Page images
PDF
EPUB

qu'un vient; ce n'est pas connaître Pierre, encore que ce soit Pierre qui vienne, etc. Comme s'il voulait dire que Dieu est connu sous une raison commune ou de fin dernière, ou même de premier être et très-parfait, ou enfin sous la raison d'un être qui comprend et embrasse confusément et en général toutes choses, mais non pas sous la raison précise de son être, car ainsi il est infini et nous est inconnu. Je sais que M. Descartes répondra facilement à celui qui l'interrogera de la sorte; je crois néanmoins que les choses que j'allègue ici, seulement par forme d'entretien et d'exercice, feront qu'il se ressouviendra de ce que dit Boëce, qu'il y a certaines notions communes qui ne peuvent être connues sans preuves que par les savants; de sorte qu'il ne se faut pas beaucoup étonner si ceux-là interrogent beaucoup qui désirent savoir plus que les autres, et s'ils s'arrêtent long-temps à considérer ce qu'ils savent avoir été dit et avancé, comme le premier et principal fondement de toute l'affaire, et que néanmoins ils ne peuvent entendre sans une longue recherche et une très-grande attention d'esprit.

Mais demeurons d'accord de ce principe, et supposons que quelqu'un ait l'idée claire et distincte d'un être souverain et souverainement parfait : que prétendez-vous inférer de là? C'est à savoir que cet être infini existe, et cela si certainement, « que je dois être >> au moins aussi assuré de l'existence de Dieu que je l'ai été jus» ques ici de la vérité des démonstrations mathématiques; en sorte >> qu il n'y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu, c'est>> à-dire un être souverainement parfait, auquel manque l'existence, » c'est-à-dire auquel manque quelque perfection, que de concevoir >> une montage qui n'ait point de vallée. » C'est ici le noeud de toute la question : qui cède à présent, il faut qu'il se confesse vaincu; pour moi, qui ai affaire avec un puissant adversaire, il faut que j'esquive un peu, afin qu'ayant à être vaincu, je diffère au moins pour quelque temps ce que je ne puis éviter.

Et, premièrement, encore que nous n'agissions pas ici par autorité, mais seulement par raison, néanmoins, de peur qu'il ne semble que je me veuille opposer sans sujet à ce grand esprit, écoutez plutôt saint Thomas, qui se fait à soi-même cette objection: Aussitôt qu'on a compris et entendu ce que signifie ce nom, DIEU, on sait que Dieu est; car, par ce nom, on entend une chose telle que rien de plus grand ne peut être conçu. Or, ce qui est dans l'entendement et en effet est plus grand que ce qui est seulement dans l'entendement; c'est pourquoi, puisque, ce nom Dieu étant entendu, Dieu est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est en effet. Lequel argument je rends ainsi en forme Dieu est ce qui est tel

:

que rien de plus grand ne peut être conçu; mais ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enferme l'existence done Dieu, par son nom ou par son concept, enferme l'existence; et partant il ne peut être ni être conçu sans existence. Maintenant ditesmoi, je vous prie, n'est-ce pas là le même argument de M. Des-cartes? Saint Thomas définit Dieu ainsi : ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu; M. Descartes l'appelle un étre souverainement parfait; certes, rien de plus grand que lui ne peut être conçu. Saint Thomas poursuit: ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enferme l'existence; autrement quelque chose de plus grand que lui pourrait être conçu, à savoir, ce qui est conçu enfermer aussi l'existence. Mais M. Descartes ne semble-t-il pas se servir de la même mineure dans son argument : « Dieu est un être » souverainement parfait; or est-il que l'être souverainement par>> fait enferme l'existence, autrement il ne serait pas souveraine>>ment parfait. » Saint Thomas infère : donc, puisque, ce nom Dieu étant compris et entendu, il est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est en effet ; c'est-à-dire de ce que, dans le concept ou la notion essentielle d'un étre tel que rien de plus grand ne peut être conçu, l'existence est comprise et enfermée, il s'ensuit que cet étre existe, M. Descartes infère la même chose. « Mais, dit-il, de cela seul >> que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s'ensuit que >> l'existence est inséparable de lui, et partant qu'il existe vérita» blement. » Que maintenant saint Thomas réponde à soi-même et à M. Descartes. Posé, dit-il, que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié cè qui a été dit, à savoir, ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il ne s'ensuit pas pour cela qu'on entende que la chose qui est signifiée par ce nom soit dans la nature, mais seulement dans l'appréhension de l'entendement. Et on ne peut pas dire qu'elle soit en effet, si on ne demeure d'accord qu'il y a en effet quelque chose tel que rien de plus grand ne peut être conçu; ce que ceux-là nient ouvertement qui disent qu'il n'y a point de Dieu. D'où je réponds aussi en peu de paroles: Encore que l'on demeure d'accord que l'être souverainement parfait par son propre nom emporte l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette même existence soit dans la nature actuellement quelque chose, mais seulement qu'avec le concept ou la notion de l'être souverainement parfait, celle de l'existence est inséparablement conjointe. D'où vous ne pouvez pas inférer que l'existence de Dieu soit actuellement quelque chose, si vous ne supposez que cet être souverainement parfait existe actuellement; car, pour lors, il contiendra actuellement toutes les perfections, et celle aussi d'une existence réelle,

