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Bertrand; Perlet, Arnal, Achard, Levasseur, etc., etc. En même temps d'ingénieux rébus, traduisant le nom des personnages, venaient rendre ces types plus épigrammatiques, plus plaisants et aussi plus populaires.

Dantan ne se contenta pas d'avoir élargi pour les Français le cercle du rire et ajouté un grelot de plus à la folie humaine. Il alla chercher de nouveaux types en Angleterre; là son talent entra dans une nouvelle ère, et atteignit à la hauteur de la satire. Les ducs de Cumberland et de Glocester; lord Wellinglon, lord Grey; lord Brougham, assis sur le sac de laine; lord Dorset ; le marquis de Clanricarde, gendre de Canning; O'Connell, l'orateur populaire aux gestes véhéments; Cobbett, négligé dans sa pose et sa toilette; Samuel Rothschild, nageant avec délices sur des monceaux d'or; sir Roger, le poëte banquier; lord Selton, lord Allan, George Bummel, et la plupart des représentants de la politique, de la finance et de la fashion anglaises, fournirent à Dantan certains traits de satire que ne sauraient atteindre ni la plume ni le baria. La charge de Talleyrand offrit surtout un mélange de sérieux et de grotesque impossible à rendre par tout autre que Dantan : cette figurine est considérée comme un portrait frappant de vérité. Le cadre de cet ouvrage ne nous permet pas de donner le catalogue complet des euvres comiques et sérieuses de M. Dantan jeune; nous signalerons pourtant parmi les dernières les bustes de Jean-Bart, de Giulia Grisi, de Thalberg, de Bentinck, la statue de Boïeldieu, inaugurée à Rouen en 1838, les bustes de miss Adélaïde Kemble, exposé en 1844; — du célèbre architecte Soufflot; salon de 1845 ; - du docteur Jules Cloquet; ibid. ; —du docteur Jobert de Lamballe; ibid.; — du compositeur Onslow; ibid., - du compositeur Cherubini; salon de 1847; de Lallemand; ibid. ; — de Dittmer; ibid.; de Rose Chéri, artiste dramatique; ibid.; - de Samson, de la ComédieFrançaise ; ibid.; - de Fattet; salon de 1848; de A. Pérignon; ibid.; - du docteur Clot-Bey; salon de 1849; -du docteur Blandin; ibid.; de Méhémet-Ali, pacha d'Égypte; ibid.; - de Maine de Biran; 1850; - du docteur Blanche; ibid.;—de Mène Maurice; ibid.; —de Cavantou; ibid.; de Rosa Bonheur, habile peintre de genre; ibid.; - du compositeur Musard; du compositeur Spontini; salon de 1852; - du docteur Marjolin; ibid.; du marquis et de la marquise de Turgot; salon de 1853. Alfred DE LACAZE.

ibid.;

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Documents particuliers. J.-B. Delestre, dans Le Dictionnaire de la Conversation.

DANTE OU DURANTE ALIGHIERI, l'Homère chrétien, naquit à Florence, le 8 mai 1265, au moment où le soleil était dans le signe des Gémeaux, ce qui lui fit prédire une brillante desfinée, et il mourut exilé à Ravenne, le 14 septembre de l'année 1321, année mémorable par une

éclipse totale du soleil, suivant la chronique d'un des historiens de l'époque, Jean Villani. Poëte, soldat, publiciste, philosophe, homme d'État et simple citoyen, fondateur d'un art et d'une langue, tantôt l'un des chefs de sa cité républicaine, tantôt proscrit, presque mendiant dans l'exil, théologien membre tertiaire d'un ordre religieux et ardent apôtre d'une théorie politique opposée à la puissance temporelle des papes, guelfe et gibelin, condamné au feu par un tribunal révolutionnaire, poursuivi comme hérésiarque par l'inquisition et placé après sa mort jusque dans le Vatican parmi les docteurs de l'Église, il correspond à tout, et réunit en lui tous les extrêmes, tous les contrastes. Si Aristote fut l'encyclopédie vivante de l'antiquité (1), l'immortel Toscan, jeté dans la période orageuse dont son universalité réfléchit les faces diverses, par son existence militante aussi bien que par ses écrits, offre la personnification la plus complète du moyen âge. Longtemps demiperdu pour nous à travers ses ténèbres, ressuscité depuis peu par des investigations ferventes ou plutôt par la double force expansive de la forme et de l'idée, il y apparaît comme le flambeau qui éclaire le passé et l'avenir.

