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suppléer aux thèmes que le voyage ne nous permettait pas de faire. Une lecture commune de quelque livre d'histoire ou de morale succédait à ces exercices, ou bien chacun suivait son goût dans une lecture particulière; car une des choses qu'il nous inspirait le pius, sans l'exiger absolument, était que nous eussions toujours quelque livre de choix pour le lire après nos études ordinaires, afin de nous accoutumer par là à nous passer du secours d'un maître, et à contracter non-seulement l'habitude, mais l'amour du travail.-F. D'AGUESSEAU. (Voyez p. 178.)

Qui ne dit mot consent'.-(Anecdote.)

1. On m'a conté une anecdote assez singulière sur l'empereur Napoléon. Un homme d'esprit, qui était à la fois assez instruit et trèsmalheureux, songea qu'il remplirait une petite place un peu lucrative, aussi bien qu'une multitude de sots bien payés, et qui n'ont pour eux que leur bonheur. Il demanda donc un emploi: mais il n'avait point de protecteurs; et l'on sait que le mérite seul ne protége personne. Il essaya vainement trois ou quatre pétitions qui, selon l'usage, ne furent pas remises au monarque.

2. Fatigué, impatient, et toujours plus pauvre, il s'avisa d'un stratagème, qui ne serait pas indigne d'un courtisan. La nécessité donne souvent d'heureuses idées. Il écrivit avec beaucoup de soin un petit placet qu'il adressa à sa majesté le roi de Rome. Il ne demandait qu'un emploi de six mille francs; ce qui était très-inodeste.

3. Le cœur plein de l'espoir du succès, il alla trouver un officier général attaché à la personne de l'empereur; il lui avoua sa détresse, lui montra son placet, et lui dit: "Monsieur, vous feriez encore une action généreuse, et vous auriez droit à ma reconnaissance éternelle, si vous me donniez le moyen de présenter ce papier à l'empereur." Le général, qui était accessible autant que brave, conduisit le pétitionnaire devant Napoléon.

4. L'empereur prit le placet, remarqua l'adresse, et en parut agréablement étonné.-"Sire," lui dit-on, "c'est une pétition pour sa majesté le roi de Rome.""Eh bien!" répondit l'empereur, "qu'on porte la pétition à son adresse." Le roi de Rome avait alors six mois. Quatre chambellans eurent ordre de conduire le pétitionnaire devant la petite majesté. Le solliciteur ne se démonta pas5: il voyait la fortune sourire. Il se présenta devant le berceau du prince, déplia son papier, et en fit lecture à haute et intelligible voix, après les plus respectueuses révérences. L'enfant-roi balbutia quelques sons pendant cette lecture, et ne répondit point à la demande. Le cortége salua le petit monarque; et l'empereur demanda quelle réponse on avait obtenue?-"Sire, sa majesté n'a rien répondu."- -“Qui ne dit rien consent1," reprit Napoléon : "la place est accordée."-COLLIN DE PLANCY, auteur vivant, né à Plancy, près d'Arcis-sur-Aube, en 1793.

1 "Silence is consent."

3 Placet, "petition."

2 Voyez remettre dans le dictionnaire.

Napoléon (II), duc de Reichstadt, né à Paris en 1811.-Nommé roi de Rome à sa naissance, on l'emmena en Autriche en 1814, où il fut placé sous bonne garde. Il mourut en 1832 au château de Schoenbrunn, près de Vienne.

5 "Was not nonplussed," "did not lose his wits."

Le décisionnaire'. Fragment d'une lettre de Rica a Usbek.

(Ce morceau est extrait d'une des LETTRES PERSANES où de prétendus Persans, voyageant en France, expriment d'une manière spirituelle leurs opinions, ou plutôt celles de Montesquieu, sur les mœurs de ce pays, et sur beaucoup de questions graves.)

Je me trouvais l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire1 aussi universel; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des nouvelles du temps: il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moi-même: "Il faut que je me mette en mon fort; je vais me réfugier dans mon pays." Je lui parlai de la Perse: mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité de Tavernier et de Chardin3. "Ah!" dis-je en moi-même, "quel homme est cela? Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan' mieux que moi." Mon parti fut bientôt pris, je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.-MONTESQUIEU. (P. 177.)

Désespoir d'Harpagon, a qui l'on a volé son argent.

An voleur! au voleur! à l'assassin! au meurtrier! Justice, juste ciel! je suis perdu, je suis assassiné; on m'a coupé la gorge: on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu? Où est-il? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver? Où courir? Où ne pas courir? N'est-il point là? N'est-il point ici? Qui est-ce? Arrête. [A lui-même, se prenant le bras.] Rends-moi mon argent, coquin. Ah! c'est moi? Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas! mon pauvre argent! mon pauvre argent! mon cher ami! on m'a privé de toi; et, puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie: tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait; je n'en puis plus; je me meurs; je suis mort; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Euh! que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup", qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; et l'on a choisi justement le temps où je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et touts me semble mon voleur. Hé! de quoi est-ce qu'on parle là? de celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers", des prévôts10, des

1 Le décisionnaire est celui qui décide rapidement et avec assurance. Ce mot est inusité. 2 TAVERNIER (1605-1686), auteur des Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes.

