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BIOGRAPHIE

GÉNÉRALE

DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULES JUSQU'A NOS JOURS.

*DANS ( Adolphe), poëte néerlandais, mort en 1636. Ona de lui: Oratio de laudibus Elizabethæ, reginæ Angliæ; Leyde, 1619, in-4°; Poemata; accessit vita Elizabethæ, Anglorum reginæ; ibid., 1636, in-12 (ouvrage posthume).

Adelung, Supplément à Jöcher, Allgem. Gelehr.-Lex. DANSSE OU D'ANSSE DE VILLOISON (Jean-Baptiste-Gaspard), célèbre helléniste français, né à Corbeil, le 5 mars 1750, mort à Paris, en 1805 (1).

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(1) Dansse ou D'Ansse de Villoison était originaire d'Espagne. Un de ses ancêtres, nommé Miguel de Ansso, vint en France, à la suite de la reine Anne d'Autriche, dont Il était l'apothicaire. Son noin, en passant dans la langue française, fut orthographié de plusieurs manières. On le trouve écrit dans les mémoires du temps, d'Ance, Dance, D'Ance, Danse, Dansse. Dans les Historiettes de Tallemant des Réaux (t, V, p.. 24), on lit Hanse, et ailleurs (t. VI, p. 144) Hanssè. Mais je crois que dans ces passages il faut reconnaître une faute de copiste et écrire Dansse ou D'Ansse. Sa femme était femme de chambre d'Anne d'Autriche, et, comme dit De La Porte (Mémoires, p. 223), elle entraît au prie-Dieu de S. M. et avait grande part à sa familiarité; en sorte que le crédit dont elle jouissalt finit par porter ombrage au cardinal Mazarin. Suivant le même écrivain (p. 226), «Mme de Hautefort ayant voulu, comme elle faisait autrefois, entrer au prie-Dieu de la reine, Mme Dansse lui dit de la part de S. M. qu'elle sortit, et que la reine ne voulait voir personne avec elle à cette heure-là ». A l'époque des troubles de la Fronde, Mme Dansse, qui était liée avec plusieurs des principaux frondeurs, perdit la confiance de la reine, et fut complétement disgraciée (Mém. de Mae de Motteville; Lettres de Guy Patin à Ch. Spon). Mais, suivant toute apparence, elle ne tarda pas à reCouvrer l'affection de cette princesse et à remplir de nouveau la place qu'elle avait occupée auprès d'elle; car dans son testament (Mémoires de Motteville, t. VI. p. 326) Anne d'Autriche légua à chacune des demoiselles de Niert, Varenne, du Bocher, Braquemont, Dance et Daubry, ses femmes de chambre ordinaires, la somme de 10,000 livres, et au sieur Dancé, apothicaire de son corps, 10,000 livres. Suivant le témoignage de Dacier (Memoires de l'Institut, 1815, p. 354), Miguel de Ansso, en récompense de ses longs services, avait obtenu des lettres de naturalisation et de confirmation de NOUV. BIOGR. GÉNÉR, T. XIII.

Il tirait son surnom d'un village situé dans les environs de cette ville. Envoyé à Paris pour y faire ses études classiques, il habita successivement plusieurs colléges de la capitale. Suivant ses biographes, il passa du collège de Lisieux à celui du Plessis, puis à celui des Grassins. Mais probablement, dans cette énumération, ils ont oublié le collége d'Harcourt; car c'est dans ce dernier établissement qu'il connut le père de l'auteur de cet article, et forma avec lui cette liaison d'ami

son ancienne noblesse. Son fils (Jean) lui fut adjoint, et lui succéda dans la charge qu'il occupait à la cour. Après la mort de Miguel de Ansso, sa veuve habitait dans la maison des Quinze-Vingts (Tallemant, t. VI, p. 144). Elle avait auprès d'elle sa dille, femme de chambre de la reine, et épouse d'un nommé Patrocle, écuyer ordinaire de la même princesse (De La Porte, Mémoires, p. 175). Un de ses fils était probablement cet abbé Danse dont parle Bussy-Rabutin (Lettres, t. I. p. 285; t. V, p. 274, 280). Il avait été d'abord membre de la congrégation de l'Oratoire, et obtint du cardinal Mazarin un canonicat de la Sainte-Chapelle. Suivant la tradition, c'est lui que Boileau, dans son Lutrin, a désigné sous le nom du chanoine Evrard; ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût intimement lié avec le célèbre poëte, dont il avait tenu une nièce sur les fonts de baptême.