D'après la tradition, un Eliseo, issu d'une ancienne famille romaine, les Francipani, vint s'établir à Florence au neuvième siècle, quand Charlemagne, après avoir rebâti cette cité, détruite par Totila, roi des Goths, y appela des colons pour la repeupler. L'un de ses descendants, né en 1106, Cacciaguida, qui épousa Alighiera, de la maison des Alighieri Fontana de Ferrare (2), suivit l'empereur Conrad III dans sa désastreuse croisade, fut armé chevalier de sa main, et périt sous le sabre des Turcs, en 1147. Ses enfants, fixés dans så ville natale, adoptèrent le nom maternel, sans doute pour distinguer sa branche de celles de ses deux frères. Le troisième Alighieri, jurisconsulte, épousa en secondes noces Donna Bella, dont naquit notre poëte. Comme ses aïeux, quoique leur maison eût un chevalier pour souche, il avait embrassé le parti guelfe ou bourgeois, au milieu des factions qui divisaient la république florentine, et il avait subi un premier exil, vers 1248. Dans la bataille de Monte-Aperto, en 1260, les gibelins triomphèrent de nouveau, par le secours du roi Manfred, le valeureux bâtard des Hohenstaufen. Alighieri était banni pour la seconde fois à l'heure où Donna Bella mettait au jour un fils baptisé sous le nom de Durante, changé depuis en celui de Dante, par une abréviation familière, Guido Novello, des comtes Guidi, seigneurs du Casentin, gouvernait Florence comme podestat et lieutenant de Manfred; des agitations menaçantes l'obligèrent d'élire à sa place pour podestats deux chevaliers de Sainte-Marie, appartenant chacun à l'un des deux

(1) Voyez dans cet ouvrage l'article Aristote, de M. Hoefer.

(2) Nommés aussi Aldigieri, Aligieri, Alaghicri ou Alagieri, suivant l'instabilité commune alors des noms de famille.

camps opposés (Catalano et Loderingo, 1266). Ainsi, dès le berceau, l'enfant prédestiné puisait dans sa propre famille et dans sa municipalité, avec l'expérience des cruelles luttes civiles, les deux traditions antagonistes qui dominèrent ses actes et sa pensée, le principe impérialiste et le principe démocratique. Ces deux traditions se partageaient le monde. L'Italie, dont la papauté faisait toujours le centre de l'Europe, après l'immense mouvement des croisades, entrait dans une féconde période intellectuelle, signalée par d'importantes rénovations civiles et de grandes découvertes scientifiques.

L'expulsion de Guido Novello, dont la lieutenance temporaire s'écroulait avec la race impériale déchue, ramena en 1267 sous leur toit natal tous les guelfes exilés depuis sept ans. Alighieri put embrasser son fils et lui donner ses enseignements tutélaires; mais le jeune Dante resta bientôt orphelin. Heureusement sa famille, malgré ses vicissitudes, sans être riche, possédait assez d'aisance pour lui assurer des ressources et, s'il le désirait, son droit d'action dans les affaires du gouvernement. Outre sa maison florentine, il avait quelques biens-fonds, diverses métairies à Camerata, près de Plaisance et de Pise, ainsi que des objets mobiliers, dont plus tard la perte devait lui être sensible. Sa mère, Donna Bella,qui survécut quelque temps, ne négligea rien, selon les vues paternelles, pour cultiver ses facultés précoces. Avant de mourir, elle confia son éducation au savant Brunetto Latini (1), secrétaire de la république, professeur célèbre, et coreligionnaire politique du jurisconsulte défunt. Dante sous un tel maître reçut une précieuse impulsion, et se familiarisa vite avec toutes les notions scientifiques et morales dont les études embrassaient le cercle. Toutefois une puissante, une mystérieuse influence, agissant déjà sur son âme réfléchie et ardente, y développa ce que la scolastique ne pouvait donner, le feu rayonnant de la poésie et du génie, comme d'autres leçons plus profondes y développeront le vaste sentiment de l'humanité.