Trouvez bon maintenant qu'après tant de fatigue je délasse un peu mon esprit. Ce composé, un lion existant, enferme essentiellement ces deux parties, à savoir, un lion et l'existence; car si vous ôtez l'une ou l'autre, ce ne sera plus le même composé. Maintenant Dieu n'a-t-il pas de toute éternité connu clairement et distinctement ce composé? Et l'idée de ce composé, en tant que tel, n'enferme-t-elle pas essentiellement l'une et l'autre de ces parties? c'est-à-dire l'existence n'est-elle pas de l'essence de ce composé : un lion existant? Et néanmoins la distincte connaissance que Dieu en a eue de toute éternité ne fait pas nécessairement que l'une ou l'autre partie de ce corps soit, si on ne suppose que tout ce composé est actuellement; car alors il enfermera et contiendra en soi toutes ses perfections essentielles, et partant aussi l'existence actuelle. De même, encore que je connaisse clairement et distinctement l'être souverain, et encore que l'être souverainement parfait dans son concept essentiel enferme l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette existence soit actuellement quelque chose, si vous ne supposez que cet être souverain existe; car alors, avec toutes ses autres perfections, il enfermera aussi actuellement celle de l'existence; et ainsi il faut prouver d'ailleurs que cet être souverainement parfait existe.

J'en dirai peu touchant l'essence de l'âme et sa distinction réelle d'avec le corps; car je confesse que ce grand esprit m'a déjà tellement fatigué qu'au delà je ne puis quasi plus rien. Sil y a une distinction entre l'âme et le corps, il semble la prouver de ce que ces deux choses peuvent être conçues distinctement et séparément l'une de l'autre. Et sur cela je mets ce savant homme aux prises avec Scot, qui dit qu'afin qu'une chose soit conçue distinctement et séparément d'une autre, il suffit qu'il y ait entre elles une distinction qu'il appelle formelle et objective, laquelle il met entre la distinction réelle et celle de raison; et c'est ainsi qu'il distingue la justice de Dieu d'avec sa miséricorde; car elles ont, dit-il, avant aucune opération de l'entendement, des raisons formelles différentes, en sorte que l'une n'est pas l'autre; et néanmoins ce serait une mauvaise conséquence de dire: La justice peut être conçue séparément d'avec la miséricorde, donc elle peut aussi exister séparément. Mais je ne vois pas que j'ai déjà passé les bornes d'une lettre.

Voilà, Messieurs, les choses que j'avais à dire touchant ce que vous m'avez proposé; c'est à vous maintenant d'en être les juges. Si vous prononcez en ma faveur, il ne sera pas malaisé d'obliger M. Descartes à ne me vouloir point de mal si je lui ai un peu contredit; que si vous êtes pour lui, je donne dès à présent les mains,

et me confesse vaincu, et ce d'autant plus volontiers que je craindrais de l'être encore une autre fois. Adieu.