3 CHARDIN (1643-1713), auteur du Voyage en Perse.

4 Ispahan, ville de Perse dont elle était jadis la capitale.

5"Whoever has done the deed."

7 Faire donner la question, "to put to the rack."

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"police officers,'

i. e., chercher.

8 i. e., tout le monde, 10"chief justices."

juges, des gênes1, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moimême après.-MOLIÈRE, Avare.

MOLIÈRE, le plus célèbre des auteurs comiques français, naquit en 1622 à Paris et y mourut en 1673. Parmi ses nombreuses pièces, qui sont presque toutes des chefs-d'œuvre, on admire surtout le Tartufe, le Misanthrope, les Femmes savantes et l'Avare.

Les montagnes de la Suisse.

(LA SUISSE, le pays le plus élevé de l'Europe, est une république divisée en 22 cantons. Le climat est généralement froid ou humide, et le sol stérile ou peu fertile. Cependant, les plateaux de médiocre hauteur et les vallées produisent des grains et offrent d'admirables pâturages. Les principales industries de la Suisse sont l'horlogerie, les soieries et la fabrication des fromages.)

1. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête; tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leurs épais brouillards; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu; quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré. A côté d'une caverne, on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs, où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

2. Ce n'est pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects! Au levant, les fleurs du printemps; au midi, les fruits de l'automne; au nord, les glaces de Ï'hiver. Elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol et formait l'accord, inconnu partout ailleurs, des productions des plaines et de celles des Alpes.-J.-J. Rousseau (1712–1778).

Venise.

(VENISE, sur l'Adriatique, est la capitale de la Vénétie, qui appartenait à l'Autriche. Elle est bâtie sur environ cent petites îles, au milieu des lagunes; elle semble sortir des eaux et offre un aspect unique: 9,000 gondoles parcourent les nombreux canaux que ces îles laissent entre elles: on compte dans cette ville environ 140 ponts. On y remarque la magnifique place Saint-Marc.”—BOUILLET.

Un sentiment de tristesse s'empare de l'imagination, en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation: on ne voit pas même une mouche en ce séjour; tous les animaux en sont bannis, et l'homme est là seul pour lutter contre la mer. Le silence est profond dans cette ville, dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l'unique interruption à ce silence. Ce n'est pas la campagne, puisqu'on n'y voit pas un arbre; ce n'est pas la ville, puisqu'on n'y entend pas le moindre mouvement; ce n'est pas même un vaisseau, puisqu'on n'avance pas : c'est

1 "tortures," "racks."

2 "I will have everybody hanged."

une demeure dont l'orage fait une prison; car il y a des moments où l'on ne peut sortir ni de la ville ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise qui n'ont jamais été d'un quartier à l'autre, qui n'ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d'un cheval on d'un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires, qui glissent sur les canaux, ressemblent à des cercueils ou à des berceaux. Le soir, on ne voit passer que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles; car, de nuit, leur couleur noire empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile.— Mme DE STAEL, néc à Paris en 1766, morte en 1818.

Le filou et le notaire.

1. La ville de Milan a été, au mois de juin, 1829, le théâtre d'un tour d'escroquerie1 assez singulier.

2. Un filou2, vêtu en paysan, cherchait des dupes sur la place publique, lorsqu'il vit venir à lui un notaire, chargé d'un gros sacs d'écus. C'était un assez bel homme; mais son sac était bien plus beau. Le filou, qui l'avait vu quelquefois, l'accosta:-"Monsieur," lui dit-il, en prenant le ton d'un villageois bien simple, "pardon si je vous arrête un moment. Je viens d'un bourg voisin (qu'il nomma) en ma qualité de marguillier3 de la paroisse, chercher un notaire pour arranger de grands débats qui nous sont survenus, et une chape1 pour M. le curé qui a brûlé la sienne cet hiver, en se chauffant dans la sacristie. Si c'était un effet de votre bonté de m'indiquer où je trouverai tout cela, vous me rendriez bien reconnaissant."

3. Le notaire ouvrit de grandes oreilles, et répondit du ton le plus poli qu'il était l'homme qu'on cherchait, et qu'il écrirait tous les actes et ferait toutes les affaires de la paroisse au prix le plus modéré.-"A ce que je vois," dit le filou, "vous êtes notaire?"-" Justement."-"Eh bien ! c'est bon, car vous me revenez. Savez-vous que vous allez gagner là deux ou trois cents écus?". "Allons, tant mieux."-" Mais en récompense de la pratique que je vous donne, il faut que vous me rendiez un vrai service. Notre curé est absolument de votre taille. Menez-moi chez un honnête marchand; essayez la chape1; ce qui vous ira bien, ira bien.”