Dans sa dixième année, il avait rencontré une charmante enfant, dont la figure angélique sembla lui révéler le beau idéal avec l'amour; chacun connaît la Béatrice qu'il a immortalisée au-dessus de toute femme mortelle. Nous ne répéterons pas l'anecdote, peut-être romanesque, vulgairement empruntée à Boccace, sur leur première entrevue dans une réunion de famille chez les Portinari, leurs voisins, où Alighieri aurait conduit son jeune fils un jour de fête et de printemps. Le poëte a retracé son chaste amour dans sa Vita nuova, comme un exorde à sa vision future; mais il ne précise aucun détail local, et lui laisse un voile mystique. Quoi qu'en aient dit certains commentateurs et quelles qu'en fussent les allégories latentes, cet amour ni son objet ne furent une pure fiction. Les renseignements recueillis sur les Portinari,

(1) Voyez BRUNETTO LATINI.

fondateurs de l'hospice de Santa-Maria, ainsi que sur le mariage de leur fille Béatrice ou Bice avec l'un des Bardi,attestent la véracité biographique du pieux narrateur. Sous l'empire de cette passion, il traverse une adolescence agitée, en proie à des commotions étranges, à des phases maladives. Tout enfant, il aime et pense profondément; il compose des vers qui émeuvent le mens divinior fermente en lui. A propos d'un sonnet, ou songe énigmatique, sur lequel il les consulte, il entame une correspondance par symboles avec les troubadours en renom, Guido Cavalcante, qu'il appelle son premier ami, Cino de Pistoie, son second, Dante de Majano, son homonyme, et autres qui forment les fidèles d'amour.

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Cependant sa famille, suivant l'usage, l'envoie perfectionner son instruction à l'université de Bologne, nommée Mater studiorum, puis à celle de Padoue, célèbre par sa primauté dans la jurisprudence. Au sortir de ses études, il fait son apprentissage militaire dans les guerres entre Florence et les villes rivales. Bientôt se réalise la vision qui dans une maladie lui a montré Béatrice morte: vers 1287, elle s'était mariée au riche seigneur Simon di Bardi, le fils d'un des amis de son père; elle expire le 9 juin 1290, dans sa vingt-sixième année. Un an après, Dante publie sa Vita nuova, élégiaque monodie qui prélude à son épopée. Si nous en croyons un commentateur (Buti), il aurait pris alors, comme novice, l'habit de Saint-François. On désigne même le monastère de San-Benedetto in Alpe, dans les gorges de l'Apennin, comme l'asile où il aurait commencé son noviciat. Le projet d'une retraite absolue dut lui venir en plusieurs occasions de malheur ou de trouble. Des écrivains franciscains affirment qu'il appartenait à leur ordre, dont il portait toujours le cordon comme affilié, et il voulut mourir sous cet habit.

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Sa Vita nuova et ses Canzones lui avaient acquis une rapide renommée. On l'appelait communément le Poëte, quoique beaucoup d'autres écrivissent des vers en rimes latines et vulgaires. Une pléiaae d'hommes éminents l'environnait Arnolfo, l'architecte des trois principaux monuments de Florence; Cimabué, dont il reçut des leçons de dessin, avec Giotto et le mosaïste Gaddi; le savant Cecco, illustre professeur et astrologue de Bologne; François Barberino, l'auteur des Documenti d'Amore; les troubadours cités plus haut, enfin toute une élite d'esprits distingués, dont la plupart jouent un rôle actif dans les affaires publiques comme dans son épopée. Lorsque Charles II d'Anjou traversa Florence, en 1289, pour aller se remettre en possession de son royaume, Dante fut présenté à son royal héritier par Brunetto, et prit place dans l'escorte que le comune donna à ce prince pour le protéger contre les lignes hostiles. Ce fut là son début sous le drapeau national.

Ses premières campagnes méritent d'être mentionnées. Il se distingua honorablement à la ba