[ocr errors][merged small][merged small]

Je vous confesse que vous avez suscité contre moi un puissant adversaire, duquel l'esprit et la doctrine eussent pu me donner beaucoup de peine, si cet officieux et dévot théologien n'eût mieux aimé favoriser la cause de Dieu et celle de son faible défenseur que de la combattre à force ouverte. Mais quoiqu'il lui ait été trèshonnête d'en user de la sorte, je ne pourrais pas m'exempter de blâme si je tâchais de m'en prévaloir: c'est pourquoi mon dessein est plutôt de découvrir ici l'artifice dont il s'est servi pour m'assister que de lui répondre comme à un adversaire.

Il a commencé par une briève déduction de la principale raison dont je me sers pour prouver l'existence de Dieu, afin que les lecteurs s'en ressouviennent d'autant mieux. Puis, ayant succinctement accordé les choses qu'il a jugé être suffisamment démontrées, et ainsi les ayant appuyées de son autorité, il est venu au nœud de la difficulté, qui est de savoir ce qu'il faut ici entendre par le nom d'idée, et quelle cause cette idée requiert.

Or, j'ai écrit quelque part que « l'idée est la chose même conçue, >> ou pensée, en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement, »> lesquelles paroles il feint d'entendre tout autrement que je ne les ai dites, afin de me donner occasion de les expliquer plus clairement. « Être, dit-il, objectivement dans l'entendement, c'est ter» miner à la façon d'un objet l'acte de l'entendement, ce qui n'est » qu'une dénomination extérieure, et qui n'ajoute rien de réel à la >> chose, » etc. Où il faut remarquer qu'il a égard à la chose même, en tant qu'elle est hors de l'entendement, au respect de laquelle c'est de vrai une dénomination extérieure qu'elle soit objectivement dans l'entendement; mais que je parle de l'idée qui n'est ja-mais hors de l'entendement, et au respect de laquelle être objec,

tivement ne signifie autre chose qu'être dans l'entendement en la manière que les objets ont coutume d'y être. Ainsi, par exemple, si quelqu'un demande qu'est-ce qui arrive au soleil de ce qu'il est objectivement dans mon entendement, on répond fort bien qu'il ne lui arrive rien qu'une dénomination extérieure, savoir est, qu'il termine à la façon d'un objet l'opération de mon entendement; mais si l'on demande de l'idée du soleil ce que c'est, et qu'on réponde que c'est la chose même pensée, en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement, personne n'entendra que c'est le soleil même, en tant que cetté extérieure dénomination est en lui. Et là être objectivement dans l'entendement ne signifiera pas terminer son opération à la façon d'un objet, mais bien être dans l'entendement en la manière que ses objets ont coutume d'y être, en telle sorte que l'idée du soleil est le soleil même existant dans l'entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d'exister dans l'entendement : laquelle façon d'être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement; mais pourtant ce n'est pas un pur rien, comme j'ai déjà dit ci-devant.

Et lorsque ce savant théologien dit qu'il y a de l'équivoque en ces paroles, un pur rien, il semble avoir voulu m'avertir de celle que je viens tout maintenant de remarquer, de peur que je n'y prisse pas garde. Car il dit premièrement qu'une chose ainsi existante dans l'entendement par son idée n'est pas un être réel ou actuel, c'est-à-dire que ce n'est pas quelque chose qui soit hors de l'entendement; ce qui est vrai. Et après il dit aussi que ce n'est pas quelque chose de feint par l'esprit, ou un être de raison, mais quelque chose de réel qui est conçu distinctement; par lesquelles paroles il admet entièrement tout ce que j'ai avancé. Mais néanmoins il ajoute « Parce que cette chose est seulement conçue, et » qu'actuellement elle n'est pas, c'est-à-dire parce qu'elle est seu>>lement une idée et non pas quelque chose hors de l'entendement, » elle peut à la vérité être conçue, mais elle ne peut aucunement >> être causée ou mise hors de l'entendement, c'est-à-dire qu'elle >> n'a pas besoin de cause pour exister hors de l'entendement ; » ce que je confesse, car hors de lui elle n'est rien; mais certes elle a besoin de cause pour être conçue, et c'est de celle-là seule qu'il est ici question. Ainsi, si quelqu'un a dans l'esprit l'idée de quelque machine fort artificielle, on peut avec raison demander quelle est la cause de cette idée; et celui-là ne satisferait pas qui dirait que cette idée hors de l'entendement n'est rien, et partant qu'elle

« PreviousContinue »