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Connaissant la manière dont se développe la notion sensible; connaissant surtout l'influence que le sentiment agréable ou désagréable exerce sur la détermination de l'animal, il n'est pas un acte de ce dernier que l'on ne puisse facilement expliquer, à une condition cependant: c'est qu'on se méfiera de la tendance qui nous pousse à accorder aux animaux ce qui est exclusivement dans notre cervelle.

L'homme, lui aussi, acquiert les notions sensibles. Cela lui arrive toutes les fois qu'il se borne, dans ses distinctions, à recueillir les caractères sensibles d'un objet sans faire intervenir les nobles prérogatives de l'intelligence. Ces prérogatives consistent, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, à créer des caractères distinctifs d'après les rapports intelligents que l'homme établit entre ses diverses perceptions.

En résumé :

La notion sensible est celle qui résulte d'une certaine activité fonctionnelle de l'âme ayant pour but d'établir, d'après des caractères exclusivement sensibles, une distinction formelle entre une perception et les autres notions déjà acquises.

Le souvenir est indispensable dans cette distinction. Le sentiment agréable ou désagréable qui accompagne fatalement toute notion sensible est un des éléments les plus importants de la notion, non pas comme caractère sensible, car il n'y a pas de sens spécial pour percevoir l'agréable et le désagréable, mais comme association utile à la conservation de la notion.

Il y a des notions simples et des notions complexes : les premières reposent sur une seule perception élémentaire; les secondes reposent sur un ensemble de perceptions formant un tout distinct d'un autre tout.

Il y a autant de notions sensibles qu'il y a de perceptions, et le classement des unes est identique à celui des

autres.

L'homme acquiert des notions aussi bien que l'animal;

mais, à ce point de vue, l'homme est souvent inférieur à la bête. Heureusement, grâce à la notion intelligente que lui seul possède, l'homme, s'il le veut, est incomparablement supérieur au plus sensible de tous les animaux.

§ II.

DE LA NOTION INTELLIGENTE.

L'homme partage avec les animaux la prérogative d'acquérir des notions sensibles; mais lui seul est capable de se donner la notion intelligente, et cela pour deux motifs qu'il est utile de formuler tout de suite:

1° Parce que le principe de vie chez l'animal ne possède que les attributs de la sensibilité, tandis que, chez l'homme, ce même principe est tout à la fois sensible et intelligent. Grâce à ce dernier pouvoir, l'âme humaine est susceptible de sentir autre chose que les impressions spéciales qui lui arrivent à travers les nerfs de la sensibilité; elle comprend, c'est-à-dire elle sent les rapports de toute nature qui existent entre les divers objets de ses impressions; elle sent particulièrement les rapports qui existent entre ce qui est elle et ce qui n'est pas elle. Pour acquérir la notion intelligente, il faut donc être d'abord intelligent.

2o Parce que l'activité fonctionnelle fondamentale nécessaire à l'acquisition d'une notion intelligente exige une certaine organisation cérébrale que l'on ne trouve que chez l'homme. Ces détails d'organisation sont encore peu connus; mais nous savons d'une manière générale que le cerveau de l'homme est plus volumineux que celui de n'importe quel animal; nous savons encore que les circonvolutions qui participent à la manifestation du langage n'existent que chez l'homme.

A ces deux motifs, nous pourrions en joindre un troisième non moins éloquent.

La sensibilité cherche dans les impressions le senti

ment agréable. L'intelligence seule recherche les impressions pour le seul plaisir d'avoir acquis une notion intelligente. Ce dernier motif indique d'une manière évidente la différence de nature qui existe entre la simple sensibilité et la sensibilité intelligente.

Cela posé, qu'est-ce que la notion intelligente?

La notion intelligente est, comme la notion sensible une perception complétée par un certain mode de l'activité de l'âme. La perception est au fond de toute notion, car il faut percevoir ce à propos de quoi on connaît. Il suit de là que, si quelque chose distingue la notion sensible de la notion intelligente, ce n'est pas la perception, qui est toujours la même dans les deux cas. Non, cette distinction emprunte ses caractères au but que se propose l'activité fonctionnelle de l'âme dans l'acquisition de la notion.

