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en nous que de trois manières différentes: 1o par la perception d'une impression quelconque intérieure ou extérieure; 2° par le cours naturel des opérations de notre esprit; 3° par le souvenir ou la représentation subjective du mot qui la représente.

Pour développer d'une manière complète ces trois propositions, il faudrait faire l'histoire de l'origine des idées, ce qui nous entraînerait un peu trop loin. Nous devons nous borner ici à tracer les lignes principales de cette histoire.

L'acquisition de toutes nos connaissances se fait d'après un classement méthodique qui est, en quelque sorte, indépendant de notre volonté.

Cette harmonie établie dans le système pensant a été voulue et mise en nous par l'intelligence suprême qui a tout créé; nous voudrions qu'elle ne fût pas que nous ne le pourrions pas. Elle existe par le même principe qui a voulu que les fonctions de la vie organique se fissent d'une certaine manière, et, de même que nous ne pouvons pas modifier le mécanisme de ces dernières, de même nous ne pouvons pas modifier l'exercice de la pensée. En poursuivant toujours notre parallèle entre les fonctions organiques et la pensée, nous constatons encore que nous sommes libres de changer, non pas le mécanisme de la fonction, mais les produits de cette fonction en modifiant les agents qui lui servent d'aliment.

Nous pouvons altérer la composition du sang, mais non pas empêcher qu'il se forme de la même manière. Il en est de même pour la pensée, dont nous ne pouvons pas changer le mécanisme physiologique; mais ce que nous pouvons changer, ce sont les perceptions qui lui servent d'aliment, et nous arrivons ainsi à donner à notre esprit une tournure d'idées spéciales. Le secret de toute bonne éducation est dans cette dernière considération.

Il résulte de l'harmonie préétablie qui préside au mécanisme de la pensée, que certaines perceptions réveillent une série d'idées de la même manière que la production

d'un son réveille celles de ses harmoniques. Il y a dans ce réveil une sorte de fatalité qui fait que nous ne sommes pas toujours les maîtres de diriger notre pensée plutôt dans tel sens que dans tel autre.

La vue d'un animal, distingué de tout autre, connu parfaitement de nous, provoque immédiatement les mouvements sonores destinés à former le mot que nous avons attaché à sa désignation. Voilà un exemple de la mémoire des idées provoquée par le sens de la vue.

Supposons à présent que cet animal soit représenté subjectivement dans le sens de la vue; cette reproduction subjective aura encore le pouvoir de provoquer des mouvements sonores, et nous aurons là un exemple élémentaire d'une opération de la pensée, c'est-à-dire une série de perceptions subjectives ne s'accompagnant d'aucune manifestation extérieure. Supposons encore que l'animal qui nous a impressionné soit un chien: l'idée représentée par ce mot réveille successivement, dans notre esprit, toutes celles qui convergent vers elle, comme les rayons d'une circonférence convergent vers son centre. C'est ainsi que l'idée de chien développe celle de la race à laquelle il appartient, ou bien les idées de fidélité, d'odorat très-développé, de chasse, etc., etc.

Dans ces opérations diverses, les idées se pourchassent les unes les autres; celle qui précède sert d'excitant à celle qui suit, et à chaque idée correspondent des mouvements sonores particuliers qui caractérisent l'idée ellemême, et sans lesquels elle n'existerait pas. Ces mouvements sont inappréciables; mais, si nous nous observons penser, nous constatons qu'ils existent et que nous prononçons les mots subjectivement. Le phénomène qui se passe en ce moment-là, dans les éléments histologiques du cerveau, est inconnu dans son essence, mais nous le connaissons par ses effets.

Ce phénomène a son siége dans les cellules et s'étend jusqu'aux fibres motrices destinées à provoquer l'activité des muscles de la phonation. Aussi, parfois, le mouve

ment dépasse la limite voulue, et on voit alors la parole subjective se transformer en parole réelle, malgré la volonté de l'individu. C'est ce qui arrive à beaucoup de penseurs et à certains hommes qui sont vivement préoccupés de leur sujet. On dit alors: Cet homme parle tout seul. Parfois aussi on ajoute autre chose et on a tort.

Nous ne saurions trop le répéter: dans les opérations de la pensée, l'intelligence est active et elle manifeste son activité par les mouvements sonores; c'est dans ces mouvements qu'elle met l'idée, c'est par eux qu'elle a conscience d'elle-même. Les mouvements subjectifs, déterminés par les circonstances qui ont présidé à leur formation ou qui en ont fourni les motifs, constituent la mémoire des idées ou la mémoire des actes volontaires.

Après avoir exposé isolément le mécanisme de la mémoire des mots et celui de la mémoire des idées, nous devons les considérer simultanément, car de leur réunion résulte véritablement la mémoire de la sensation-signe ou, en d'autres termes, la mémoire de la parole complète, composée du mot et de l'idée.

