu'il ne soit qu'objectivement et non point en effet dans cette idée. Et par la même raison, puisque nous avons en nous l'idée de Dieu, dans laquelle toute la perfection est contenue que l'on puisse jamais concevoir, on peut de là conclure très-évidemment que cette idée dépend et procède de quelque cause qui contient en soi véritablement toute cette perfection, à savoir, de Dieu réellement existant. Et certes la difficulté ne paraitraît pas plus grande en l'un qu'en l'autre, si, comme tous les hommes ne sont pas savants en la mécanique, et pour cela ne peuvent pas avoir des idées de machines fort artificielles, ainsi tous n'avaient pas la même faculté de concevoir l'idée de Dieu. Mais, parce qu'elle est empreinte d'une même façon dans l'esprit de tout le monde, et que nous ne voyons pas qu'elle nous vienne jamais d'ailleurs que de nous-même, nous supposons qu'elle appartient à la nature de notre esprit, et certes non mal à propos; mais nous oublions une autre chose que l'on doit principalement considérer, et d'où dépend toute la force et toute la lumière ou l'intelligence de cet argument, qui est que cette faculté d'avoir en soi l'idée de Dieu ne pourrait être en nous si notre esprit était seulement une chose finie, comme il est en effet, et qu'il n'eût point pour cause de son être une cause qui fût Dieu. C'est pourquoi, outre cela, j'ai demandé, savoir : si je pourrais être en cas que Dieu ne fût point; non tant pour apporter une raison différente de la précédente que pour l'expliquer plus parfaitement.

Mais ici la courtoisie de cet adversaire me jette dans un passage assez difficile et capable d'attirer sur moi l'envie et la jalousie de plusieurs; car il compare mon argument avec un autre tiré de saint Thomas et d'Aristote, comme s'il voulait par ce moyen m'obliger à dire la raison pourquoi, étant entré avec eux dans un même chemin, je ne l'ai pas néanmoins suivi en toutes choses; mais je le prie de me permettre de ne point parler des autres, et de rendre seulement raison des choses que j'ai écrites. Premièrement donc, je n'ai point tiré mon argument de ce que je voyais que dans les choses sensibles il y avait un ordre ou une certaine suite de causes efficientes; partie à cause que j'ai pensé que l'existence de Dieu était beaucoup plus évidente que celle d'aucune chose sensible; et partie aussi pour ce que je ne voyais pas que cette suite de causes me pût conduire ailleurs qu'à me faire connaître l'imperfection de

mon esprit, en ce que je ne puis comprendre comment une infinité de telles causes ont tellement succédé les unes aux autres de toute éternité qu'il n'y en ait point eu de première. Car certainement, de ce que je ne puis comprendre cela, il ne s'ensuit pas qu'il y en doive avoir une première; non plus que de ce que je ne puis comprendre une infinité de divisions en une quantité finie, il ne s'ensuit pas que l'on puisse venir à une dernière après laquelle cette quantité ne puisse plus être divisée; mais bien il suit seulement que mon entendement, qui est fini, ne peut comprendre l'infini. C'est pourquoi j'ai mieux aimé appuyer mon raisonnement sur l'existence de moi-même, laquelle ne dépend d'aucune suite de causes, et qui m'est si connue que rien ne peut être davantage; et, m'interrogeant sur cela moi-même, je n'ai pas tant cherché par quelle cause j'ai autrefois été produit que j'ai cherché quelle est la cause qui à présent me conserve, afin de me délivrer par ce moyen de toute suite et succession de causes. Outre cela, je n'ai pas cherché quelle est la cause de mon être en tant que je suis composé de corps et d'âme, mais seulement et précisément en tant que je suis une chose qui pense. Ce que je crois ne servir pas peu à ce sujet, car ainsi j'ai pu beaucoup mieux me délivrer des préjugés, considérer ce que dicte la lumière naturelle, m'interroger moi-même et tenir pour certain que rien ne peut être en moi dont je n'aie quelque connaissance. Ce qui en effet est tout autre chose que si, de ce que je vois que je suis né de mon père, je considérais que mon père vient aussi de mon aïeul; et si, voyant qu'en recherchant aussi les pères de mes pères je ne pourrais pas continuer ce progrès à l'infini, pour mettre fin à cette recherche je concluais qu'il y a une première cause. De plus, je n'ai pas seulement recherché quelle est la cause de mon être en tant que je suis une chose qui pense; mais je l'ai principalement et précisément recherchée en tant que je suis une chose qui pense, qui, entre plusieurs autres pensées, reconnais avoir en moi l'idée d'un être souverainement parfait; car c'est de cela seul que dépend toute la force de ma démonstration. Premièrement, parce que cette idée me fait connaître ce que c'est que Dieu, au moins autant que je suis capable de le connaître; et, selon les lois de la vraie logique, on ne doit jamais demander d'aucune chose si elle est, qu'on ne sache premièrement ce qu'elle est. En second lieu, parce que c'est cette même idée qui me donne occasion d'examiner si je suis par moi ou par autrui, et de reconnaître mes défauts. Et, en dernier lieu, c'est elle qui m'apprend que non-seulement il y a une cause de mon être, mais de plus aussi que cette cause contient toute sorte de perfec