Expliquons-nous. Lorsque notre activité s'exerce dans le seul but d'acquérir une notion sensible, la sensibilité se borne à apprécier les caractères sensibles de la cause impressionnante en les comparant à ceux des notions. déjà acquises. Mais, lorsque notre activité s'exerce dans le but d'acquérir une notion intelligente, la sensibilité intelligente ne se contente pas d'apprécier les caractères sensibles. Que fait-elle alors? Percevrait-elle par hasard quelque chose de plus que ce que perçoit la sensibilité? Non, certes. L'intelligence n'est pas plus riche en perceptions que la sensibilité; mais ce qu'elle possède de plus que cette dernière, c'est un mode d'activité particulier qui sera le point de départ de perceptions nouvelles. Ce mode d'activité consiste à établir entre les perceptions élémentaires ou les divers ensembles de perceptions, des liens spéciaux qui portent le nom de rapports. Établir un rapport est le propre de l'intelligence seule, et nous ne croyons pas nous tromper en disant que sa caractéristique est dans cet acte.

La sensibilité établit entre les diverses perceptions des associations qui ressemblent souvent à des rapports;

mais, si l'on y regarde de près, on ne confondra pas deux actes aussi dissemblables. Ceci nous conduit à définir exactement ce que c'est qu'un rapport.

Du rapport. - On désigne généralement le rapport sous le nom de perception de rapport ou d'idée de rapport. Il est à peine besoin de faire sentir ce qu'il y a d'illogique dans ces dénominations. Le rapport n'est ni une perception ni une idée. D'autres, avec Garnier, confondent le rapport avec « les connaissances qui embrassent plusieurs objets; les idées de rapport, dit ce philosophe, et les idées abstraites et générales sont les produits du souvenir (1). »

Comme son nom l'indique, le rapport est d'abord une relation entre deux termes, c'est-à-dire un acte fonctionnel de l'âme s'exerçant à l'occasion de deux ou plusieurs causes impressionnantes et dans un but déterminé. Ce but, appréciable et apprécié par l'intelligence seule, consiste à découvrir les caractères non sensibles qui peuvent exister entre les causes impressionnantes.

Comme nous l'avons vu précédemment, la sensibilité apprécie les caractères sensibles en constatant simplement que telle impression l'affecte d'une façon distincte, en se souvenant que le résultat de cette impression est différent de celui d'autres impressions déjà reçues. La sensibilité intelligente agit de la même façon quand elle acquiert une notion sensible. Mais elle se conduit tout autrement quand, dans le but d'acquérir une notion intelligente, elle établit un rapport entre deux causes impressionnantes. Ici, les caractères physiques, capables d'affecter les sens, ne sont plus le but de l'activité de l'intelligence, mais simplement l'occasion de cette activité.

L'intelligence ne se demande pas si tel objet est blanc, dur, mou, sonore, lumineux. Non, ce qu'elle cherche n'est pas dans les objets, mais entre les objets, c'est-à

(1) Garnier, Traité des Facultés de l'âme, t. III, p. 117.

dire en elle-même; car c'est son activité propre qui représente le trait d'union qu'elle place entre deux causes impressionnantes.

Le grand, le petit, le nombre, l'étendue, la durée, le beau, le laid, le vrai, le faux, le vice, la vertu, ne sont pas dans les causes impressionnantes; ce sont les expressions verbales dans lesquelles l'intelligence a fixé d'une manière concrète les résultats de sa propre activité à l'occasion de plusieurs causes impressionnantes.

La grandeur et la petitesse ne sont pas dans les objets. Un objet n'est grand ou petit que parce que l'intelligence, en présence de deux objets dissemblables, s'est placée entre les deux, et a caractérisé sa manière de sentir la dissemblance par un mot qui exprime la nature du rapport qu'elle a établi entre les deux objets. La grandeur se trouve donc dans l'intelligence elle-même et non dans les causes impressionnantes.

Le même raisonnement est applicable à la formation de tous les autres rapports; mais il ne nous paraît pas nécessaire d'insister ici sur ce point.

Une conséquence très-grave, et qui avait échappé à l'observation des penseurs, résulte de l'explication qui précède c'est que, s'il est vrai que l'intelligence s'exerce toujours et nécessairement à l'occasion de l'activité sensible, il n'est pas moins certain que c'est d'elle-même qu'elle tire la notion intelligente, car les rapports sont la base et le fondement de toute connaissance.

Le rapport est donc un certain mode d'activité de l'âme, qui consiste à comparer deux perceptions, dans le but d'établir un caractère distinctif, non sensible, qui convienne à chacune sans appartenir en fait à aucune d'elles.

A ce compte, le rapport est une vue de l'intelligence se développant à la suite de l'activité de cette dernière, en présence de deux perceptions qu'elle compare, et il semble dès lors qu'on pourrait dire : perception de rapport, idée de rapport. Nous ne croyons pas qu'on doive céder à

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