En traitant de la mémoire des sens en général, nous avons dit que le mécanisme de la reproduction subjective était toujours la contre-partie de la sensation elle-même, au point de vue de la succession des phénomènes; par conséquent nous n'avons qu'à rappeler, en peu de mots, le mécanisme de la perception de la parole, et nous n'aurons qu'à renverser les termes de cette exposition, pour indiquer, dans leur ordre naturel, les phénomènes qui constituent la mémoire de la parole.

La parole est formée par des mouvements dont le résultat expressif s'adresse au sens de l'ouïe; c'est par l'intermédiaire de ce sens que l'intellect sait ce qu'il fait, et c'est par lui qu'il se dirige.

Par conséquent, pour se donner la représentation subjective de ses actions, il provoque d'abord, par l'excitation cérébrale, la reproduction subjective du phénomène sonore, du mot; cette impression auditive est tellement

liée aux mouvements physiologiques qui lui donnent habituellement naissance, qu'il suffit de sa reproduction dans le sens de l'ouïe, pour qu'aussitôt les mouvements eux-mêmes soient reproduits subjectivement.

Nous développerons notre pensée par un exemple emprunté aux mouvements qui s'adressent au sens de la

vue.

Lorsque nous apprenons à faire certains mouvements par l'intermédiaire du sens de la vue, il arrive un moment où ce dernier ne dirige plus les mouvements dans leurs plus petits détails, comme il le faisait dès le début. Il suf

fit

que nous voulions faire le mouvement et le mouvement est fait. Il ne faut pas croire cependant que le sens de la vue reste étranger dans l'exécution de cette volition. Avant de prendre une détermination, notre intelligence doit savoir ce qu'elle veut; dans ce but elle se donne la représentation subjective du mouvement qu'elle désire exécuter; elle le voit tout formé dans le sens de la vue, et cette vision intérieure est si bien liée par l'habitude avec les mouvements qui peuvent réellement lui donner naissance, que sa présence seule suffit pour déterminer l'exécution de ces derniers.

Lorsque, après un certain temps d'exercice, on est arrivé à parcourir facilement le clavier d'un piano, les yeux ne suivent pas le mouvement des doigts, ils regardent autre part, et cependant l'artiste voit les touches; il calcule les distances et il frappe la note avec une précision mathématique. C'est qu'il se dirige par la vue subjective.

Notre intelligence n'agit pas autrement quand elle veut se donner la représentation subjective de la parole; elle provoque d'abord la reproduction du phénomène sonore dans le sens de l'ouïe, et cette reproduction détermine, à son tour, la reproduction subjective des mouvements qui donnent réellement naissance à cette impression. On remarque, en effet, avec un peu d'attention, que, dans les opérations silencieuses de la pensée, l'ouïe reste éveillée,

à ce point qu'il semble que ce sens soit impressionné par une voix étrangère.

Cette excitation spéciale de l'image sonore par les mouvements ne veut pas dire que le mot rappelle toujours l'idée. Nous avons dit, il est vrai, que l'idée est dans les mouvements provoqués par la volonté; mais, si la signification du mot n'a pas été bien déterminée, si, toutes les fois que le mot a été prononcé, il n'y a pas eu, en même temps, volonté expresse de lui donner un sens précis, il est évident que la reproduction subjective du mot provoque des mouvements dans lesquels l'idée sera confuse et indéterminée.

En somme, nous ne trouvons dans le mot que ce que nous y avons mis. C'est ce qui explique pourquoi certaines personnes ont une mémoire remarquable pour les mots, tandis qu'elles n'ont pas la mémoire des idées; le travail nécessaire pour identifier le mot avec l'idée a été insuffisant; aussi leurs discours manquent-ils de précision et d'exactitude dans les mots.

C'est ainsi que nous nous procurons simultanément la mémoire du mot et de l'idée. C'est encore ainsi que nous pensons, car la pensée n'est pas autre chose que le λóyos, la parole intime, la parole subjective.

Comme on vient de le voir, le sens de l'ouïe joue un très-grand rôle, au double point de vue de la formation de la parole et de sa reproduction subjective. Il ne faut donc pas s'étonner si les jeunes enfants qui sont privés de ce sens restent muets.

Lorsque l'éducation de la parole est complète, lorsque l'homme possède suffisamment l'habitude de représenter ses idées par des mots, la perte de l'ouïe n'est pas aussi préjudiciable; il peut, par l'exercice, conserver et développer même ce qu'il a appris; car, en perdant la faculté de percevoir des sons, il n'a pas perdu nécessairement la faculté de les reproduire subjectivement.

Le plus souvent l'appareil externe de l'ouïe est exclusivement lésé, et, dans ce cas, le nerf de l'audition est

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