Les petits-fils de Miguel de Ansso embrassèrent la pro fession des armes. L'un d'eux, capitaine de dragons, fut tué à la bataille de Hochstedt (M. Dacier, tom. 1). L'afeul paternel de M. de Villoison, qui occupait dans la hiérarchie militaire une position distinguée, avait contracté un mariage d'inclination, en épousant une très-jolie personne, mais qui n'appartenait nullement à une famille de gentilshommes. Son fils, père du savant qui fait l'objet de cette notice, resta dans la carrière militaire autant de temps qu'il lui fallait pour obtenir la croix de SaintLouis. C'était un homme franc, loyal, qui attachait peu d'importance à la culture des lettres. Il avait peine à concevoir comment son fils s'était écarté de la route que lui avaient tracée les exemples de sa famille, et comment cette déviation l'avait conduit à une renommée européenne, dont il semblait partager peu le prestige, Une branche de cette famille, sous le nom de Danse, est depuis longtemps établie dans la ville de Beauvais, où elle occupe encore aujourd'hui une position très-honorable.

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tié qui se prolongea tout le temps de leur vie. Le jeune Villoison se distingua par un goût passionné pour la littérature, surtout pour la langue grecque, une mémoire prodigieuse et une ardeur infatigable pour le travail. Dans les concours universitaires, il obtenait chaque année les premiers prix, principalement ceux de version grecque et de vers latins. Une seule fois la palme de la composition grecque lui échappa; mais ce fut par la faute des examinateurs, qui s'en rapportèrent trop à une version latinë. Dans une autre circonstance, on avait donné pour sujet de la composition latine une version extraite de l'Histoire naturelle de Pline, et remplie d'expressions techniques ainsi que de mots qui ne se trouvent pas dans les lexiques ordinaires. Les concurrents, pour la plupart, reculèrent devant ces difficultés, et n'essayèrent pas même une lutte qui leur paraissait impraticable. Le jeune Villoison ne se laissa nullement effrayer par une tâche si épineuse. Il aborda de front les obstacles que lui offrait la matière. Il traduisit tout, sans hésiter, sans passer un seul mot, et le prix lui fut décerné par acclamation. On a peine à concevoir jusqu'à quel point, dans un âge encore tendre, il avait acquis une connaissance approfondie des meilleurs écrivains grecs et latins. Je lui ai souvent entendu dire que dans le cours de ses études classiques, et avant de quitter le collége, il avait lu quinze fois les odes de Pindare. En sortant de ses classes, il suivit, au Collège de France, les leçons de Capperonier, professeur de grec. Poursuivant avec un zèle passionné, une ardeur insatiable, les travaux auxquels il avait voué sa vie, déployant, à peine dans l'adolescence, les talents et l'érudition qui auraient honoré un homme blanchi dans les études les plus profondes, il conquit bientôt l'estime de tous ceux qui le connaissaient, et acquit une véritable célébrité. Voulant mettre en pratique le précepte de Perse:

Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter,

il était empressé de communiquer au public savant un premier fruit de ses doctes veilles. Par le conseil d'un profond érudit, le Suédois Biornstæbl, il choisit pour objet de ses recherches le Lexique d'Apollonius sur Homère, qui était conservé dans un seul manuscrit appartenant à la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Germain-desPrés. Non content de copier avec une exactitude scrupuleuse un texte grec hérissé d'abréviations, il l'accompagna d'une version latine, de commentaires et de prolégomènes qui annonçaient une vaste et solide érudition. A cette époque, et guidé par les leçons du même savant, il s'était livré à l'étude de l'hébreu, du syriaque, de l'arabe, et avait fait dans ce genre de travail des progrès rapides, qui excitaient au plus haut point l'admiration de son docte maître. Sans doute Villoison, absorbé par sa passion pour le grec, négligea beaucoup, par la suite, ces connaissances accessoires; mais dans ses notes surle

Lexique d'Apollonius il a pris soin de consigner les étymologies d'un grand nombre de mots grecs, dont il va chercher les origines dans la langue hébraïque. Ce genre de travail, auquel dans un åge plus mûr il attachait beaucoup moins d'intérêt, témoigne de la ferveur de son zèle pour des connaissances qu'il venait récemment d'acquérir. L'ouvrage parut en 1773, et forme deux volumes in-4°. L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui s'était fait rendre compte d'un fruit si étonnant d'érudition précoce, s'était hâtée, l'année précédente, d'appeler dans son sein l'éditeur, qui n'était alors âgé que de vingt-deux ans. Comme une pareille distinction était saus exemple dans les fastes de cette société, elle dut solliciter du roi Louis XV une dispense, qui fut accordée dans les termes les plus honorables.

