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suffisant pour la reproduction des impressions subjectives, le sourd est dans le même cas que l'aveugle qui aurait perdu la vue à un âge avancé cette perte n'entraîne pas avec elle la possibilité de reproduire subjectivement des images. Des faits nombreux tendent à prouver, au contraire, que cette reproduction n'est que plus vive après la perte de la vue. Milton est un exemple fameux à l'appui de cette manière de voir.

§ IX.

DU LANGAGE DES GESTES.

Mimique.

Ce que l'intelligence fait avec le secours du sens de l'ouïe, elle peut l'exécuter tout aussi bien avec le secours du sens de la vue. Elle peut provoquer d'autres mouvements que ceux de la parole, les réglementer par le sens de la vue et attacher un sens particulier à leur réalisation. Ces mouvements, associés entre eux, selon certaines lois, constituent le langage des gestes.

Tout ce que nous avons dit, touchant le rôle du sens de l'ouïe et des actes volontaires dans la parole, est exactement applicable au sens de la vue et aux actes volontaires dans la mimique. Par conséquent, nous n'avons qu'à prier le lecteur de combler lui-même la lacune que nous laissons ici, pour nous occuper exclusivement du troisième élément de la mimique et pour le comparer au troisième élément de la parole.

Du phénomène mimique. - Le phénomène mimique est le résultat des mouvements que l'intelligence provoque dans les membres et dans les diverses parties de la face, dans le but de leur faire signifier une impression quelconque. Ce résultat est une image.

L'analogie la plus complète règne entre le phénomène mimique et le phénomène sonore, en ce qui concerne

leur rôle physiologique. Dans les deux cas, l'intelligence se sert de ces phénomènes comme d'agents maniables, mobilisables dans le premier, elle pense avec le secours des images; dans le second, avec le secours des sons. Cependant il existe, entre ces deux procédés de penser, une différence assez sensible qui se traduit par une infériorité incontestable de la mimique sur la parole. A quoi tient cette infériorité? Elle tient à la nature différente des mouvements qui donnent naissance au phénomène mimique et au phénomène sonore.

Nous avons dit que la supériorité de la parole tient à ce que, par la nature de ses mouvements, elle s'accommode justement à la rapide évolution de la pensée, et que, par la constitution intime des éléments qui concourent à sa formation, elle se prête, sans encombrer la mémoire, à l'expression des nuances d'idées les plus délicates.

Ce qui fait l'infériorité de la mimique provient précisément de raisons contraires.

Le sens de la vue, qui dirige les mouvements mimiques, n'est pas le sens des impressions mobiles, comme nous l'avons dit; le mouvement transmis par le sens de la vue ne tarde pas, s'il se prolonge, à irriter le système nerveux, et les illusions d'optique prennent bientôt la place des images réelles. Il suit de là que le phénomène mimique ne saurait être exécuté avec la même rapidité que le phénomène sonore de la parole. Pour donner une juste idée de ce fait, nous emprunterons un exemple à la dactylologie qui, à la rigueur, ne fait pas partie du langage mimique proprement dit; mais, dans cette circonstance, cela n'en sera que plus probant.

Supposons que l'on veuille dire au moyen de l'alphabet manuel J'aime maman. Le temps écoulé pendant cette opération sera de six à sept secondes; tandis qu'une seule seconde suffira pour exprimer les mêmes mots avec l'organe de la parole. La parole est donc six fois plus rapide dans son expression que la dactylologie. Reste à savoir

si, malgré cette lenteur, la dactylologie est capable de fournir le véritable phénomène qui se prête à l'évolution rapide de la pensée, car, peu nous importe la lenteur du langage, s'il est possible de penser et de s'exprimer avec lui. Ici chacun peut répondre pertinemment. Que l'on essaye de s'exprimer en épelant les lettres de chaque mot, que l'on essaye de penser avec le même procédé, et l'on verra que ce travail fastidieux rend impossible l'exercice de la pensée.

Nous sommes donc autorisé à conclure que le phénomène mimique, généralement plus complexe que les éléments dactylologiques, est incapable, vu la lenteur de son exécution, de servir utilement les actes de la pensée, si on prétend traduire littéralement avec lui les signes. de la parole. Voilà donc un fait acquis : le phénomène mimique ne peut se substituer comme élément du langage au phénomène sonore de la parole.

Disons, entre temps, que c'est faute de n'avoir pas saisi cette impossibilité que l'illustre abbé de l'Épée, si grand et si beau à d'autres titres, avait inventé son langage des signes arbitraires, avec la prétention de représenter, aut moyen de ces ces derniers, les signes de la parole. Erreur immense qui porta un si grand préjudice à la saine conception de l'enseignement des sourds-muets!

