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Le signe écrit est le terrain neutre sur lequel deur étrangers, le langage mimique et le langage phonétique, viennent se donner la main pour se comprendre et échanger leurs idées. Mais, pour être dans le vrai, il faut distinguer: l'un, le langage phonétique, parle directement son écriture, il en prononce les éléments phonétiques; l'autre, le langage mimique, mime le mot écrit, non pas en formulant chaque élément phonétique, ce n'est pas dans son génie, mais en représentant le mot écrit dans son ensemble par une image qui représente l'idée renfermée dans le signe écrit. C'est en donnant au signe écrit la même valeur, la même idée, et en représentant cette idée par un certain son et une certaine image, que le sourdmuet et le parlant arrivent à acquérir la même notion. Tel est le véritable rôle de l'écriture dans l'enseignement des sourds-muets (1).

mais le geste-signe qui remplace les mots articulés chez le sourdmuet. » Malheureusement ces paroles parfaitement justes sont suivies d'une opinion contradictoire qui prouve combien il est difficile de se tenir en équilibre quand on traite un sujet si délicat. L'auteur termine, en effet, en disant : « Mais on ne doit pas en conclure que le langage des gestes peut remplacer l'articulation puisqu'il ne peut pas porter à l'intelligence la forme des mots par lesquels la pensée est exactement exprimée. » Quel jugement cruel pour l'enseignement de la parole d'un côté, quelle contradiction de l'autre! (In American annals of the Deaf and Dumb, edited b. Edward A. Fay, january 1876. p. 13.) (1) Ecoutons sur ce point l'opinion très-autorisée de Ferdinand Berthier, professeur et sourd-muet lui-même : « Si l'écriture est la peinture de la parole, comment celui qui ne reçoit pas l'impression des sons pourra-t-il réussir à la comprendre par le secours de la vue? Les lettres ne signifient rien pour lui, par la raison même que je viens de produire. Il faut donc chercher un moyen de suppleer à l'ouïe. C'est le langage des gestes qui nous offre ce moyen. Sur lui seul repose l'édifice intellectuel et moral de notre éducation, car il représente immédiatement toutes les idées possibles. Par lui vous aurez accès dans l'intelligence intime du sourd-muet et vous découvrirez tout ce qui s'y passe. Oui, mille fois oui, le langage naturel, employe seul et indépendamment de toute instruction méthodique, suffit pour transmettre du sourd-muet au sourd-muet, du parlant au sourd-muet ou du sourd-muet au parlant non-seulement toutes les idées sensibles, mais toutes les idees abstraites elles-mêmes. » (Sur l'opinion du docteur Itard relative aux facultés des sourds-muets, par Ferdinand Berthier, p. 30.)

Il est donc indispensable, encore une fois, de conserver et de perfectionner le langage mimique, car il est pour le sourd-muet ce que la parole est pour l'entendant parlant, c'est-à-dire le seul instrument de la pensée.

Pour l'un comme pour l'autre, l'écriture n'est qu'un aide-mémoire et une traduction. Lorsque nous lisons, nous apprécions sans doute par les yeux le signe écrit, mais nous le traduisons en langage physiologique; nous parlons en lisant; si nous ne parlions pas, la vue seule serait impressionnée, et le sens de l'écriture n'arriverait pas à l'intelligence.

Il en est de même pour le sourd-muet : l'écriture impressionne ses yeux; mais cette impression provoque la reproduction invisible des mouvements mimiques qui représentent le sens du mot écrit.

En dehors de ces conditions, le sens de l'écriture n'arrive pas à l'intelligence du sourd-muet, et c'est malheureusement ce qui se produit quand on prétend enseigner à ces infortunés la langue nationale sans l'intermédiaire obligé du langage mimique. En parlant ainsi, on exprime en termes mal choisis une idée absolument fausse. Les sourds-muets en effet ne connaîtront jamais la langue nationale, il faudrait pour cela qu'ils pussent parler. La seule chose qu'ils pourront réaliser, ce sera de s'assimiler les notions, les idées renfermées dans le signe écrit, en représentant ce signe par un phénomène mimique. L'idée est enveloppée directement, non dans le signe écrit, mais dans le signe-langage, et là où il n'y a pas de langage il n'y a pas de pensée possible.

Sans la parole, l'homme serait le premier des êtres sensibles et un être intelligent; mais il ne serait pas un être pensant. Sans langage mimique, le sourd-muet serait un être sensible et intelligent, mais il ne serait pas un être pensant: ne lui enlevez donc pas la pensée. De quel droit enlèverait-on la pensée au sourd-muet?

Rien n'est

3o De l'enseignement de la parole. plus certain que la possibilité d'enseigner au sourd-muet

l'articulation de quelques sons qui ressemblent plus ou moins à la parole. Les premiers instituteurs de sourdsmuets, Pierre de Ponce, Paul Bonnet, Wallis, van Helmont, persuadés, avec la plupart des philosophes, que la parole possède le privilége exclusif d'être l'instrument de l'intelligence, se préoccupèrent surtout de la donner au sourd-muet.

Les résultats obtenus par ces hommes de génie et de dévouement étonnèrent, sans doute, par leur nouveauté, et eurent un grand retentissement. Mais, peut-on raisonnablement conclure de là que leurs élèves savaient parler? En l'absence des pièces du procès, nous préférons imposer silence à notre jugement et laisser la parole à un de ces instituteurs célèbres.