Si l'on en croit Chardon de La Rochette, Villoison entreprit, en l'année 1775, un voyage dans lequel il parcourut la Hollande, une partie de l'Allemagne, et surtout la Saxe. Mais j'avoue que je n'ai trouvé aucune trace de cette prétendue excursion; tout me porte à croire que cette assertion repose sur une méprise, et que notre savant à l'époque dont il s'agit n'avait pas quitté Paris, et encore moins la France. En 1778 Villoison publia une édition grecque et latine du roman de Daphnis et Chloe, composé par le sophiste Longus; it accompagna cet ouvrage d'un long et savant commentaire. Toutefois, on doit remarquer un fait qui a besoin d'explication. Dans la préface, l'éditeur annonce que son travail offrira de nombreuses explications et conjectures, que lui avaient suggérées les hellénistes de l'Europe les plus célèbres, avec lesquels il entretenait une docte correspondance; et cependant ces observations, annoncées avec tant d'éclat, ne sont pas en fort grand nombre. Mais il faut savoir que, dans l'intention du savant éditeur, son commentaire devait avoir une bien plus grande étendue. Un libraire estimable, M. De Bure, s'était chargé de publier l'ouvrage. Le texte, avec la version latine, était déjà imprimé. Villoison avait remis les notes qui concernaient les premiers chapitres, et qui, dit-on, auraient formé un volume entier. Le libraire, épouvanté de l'extension qu'avait prise ce travail, et craignant que cette surabondance d'érudition, en augmentant la valeur commerciale du livre, ne nuisit à son débit, s'adressa à l'un des confrères dè Villoison, M. Larcher, et le conjura d'engager son ami à resserrer son commentaire dans les limites que réclamait impérieusement l'intelligence du texte, et à réserver pour une autre occasion cette masse d'observations, sans doute fort utiles pour la philologie grecque, mais dont l'abondance aurait pu nuire au succès matériel du livre. Villoison céda, bien à regret sans doute, et se contenta de joindre au texte environ 300 pages de commentaires. L'année qui précéda cette publication, Villoison avait acquis la connaissance d'un savant éminemment distingué. Wyttenbach était venu faire un voyage à Paris, pour collationner les ma

nuscrits de la Bibliothèque du Roi. Il se proposait alors de publier une édition complète et critique de toutes les œuvres de Plutarque. Villoison annonçait ( Animadvers., p. 4) ce travail comme devant bientôt paraître : « Cui præstantissimam et omnibus numeris absolutam Plutarchi editionem mox debebimus. » Malheureusement de nombreux obstacles retardèrent la marche de cette vaste entreprise; et bien des années après cette époque les Œuvres morales seales ont vu le jour, accompagnées seulement d'une partie du commentaire qu'avait promis l'illustre philologne.