Les conséquences du fait physiologique que nous venons de formuler plus haut renferment les principales causes de l'infériorité relative du langage mimique, et nous conduisent à la connaissance du véritable génie de ce langage.

En effet, du moment que le phénomène mimique ne peut pas être exécuté assez rapidement pour suivre littéralement la traduction des phénomènes sonores, il doit être constitué sur d'autres bases, c'est-à-dire dans des conditions qui lui permettent d'exprimer clairement la pensée tout en se conformant aux lois de formation du mouvement-signe.

La science n'a pas à intervenir dans l'invention du

moyen qui permet d'atteindre ce résultat, car les sourdsmuets, sous la seule inspiration de la nature, l'ont trouvé depuis longtemps. Ce moyen consiste à exprimer dans un seul geste une pensée qui, dans la parole, est représentée par un certain nombre d'éléments sonores. Ainsi, par exemple, pour dire avant-hier, composé de neuf éléments sonores, le sourd-muet portera le poing au niveau de l'oreille, le pouce et l'index étant levés, et le rejettera plusieurs fois en arrière. On entrevoit déjà dans cet exemple la différence du génie des deux langages, mimique et parlé; l'un forme un signe-langage par la réunion de neuf éléments; l'autre se borne à donner à la main une certaine forme, une certaine position, et à la mouvoir d'avant en arrière; en tout, trois signes élémentaires.

En constatant cette économie dans le nombre de signes élémentaires, on pourrait être tenté d'accorder une certaine supériorité au langage des gestes, et c'est ce que beaucoup d'auteurs ont fait, en disant que ce langage synthétise, dans un geste, toute une pensée exprimée dans la parole par un grand nombre de signes élémentaires. Ce jugement repose sur une illusion facile à détruire par une analyse plus physiologique de la question.

Le fait d'une certaine économie, dans le nombre des signes élémentaires employés,. est incontestable, comme nous venons de le prouver. Mais cette économie forcée, inévitable, loin d'être un signe de supériorité et de richesse, est synonyme d'infériorité et de pauvreté. En effet, les signes élémentaires que renferme le mot avanthier ne sont pas spéciaux à cette expression verbale, ils n'ont de spécial que leur mode de groupement. Par conséquent, ces mêmes signes peuvent servir à exprimer d'autres pensées, à la faveur d'un autre groupement. Nous trouvons, par exemple, la lettre A dans un nombre incalculable de mots.

Au contraire, dans le phénomène mimique, destiné à exprimer avant-hier, nous ne trouvons que trois signes élémentaires : le poing placé à la hauteur de l'oreille, le

pouce et l'index étant levés, et un mouvement d'avant en arrière. Mais ces trois signes sont spéciaux à l'expression de cette pensée, si l'on en excepte l'élévation du pouce et de l'index qui, à la rigueur, peut exprimer le nombre deux; ni le poing placé au niveau de l'oreille, ni le mouvement d'avant en arrière, n'entrent dans l'expression d'aucun autre phénomène mimique avec la même valeur qu'ils ont dans l'image qui exprime avant-hier.

Il suit de là que, dans le langage mimique, chaque rapport significatif doit être représenté par un phénomène mimique distinct, dans lequel on ne retrouve, avec la même valeur, aucun des éléments qui ont concouru à la formation d'autres signes. Cette obligation, on le devine, impose des limites assez restreintes à l'invention des phénomènes mimiques, car le nombre d'images distinctes que vous pouvez produire avec les organes du corps est fort limité.

La pauvreté du langage mimique, inhérente à cette cause, est plus qu'évidente: là où nous disons simplement hôpital, le sourd-muet est obligé de faire le geste de maison et celui de malades plusieurs; là où nous disons gaz, le sourd-muet fait le signe de tourner robinet, allumer, flamme, jaillir, etc., etc. D'une manière générale, c'est en supprimant le plus d'éléments syntaxiques qu'il peut, et en employant des périphrases, que le sourd-muet supplée à la pauvreté originelle de son langage, et qu'il parvient ainsi à interpréter les idées renfermées dans notre langue.

Il suit de ce qui précède, que la possibilité de résumer dans un geste un ensemble de phénomènes sonores représentant une idée, ne constitue pas, en faveur du langage mimique, ni une supériorité ni une richesse. Cette possibilité inhérente à la nature des mouvements mimiques paraît avantageuse dans quelques cas; mais, comme le nombre de phénomènes mimiques est et restera excessivement restreint, comparé au nombre des phénomènes sonores de la parole, cet avantage se réduit à bien

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