4. Le notaire ne put se refuser à cette petite complaisance. Il conduisit le prétendu marguillier chez un vendeur d'ornements d'église; on choisit une belle chape, et le notaire se la m.it sur le dos. Il avait déposé pour cette opération son sac d'écus sur le comptoir. Pendant qu'il avait le dos tourné, le filou empoigna le sac, ouvrit la porte, et prit la fuite. Le notaire se retourna brusquement, et voyant partir son sac, il se mit à hurler, en courant du côté où il avait vu tourner son homme, et en criant de toutes ses forces au voleur! Le marchand courut de son côté après le notaire en poussant les mêmes cris. Le filou, qui n'était pas hors de péril, courait toujours en criant aussi: "Arrêtez le voleur! c'est un sacrilége! il a pris la chape de Saint Ambroise! il est fou! arrêtez-le avec précaution; je vais aller chercher la justice."

5. La populace qui voyait un notaire courir les rues avec une chape sur le dos, ne douta pas un instant que ce ne fût l'homme dont il

1 Escroquerie, "swindling."

3 Marguillier, "churchwarden."
• Sacristie," vestry."

2 Filou, "pickpocket," "swindler."
4 Chape, "cope," i. e., sacerdotal cloak.

s'agissait. On l'arrêta malgré ses clameurs; on le gourma2 de quelques coups de poing; les bonnes gens à qui le filou venait d'apprendre qu'on emportait la chape de Saint Ambroise, se hâtèrent d'en déchirer des lambeaux, pour en faire des reliques et des amulettes3; si bien qu'elle disparut en un clin d'œil.

6. On reconduisit enfin le notaire chez le marchand; toute l'affaire s'expliqua; mais le voleur s'était sauvé avec le sac; et le notaire fut encore obligé de payer la chape.-COLLIN DE PLANCY.

Les progrès du genre humain.

DIEU a destiné l'homme à travailler, à travailler rudement, d'un soleil à un autre soleil, à arroser la terre de ses sueurs. Nu sur la terre nue, tel est l'état dans lequel il l'a jeté sur la terre, dit un ancien. C'est à force de travail que l'homme pourvoit à tout ce qui lui manque. Il faut qu'il se vêtisse, en arrachant au tigre et au lion la peau qui les recouvre pour en recouvrir sa nudité; puis les arts se développant, il faut qu'il file la toison de ses moutons, qu'il en rapproche les fils par le tissage, pour en faire une toile continue qui lui serve de vêtement. Cela ne lui suffit pas il faut qu'il se dérobe aux variations de l'atmosphère, qu'il se construise une demeure où il échappe à l'inégalité des saisons, aux torrents de la pluie, aux ardeurs du soleil, aux rigueurs de la gelée. Après avoir vaqué à ces soins, il faut qu'il se nourrisse, qu'il se nourrisse tous les jours, plusieurs fois par jour, et tandis que l'animal privé de raison, mais couvert d'un plumage ou d'une fourrure qui le protége, trouve, s'il est oiseau, des fruits mûrs suspendus aux arbres, s'il est quadrupède herbivore, une table toute servie dans la prairie, s'il est carnassier, un gibier tout préparé dans ces animaux qui pâturent; l'homme est obligé de se procurer des aliments en les faisant naître, ou en les disputant à des animaux plus rapides ou plus forts que lui. Cet oiseau, ce chevreuil dont il pourrait se nourrir, ont des ailes ou des pieds agiles. Il faut qu'il prenne une branche d'arbre, qu'il la courbe, qu'il en fasse un arc, que sur cet arc il pose un trait, et qu'il abatte cet animal pour s'en emparer, puis enfin qu'il le présente au feu, car son estomac répugne à la vue du sang et des chairs palpitantes. Voici des fruits qui sont amers, mais il y en a de plus doux à côté: il faut qu'il les choisisse, afin de les rendre, par la culture, plus doux et plus savoureux. Parmi les grains il y en a de vides ou de légers, mais dans le nombre quelques-uns de plus nourrissants: il faut qu'il les choisisse, qu'il les sème dans une terre grasse qui les rendra plus nourrissants encore, et que par la culture il les convertisse cn froment. Au prix de ces soins l'homme finit par exister, par exister supportablement, et Dieu aidant, beaucoup de révolutions s'opérant sur la terre, les empires croulant les uns sur les autres, les générations se succédant, se mêlant entre elles du nord au midi, de l'orient à l'occident, échangeant leurs idées, se communiquant leurs inventions, de hardis navigateurs allant de cap en cap, de la Méditerranée à l'Océan, de l'Océan à la mer des Indes, d'Europe en Amérique, rapprochant les produits de l'univers entier, l'espèce humaine arrive à ce point, que sa misère s'est changée en opulence, qu'au lieu de peaux de bêtes elle porte des vêtements de soie et de pourpre, qu'elle vit des aliments les plus succulents, les plus variés, produits souvent à quatre mille lieucs

1 i. e., l'homme en question.

3 Amulette, amulet, charm.

5 i. e., d'une manière supportable, tolérable.

2 Gourmer, "to beat," "to deal (blows)."

4 Ou qu'il se vête.

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