Villoison avait contracté un mariage parfaite. ment assorti, qui devait faire le bonheur de sa vie. Il venait d'épouser Mule Caroline de Neukart, native de Pithiviers. Cette jeune personne réunissait à toutes les qualités qui font l'ornement de son sexe une connaissance approfondie de la langue grecque et bien d'autres talents, qu'elle cachait avec le plus grand soin. Charitable au dernier point, elle faisait souvent enlever de sa table un plat délicat, et le faisait porter à une pauvre famille. Pleine d'habileté dans la conduite des affaires, elle était parvenue à augmenter de beaucoup les revenus de sa maison. Villoison aimait tendrement son intéressante compagne; mais, par malheur, il ne put pas jouir longtemps du bonheur qu'il trouvait auprès d'elle. Après quelques années de mariage, dominé par sa passion pour la langue grecque, il sollicita et obtint, en 1781, la permission d'aller à Venise aux frais du roi pour faire dans la Bibliothèque de cette ville des recherches savantes, qui promettaient d'importants résultats. Il séjourna trois années dans cette ville, s'occupant avec ardeur de compulser les manuscrits et d'en extraire tous les morceaux inédits qui avaient rapport à la littérature grecque. Il en composa deux volumes in-4°, qui parurent à Venise, sous le titre d'Anecdota græca. Le premier, comme on sait, se compose de l'Ionia de l'impératrice Eudocie; le second renferme une quantité prodigieuse de fragments, plus ou moins longs, d'auteurs grecs, surtout de grammairiens, de scoliastes. Il avait aussi découvert une portion d'une version grecque de la Bible, différente de celle des Septante. Il en publia plusieurs livres à Strasbourg en 1784, et y joignit une préface savante et de courtes notes. Il envoya la copie du Pentateuque à un habile helléniste, Ammon, qui se chargea de le faire imprimer; l'ouvrage parut, en 3 vol. in-8°, l'an 1790. Mais une découverte qui excita chez Villoison et dans toute l'Europe savante un véritable enthousiasme fut celle d'un manuscrit gree de l'hade, copié dans le dixième siècle, et offrant avec les obèles et autres signes inventés par les grammairiens de l'école d'Alexandrie une masse considérable de scolies extraites des ouvrages de ses anciens critiques. A la vue de ce trésor, si précieux pour la philologie grecque, Villoison fut au comble de la joie. Il s'empressa de copier cet

important manuscrit, et de le mettre sous presse. Durant son séjour à Venise, il se délassait de ses laborieuses recherches en allant passer une partie de ses soirées dans les réunions où se trouvait rassemblée la plus brillante société, et où il était accueilli avec le plus vif empressement. Ce fut à cette époque qu'il prit pour la littérature italienne ce goût passionné qu'il a conservé toute sa vie (1).

Villoison avait été invité par le duc de SaxeWeimar à se rendre à sa cour. Il accepta avec empressement cet honorable appel, et séjourna quelque temps auprès du duc, qui le combla de témoignages de bienveillance. Voulant reconnaître à sa manière la brillante hospitalité dont il avait été l'objet, il adressa à ses illustres hôtes des lettres latines, dans lesquelles il passait en revue quelques-uns des trésors littéraires qu'il avait trouvés dans la bibliothèque du palais de Weimar. L'ouvrage parut à Zurich, sous le titre de : Epistolæ Vinarienses, in-4°, 1783. M. Dacier, avec sa verve un peu épigrammatique, s'est égaye sur l'idée qu'avait eue le savant helléniste d'adresser une lettre hérissée de grec à une princesse qui, dit-il, ne se piquait pas de savoir le latin et encore moins le grec. Mais, comme l'a fait observer Chardon de La Rochette, la duchesse de Saxe-Weimar, par l'étendue et la profondeur de ses connaissances, était parfaitement digne de recevoir un présent de ce genre et capable de l'apprécier. Villoison, à la suite de ces voyages, était de retour à Paris, lorsqu'une imprudence peu excusable le compromit assez gravement à l'égard d'un ami et d'un confrère. Le baron de Sainte-Croix, qui était alors absent de Paris, en 1784, le pria de surveiller l'impression de ses Recherches sur les Mystères du Paganisme. Il accepta volontiers cette tâche; mais il comprit mal ses fonctions d'éditeur. Il ajouta à l'ouvrage de son ami quantité de notes, dans lesquelles il modifiait ou contredisait les assertions de l'auteur. Enfin, il inséra au milieu de l'ouvrage une dissertation latine sur la théologie des stoïciens. Ce morceau, complétement inutile, et qui formait dans un ouvrage français un véritable hors-d'œuvre, coupait d'une manière désagréable l'ensemble du travail de l'auteur. M. de Sainte-Croix fut outré de ce qu'il appelait une infidélité, et réclama vivement sur ce sujet par une lettre insérée dans le Journal des Savants. Tous ses amis, qui étaient en