En 1698, Wallis, répondant au Dr Thomas Beverley, qui lui demandait quelques conseils sur l'instruction des sourds-muets, s'exprime en ces termes : « Et même si le sourd-muet qui parle n'a pas habituellement quelqu'un qui relève et corrige les fautes qui lui échappent, l'usage qu'il a de la parole s'altérera peu à peu et se perdra par le défaut de soins.

<«< Si l'homme qui a la plus belle écriture vient à perdre la vue, sa main n'étant plus guidée par les yeux, il aura bientôt oublié la délicatesse des traits des lettres; de même celui qui ne s'entend pas parler doit nécessairement oublier ces positions, ces mouvements délicats des organes d'où résulte le son, si, faute de l'ouïe, il n'a quelqu'un dont les avis dirigent sa langue (1). » Cette appréciation ne dit pas toute la vérité; mais elle la laisse deviner. Il est évident, en effet, que l'homme qui n'a pas mis dans sa mémoire le mot représentant de l'idée, ne peut pas penser avec le mot; il est évident encore que ce même homme ne parle pas, puisqu'il est nécessaire qu'il y ait là quelqu'un pour le diriger à tout instant dans l'exécution des sons parlés.

(1) Dans Bebian, Essai, p. 137.

« L'homme, ainsi travaillé, est un mécanisme parlant dont le maître doit incessamment diriger le fonctionnement; mais l'homme ne parle pas. »

Telle était d'ailleurs l'opinion intime de Wallis, car cet homme généreux savait déjà que le seul moyen de développer l'intelligence du sourd-muet se résume dans l'emploi du langage des gestes, dont il se servait avec ses élèves.

Les résultats de l'enseignement de la parole furent quelquefois très-surprenants,-celui, par exemple, qu'obtint Pereire avec son élève Saboureux de Fontenay. Mais il ne faut pas se dissimuler, qu'en ces circonstances, l'amour-propre du maître trouva plus de profit que l'intelligence de l'élève.

Cependant tous ces essais n'étaient point perdus pour l'avenir des sourds-muets. On s'occupait d'eux : c'était beaucoup. Il se trouva bientôt un homme qui, connaissant le peu de fondement de l'enseignement de la parole, et méprisant les vaines satisfactions que peut donner un résultat facile, fut séduit par l'idée de faire du sourdmuet un être pensant.

On l'a deviné, cet homme était l'abbé de l'Épée. Dans sa conviction, l'enseignement de la parole aboutissait à faire du sourd-muet un automate parlant; il voulait plus : il voulait en faire un homme complet, un homme qui connaît Dieu, le monde et lui-même. On n'arrive à cela qu'à la faveur d'un vrai langage. L'abbé de l'Épée le comprit. ou le soupçonna, et c'est pourquoi il adopta le langage des gestes comme base de l'enseignement du sourd

muet.

Ce n'est pas à dire qu'il négligeât pour cela l'enseignement de la parole; non certes, mais il lui réservait la petite place qui lui convient. L'abbé Sicard, son successeur immédiat dans la direction de l'institution des sourds-muets de Paris, disait à des personnes qui s'étonnaient de la facilité avec laquelle quelques-uns de ses élèves articulaient des sons : « Donnez-moi un nombre

suffisant de manœuvres et il ne sortira pas de l'établissement un seul élève qui ne sache articuler la parole.

M. Ferdinand Berthier, sourd-muet et doyen des professeurs de l'institution, qui rapporte ces paroles, complète la pensée de l'abbé en disant: « Ils parleront tant bien que mal, au risque de ne pas être compris et de ne pas trop se comprendre eux-mêmes (1)! »

La réponse ironique et dédaigneuse de l'abbé Sicard, complétée par la malice du sourd-muet, est la meilleure. critique que l'on puisse faire de l'enseignement de la parole.

Cependant les efforts de l'abbé de l'Épée, de l'abbé Sicard, de Bébian, pour faire admettre le langage des gestes comme base de l'enseignement, n'aboutirent qu'à faire interdire plus ou moins ce langage au sourd-muet. Nous avons dit pourquoi page 346.

Le docteur Itard lui-même, l'un de nos prédécesseurs comme médecin à l'Institution des sourds-muets de Paris, appuya cet ostracisme, de son autorité, dans un document qui honore sa mémoire.

Après avoir affecté, dans son testament, une certaine somme à la fondation d'un cours complémentaire, destiné à fournir aux sourds-muets les moyens de lire, intelligiblement et sans fatigue, toutes les productions importantes de notre langue, il ajoute : « Mais, pour que ce résultat soit atteint, une condition rigoureuse de son organisation doit être d'exclure l'emploi du langage mimique, et de soumettre les élèves et le professeur à ne communiquer entre eux que par la langue, soit en parlant oralement, soit par l'entremise de l'écriture. Il est de toute importance que le sourd-muet, arrivé à ce dernier degré de l'enseignement, cesse de penser dans sa langue, naturellement imparfaite et tronquée, pour traduire comme il le fait ses idées dans la nôtre; mais qu'il pense et s'exprime d'emblée dans la langue

(1) Ferdinand Berthier, Eloge de l'abbé Sicard, p. 63.

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