tions, et partant qu'elle est Dieu. Enfin, je n'ai point dit qu'il est impossible qu'une chose soit la cause efficiente de soi-même; car, encore que cela soit manifestement véritable lorsqu'on restreint la signification d'efficient à ces causes qui sont différentes de leurs effets ou qui les précèdent en temps, il semble toutefois que dans cette question elle ne doit pas être ainsi restreinte, tant parce que ce serait une question frivole (car qui ne sait qu'une même chose ne peut pas être différente de soi-même ni se précéder en temps?), comme aussi parce que la lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficiente de précéder en temps son effet. Car, au contraire, à proprement parler, elle n'a point le nom ni la nature de cause efficiente, sinon lorsqu'elle produit son effet, et partant elle n'est point devant lui. Mais certes la lumière naturelle nous dicte qu'il n'y a aucune chose de laquelle il ne soit loisible de demander pourquoi elle existe, ou bien dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou, si elle n'en a point, demander pourquoi elle n'en a pas besoin; de sorte que, si je pensais qu'aucune chose ne peut en quelque façon être à l'égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet, tant s'en faut que de là je voulusse conclure qu'il y a une première cause, qu'au contraire, de celle-là même qu'on appellerait première je rechercherais derechef la cause, et ainsi je ne viendrais jamais à une première. Mais certes j'avoue franchement qu'il peut y avoir quelque chose dans laquelle il y ait une puissance si grande et si inépui– sable qu'elle n'ait jamais eu besoin d'aucun secours pour exister, et qui n'en ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la cause de soi-même ; et je conçois que Dieu est tel. Car, tout de même que bien que j'eusse été de toute éternité, et que par conséquent il n'y eût rien eu avant moi; néanmoins, parce que je vois que les parties du temps peuvent être séparées les unes d'avec les autres, et qu'ainsi, de ce que je suis maintenant, il ne s'ensuit pas que je doive être encore après, si, pour ainsi parler, je ne suis créé de nouveau à chaque moment par quelque cause, je ne ferais point difficulté d'appeler efficiente la cause qui me crée continuellement en cette façon, c'està-dire qui me conserve. Ainsi, encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parce que c'est lui-même qui en effet se conserve, il semble qu'assez proprement il peut être dit et appelé la cause de soimême. Toutefois il faut remarquer que je n'entends pas ici parler d'une conservation qui se fasse par aucune influence réelle et positive de la cause efficiente, mais que j'entends seulement que l'essence de Dieu est telle qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours.

Cela étant posé, il me sera facile de répondre à la distinction du mot par soi, que ce très-docte théologien m'avertit devoir être expliquée; car encore bien que ceux qui, ne s'attachant qu'à la propre et étroite signification d'efficient, pensent qu'il est impossible qu'une chose soit la cause efficiente de soi-même, et ne remarquent ici aucun autre genre de cause qui ait rapport et analogie avec la cause efficiente; encore, dis-je, que ceux-là n'aient pas de coutume d'entendre autre chose, lorsqu'ils disent que quelque chose est par soi, sinon qu'elle n'a point de cause, si toutefois ils veulent plutôt s'arrêter à la chose qu'aux paroles, ils reconnaitront facilement que la signification négative du mot par soi ne procède que de la seule imperfection de l'esprit humain, et qu'elle n'a aucun fondement dans les choses, mais qu'il y en a une autre positive, tirée de la vérité des choses, et sur laquelle seule mon argument est appuyé. Car si, par exemple, quelqu'un pense qu'un corps soit par soi, il peut n'entendre par là autre chose sinon que ce corps n'a point de cause; et ainsi il n'assure point ce qu'il pense par aucune raison positive, mais seulement d'une façon négative, parce qu'il ne connaît aucune cause de ce corps. Mais cela témoigne quelque imperfection en son jugement, comme il reconnaîtra facilement après, s'il considère que les parties du temps ne dépendent point les unes des autres, et que, partant de ce qu'il a supposé que ce corps jusqu'à cette heure été par soi, c'est-à-dire sans cause, il ne s'ensuit pas qu'il doive être encore à l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en lui quelque puissance réelle et positive laquelle, pour ainsi dire, le produise continuellement. Car alors, yoyant que dans l'idée du corps il ne se rencontre point une telle puissance, il lui sera aisé d'inférer de là que ce corps n'est pas par soi, et ainsi il prendra ce mot, par soi, positivement. De même, lorsque nous disons que Dieu est par soi, nous pouvons aussi à la vérité entendre cela négativement, comme voulant dire qu'il n'a point de cause; mais si nous avons auparavant recherché la cause pourquoi il est ou pourquoi il ne cesse point d'être, et que, considérant l'immense et incompréhensible puissance qui est contenue dans son idée, nous l'ayons reconnue si pleine et si abondante qu'en effet elle soit la vraie cause pourquoi il est, et pourquoi il continue ainsi toujours d'ètre, et qu'il n'y en puisse avoir d'autre que celle-là, nous disons que Dieu est par soi, non plus négativement, mais au contraire très-positivement. Car, encore qu'il n'est pas besoin de dire qu'il est la cause efficiente de soi-même, de peur que peut-être on n'entre en dispute du mot; néanmoins, parce que nous voyons que ce qui fait qu'il est par soi, ou qu'il n'a point

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