(1) En parlant habituellement la langue italienne, il avait, comme on peut croire, et sans y penser, adopté l'accent de Venise et les idiotismes particuliers à cette ville. Une petite anecdote achèvera de démontrer combien, après une interruption d'un grand nombre d'années, il avait, à son insu, conservé le caractère du langage qu'il avait durant plusieurs années parlé d'une manière exclusive. Au commencement de ce siècle, Villoison, se rendant à la campagne, rencontra dans l'avenue de Neuilly un bataillon de soldats napolitains. It s'approcha d'eux, et engagea avec eux une longue conversation en langue italienne. Au moment où ils allaient se séparer, ces braves gens lui dirent : « Monsieur, vous ne pourriez pas renier votre patrie: vous êtes vraiment Italien de nation, et natif de Venise. »

même temps ceux de Villoison, s'unirent pour blâmer la conduite du savant éditeur. Il faut savoir que Villoison s'occupait depuis longtemps d'une édition critique du traité grec de Cornutus De Natura Deorum; que dès l'année 1775, dans une lettre adressée au Suédois Biœrnstæhl, il lui rendait un compte détaillé de son travail sur cet écrivain et des recherches auxquelles il s'était livré pour éclaircir la théologie des stoïciens. Cet ouvrage, qui était demeuré inédit, a été publié à Gættingue en 1844, par M. Osann, qui y a joint des notes et des éclaircissements fort utiles. Du reste, et je me plais à le dire, ce procédé dont M. de Sainte-Croix avait eu à se plaindre ne produisit entre lui et Villoison qu'un refroidissement passager. Bientôt ces deux savants reprirent l'un pour l'autre les sentiments d'amitié qui les avaient unis jusqu'à cette époque, et qui se maintinrent sans interruption jusqu'au moment où la mort vint en rompre les liens.

Bientôt Villoison vit un nouveau champ s'offrir à ses doctes investigations. Le roi venait de le choisir pour aller explorer la Grèce, dans le but principalement de recueillir les inscriptions antiques et les manuscrits qui pouvaient avoir échappé aux ravages du temps et à la main dévastatrice des hommes. Fier d'une pareille mission, qui flattait si bien ses goûts et lui offrait tant de chances de découvertes précieuses, il eut le courage d'abandonner une seconde fois une femme bien aimée et de s'exposer volontairement aux hasards d'une expédition lointaine. Il trouvait dans cette circonstance un avantage inappréciable, celui d'accompagner son noble confrère à l'Académie le comte de Choiseul-Gouffier, qui allait remplir les fonctions importantes d'ambassadeur de France près la Porte ottomane. Dans la même société se trouvait un poëte brillant, trop oublié aujourd'hui, je veux dire l'abbé Delille. Arrivé à Constantinople, en 1785, Villoison, confrère et ami de l'ambassadeur, fut obligé de se répandre dans la haute société française et étrangère et d'assister à toutes les fêtes brillantes où les représentants des différentes cours déployaient à l'envi leur luxe et leur magnificence. (1) Villoison ne tarda pas à s'arracher aux plaisirs de Constantinople pour aller remplir la noble mis

(1) Je me rappelle à ce sujet une anecdote que je lui ai entendu raconter, et qui avait excité chez lui un sentiment de terreur bien légitime. Dans un bal que donnait le comte de Choiseul-Gouffier, il se trouvait parmi les nombreux invités une jeune Grecque d'une beauté parfaite, d'une figure vraiment angélique. Tous les assistants etaient empressés autour de cette aimable personne, lui prodiguaient les adulations les plus flatteuses, et briguaient le plaisir de danser avec elle. Le lendemain on apprit que la peste régnait dans la famille de la Jeune Grecque, et que le matin même de la fête son frère, encore en bas âge, était mort sur ses genoux, par suite de cette terrible maladie. Tous ceux qui faisaient partie de cette réunion, ceux surtout qui avaient pressé la main de la danseuse, restèrent glacés d'effroi, craignant de voir à tout instant surgir sur leur corps des bubons pestilentiels. Heureusement cette inquiétude ne se réalisa pas; et la Jenne Grecque ainsi que les danseurs n'éprouvèrent aucune atteinte du redoutable fléau.

sion à laquelle l'avait appelé la confiance du roi. Il dirigea d'abord sa course vers les îles de l'Archipel. Embarqué souvent sur de frêles esquifs, bravant les périls d'une mer orageuse, les attaques des pirates, les ravages de la peste, il pénétrait partout où il espérait réaliser les deux grands objets de son voyage, la découverte des inscriptions inconnues et la recherche des manuscrits on le voyait, la tête couverte d'un immense chapeau de paille, accompagné de son fidèle domestique Joseph, qui portait un vase plein d'eau et une éponge, parcourir les campagues, sous les rayons d'un soleil ardent, et observer avec le plus grand soin si l'on foulait aux pieds une inscription. Dès qu'un de ces monuments s'offrait à nos explorateurs, on s'occupait aussitôt à laver la pierre, afin d'enlever la terre qui remplissait les lettres, et à faire reparaître une inscription qui souvent était restée inaperçue depuis un temps immémorial. Villoison eut bien des fois la satisfaction de faire en ce genre des découvertes aussi importantes qu'inespérées. Quant aux manuscrits, ses recherches furent complétement infructueuses; il ne trouva nulle part un seul ouvrage, un seul fragment, d'un écrivain de l'antiquité, pas même un volume des extraits rédigés par ordre de l'empereur Constantin Porphyrogénète. Les bibliothèques des divers couvents n'offrirent à ses regards que des livres ascétiques, des ouvrages de controverse (1).

Je ne suivrai point le savant voyageur au travers de ses courses aventureuses. Parlant avec facilité la langue grecque vulgaire, accueilli avec empressement par les hommes du rang le plus élevé, il aimait à se mêler aux gens du peuple, aux paysans, sûr de retrouver parmi eux des locutions et des usages antiques, qui se conservent plus sûrement chez eux que dans les classes supérieures de la société. Il se plaisait à répéter qu'il existait une foule de passages d'Aris

(1) Qu'il me soit permis à cette occasion de rapporter une anecdote, qui n'a pas sans doute un grand caractère de gravité, mais dont le souvenir s'était conservé dans la Grèce longtemps après le voyage de Villoison. Ce savant, étant monté sur une petite barque, fut jeté par un coup de vent sur un flot désert, qui ne lui offrait pour asile qu'une chapelle abandonnée, et pour nourriture que des herbes sauvages et des coquillages. Il fallut rester durant trois semaines dans une situation si peu attrayante. Le voyageur, on peut le croire, s'ennuyait mortellement de son oisiveté et des tristes aliments qui étaient seuls à sa disposition. Joseph lui disait Journellement : « Avouez, monsieur, que nous sommes bien mal ici; que nous étions beaucoup mieux à Paris, dans la rue de Blèvre. » Enfin, un hasard heureux vint les arracher à cette triste position. Villoison, épuisé par ce jeûne si désagréablement prolongé, était à peine arrivé sur le continent, qu'il fut invité par des Grecs à un repas de noces. Sur la table figurait un cochon de lait rôti. On le présente à Villoison, pour qu'il en choisit le morceau qui lui conviendrait le mieux. Mais le savant convive, emporté par un appétit fougueux, et absorbé d'ailleurs par le feu de la conversation, au lieu de faire circuler le plat, le garda devant lui, et mangea l'animal tout entier. Sans sortir de sa distraction, il tendait son assiette pour réclamer une nouvelle part, lorsque le désappointement de ses commensaux lui révéla qu'il venait de consommer à lui seul un plat destiné pour une nombreuse compagnie.

tophane dont le sens véritable ne lui avait été révélé que depuis son voyage en Grèce, attendu qu'il avait rencontré chez les classes inférieures du peuple les proverbes, les expressions familières auxquels fait allusion le poëte comique. Après avoir parcouru trente-quatre îles de l'Archipel, il se rendit ensuite au mont Athos, dont il explora avec un soin minutieux les vingt-six bibliothèques. Mais là ses espérances furent encore complétement déçues : il n'y trouva que des ouvrages ascétiques ou des livres de controverse religieuse. Quelques personnes avaient supposé que Villoison, dont le caractère avait quelque chose de peu grave, n'avait gagné qu'imparfaitement la confiance des moines, qui avaient montré peu d'empressement à lui communiquer leurs richesses littéraires; mais cette conjecture manque d'exactitude. Il paraît bien démontré que ces pauvres religieux n'avaient ni la volonté ni le pouvoir de soustraire aux recherches de leur hôte des manuscrits tant soit peu précieux (1). Ensuite il visita Athènes, la contrée voisine et le Peloponnèse. Ce fut près des ruines de l'ancienne Sparte qu'il trouva les Tzaconiotes, descendants des Lacédémoniens, et dont le langage lui offrit le dialecte dorique presque dans sa pureté primitive. Il rédigea sur les lieux une grammaire et un dictionnaire de cet antique idiome. Revenu en France, en 1787, il s'empressa de communiquer à l'Académie un sommaire du résultat de ses recherches. Il annonça à cette compagnie de nombreux mémoires relatifs au même objet. Peu de temps après son retour il perdit la femme aimable qu'il chérissait, mais dans la société de laquelle il n'avait pu passer qu'un bien petit nombre d'années. A la même époque il conçut le plan de son Voyage historique en Grèce; cet ouvrage devait offrir pour chacun des lieux qu'avait parcourus le docte explorateur une histoire complète de la ville et de la contrée, depuis les temps héroïques jusqu'à nos jours. Les observations personnelles du voyageur devaient sur chaque point corroborer et compléter les renseignements fournis par les monuments littéraires et historiques. Il n'y avait dans toute l'Europe que Villoison qui put entreprendre un travail aussi gigantesque et en surmonter les prodigieuses difficultés. Voulant apporter dans la réalisation de ce plan une exactitude poussée jusqu'au scrupule, il s'imposa la tâche de relire en entier, a capite ad calcem, la plume à la main, tous les écrivains de l'antiquité profane et chrétienne, et d'y recueillir tous les passages, même les moins importants, qui pouvaient entrer, d'une manière ou d'une autre, dans le plan projeté. La

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vaste collection de la Byzantine avait été lue par lui quatre fois; chaque Père de l'Église, au moins trois fois.

L'année suivante parut enfin, à Venise, l'édition de l'Iliade d'Homère, accompagnée de nombreuses observations empruntées aux grammairiens grecs de l'école d'Alexandrie. Le savant helléniste plaça en tête du poëme des prolégomènes étendus, remplis de discussions approfondies sur une foule de points relatifs à la philologie et à l'érudition grecques. Cette publication fut accueillie avec une vive reconnaissance par tous les savants, qui voyaient pour la première fois s'ouvrir devant eux une mine abondante de renseignements, aussi précieux qu'inattendus. Malheureusement, il faut le dire, Villoison entraîné dans des voyages lointains, ne put pas surveiller par lui-même cette édition, qui présente un assez grand nombre de fautes (1). On peut regretter également qu'il ait fait imprimer les mots grecs sans les accompagner des esprits et des accents qui leur conviennent. Il est aussi fàcheux qu'il n'ait pas joint à son édition un index destiné à reproduire dans un ordre méthodique les nombreux renseignements contenus dans cette foule de scolies. Mais un inconvénient auquel il n'avait nullement songé lui causa, il faut le dire, un véritable et long chagrin. Dans ses prolégomènes, parlant des Rhapsodes, qui chantaient dans la Grèce les vers d'Homère, il avait dit, ce qui paraissait fort naturel, que ces hommes, plus ou moins lettrés, reproduisant des extraits du poëte, et voulant offrir à leurs auditeurs des narrations parfaitement complètes, s'étaient permis de transposer quelques vers, d'en supprimer d'autres, de compléter ceux qui offraient des lacunes. Plus tard un helléniste célèbre, Frédéric Wolf, entreprit de contester l'existence d'Homère et d'infirmer le témoignage de la tradition constante qui attribuait à un poëte de ce nom la composition de l'Iliade et de l'Odyssée. Partant des aveux faits par Villoison, il ne craignit pas de le représenter comme ayant posé la base de ce système hardi. Les personnes, en petit nombre, qui ont connu notre savant compatriote se rappellent avec quel chagrin et quelle indignation il repoussait une assertion de ce genre. Admirateur enthousiaste d'Homère, il frémissait en pensant qu'on avait pu le soupçonner de nier l'existence de ce poëte. Il rejetait, avec toute la force d'une conviction profonde, une hypothèse hardie, qui dans ces poëmes si réguliers, si magnifiques, ne voyait que des mor

(1) Un helleniste fort habile, feu M. Bast, avait pris la peine de collationner d'un bout à l'autre l'ouvrage sur le manuscrit original, qui se trouvait momentanément à Paris. J'ai eu jadis occasion de voir entre ses mains ce travail, exécuté avec une exactitude vraiment scrupuleuse. Depuis, M. Imman. Becker a publié de nouveau le scoliaste de Venise. Malheureusement, comme il l'atteste lui-même, il crut pouvoir se dispenser de relire une seconde fois le plus beau et le plus important des deux manuscrits qui avaient été la source de cette publication.

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