taille de Campaldino, où les gibelins furent si cruellement défaits. Les Florentins, alliés avec d'autres villes guelfes, avaient envoyé des forces contre Arezzo, devenu le centre du gibelinisme. Corso Donati commandait le principal corps florentin, comme capitano, et le comte Buonconte de Montefeltro les Arétins. Dante marchait sous les ordres de Vieri del Cerchi, chef de la cavalerie, et avait sollicité l'honneur de faire partie des feditori, c'est-à-dire des cavaliers d'attaque. Selon le rapport de Léonard d'Arezzo, il combattit à cheval sur la première ligne, et courut de grands dangers. On a du poëte lui-même une lettre, datée de 1300, où il raconte ses impressions, après avoir décrit les manœuvres des troupes. Je n'étais plus inexpert dans les armes, dit-il; néanmoins au commencement j'eus une grande peur (ebbi temenza molto), et à la fin une très-vive joie, à la suite des diverses péripéties de la bataille. »> Horace, qui fit le même aven, n'avait pas montré le même courage. La contre-révolution gibeline, simultanément accomplie à Pise par la chute d'Ugolin, provoqua la ligue toscane. Dante assista dans cette seconde guerre au siége de Caprona, défendue par une garnison lucquoise. La garnison fut contrainte de se rendre sous condition d'avoir la vie sauve; mais les paysans irrités voulaient la massacrer pendant qu'elle défiláit, pâle et tremblante, devant les vainqueurs, et le poëte-soldat rappelle cette scène dans un des chants de L'Enfer. Parmi les troupes florentines ou alliées combattait Bernardino da Polenta, neveu de Guido Polenta de Ravenne, père de la célèbre Franguise, peu après tragiquement assassinée à Rimini. Dante y eut encore pour compagnon le juge de Gallura, Nino Visconti, son noble ami, l'integre petit-fils du traître dont le supplice attendrira les plus barbares. Le capitaine général, podestat des Pisans, était le fameux Guido de Montefeltro, depuis cordelier, et père de Buonconte, tué à Campaldino, où son cadavre ne put être retrouvé entre les morts: autour du poëte s'amoncelaient ('s'affolevano) les épisodes et les personnages de ses chants à venir.

Dante épousa, vers 1292, Gemma, de la noble maison des Donati, dont le chef, Corso, tenait haut la bannière, et dont l'alliance lui promettait un puissant concours. Les documents authentiques ranquent sur son mariage et les années qui le suivirent; seulement son nom se trouve inscrit dans un registre de l'an 1197, sur la matricule de Fart des médecins et pharmaciens, le sixième des arts majeurs, avec sa qualification distincLive: Dante degli Alighieri, poeta fiorentino. Cette inscription dans l'une des classes savantes lui ouvrait le chemin des principales magistratures. D'autres indices ou témoignages privés nous aideront à le suivre jusqu'à la fin du treizième siècle. Tout en méditant sa Comédar, dont il esquisse en latin les premiers chants, poete s'initie pendant cette période au manie

ment des affaires publiques. En 1292 avait lieu à Florence l'orageux prieurat de Giano della Bella, démocrate intègre, qui par des mesures vigoureuses essaya d'établir le gouvernement populaire sur des bases indestructibles, et fut obligé de s'exiler devant les intrigues des factions comme devant les caprices de la multitude. Une de ces mesures, connues sous le nom d'ordonnances de justice, rangeait parmi les grands et privait de certaines immunités civiques quiconque avait compté un chevalier dans sa famille. Le petitfils de Cacciaguida devint donc du même coup un grand et un exclu. Cependant, il ne resta pas neutre au milieu des querelles où s'agitait son avenir ainsi que le salut de son pays; il s'exerça dans les comices à parler cette énergique langue populaire dont il nous a légué le modèle. Signalé par ses facultés éclatantes, il remplit avec succès diverses charges ou missions pour le comune, soit auprès des républiques et seigneuries voisines, soit dans les États pontificaux. A Ferrare, on lui accorde le pas sur les autres ambassadeurs; à Pérouse, il délivre des concitoyens, qu'il ramène dans la patrie; à Naples, où il renoue ses liens avec le fils de Charles II, le prince Charles-Martel, il sauve du supplice un accusé florentin, Vauni Barducci. « Excellent roi, dit-il dans son plaidoyer, rien ne te fait plas ressembler au Créateur que la miséricorde, la justice et la pitié. » En 1295 il vint à Paris conclure un traité entre la France et la Toscane (1). Cette mission servait de corollaire au traité de paix négocié par Boniface VIII entre Florence et le roi Jacques d'Aragon. Dante, à qui Brunetto avait enseigné la langue d'oil, saisit l'occasion de ce voyage pour compléter ses hautes études dans l'université où ses plus illustres compatriotes allaient solliciter le diplôme de docteur (2). Une

(1) Plusieurs biographes reportent à 1308 son voyage en France. Nous apprécierons en son lieu cette seconde version; mais les témoignages les plus sérieux corroborent ici la relation de Marius Philelphe, adoptée par Pelli.

(2) Les récits du poëte, d'après différentes comparalsons et descriptions topographiques, semblent marquer d'abord un itinéraire qui passant par Arles, Paris, Bruges et Londres, aurait fint dans Oxford. Aucun document précis pour l'Angleterre et la Flandre ne vient appuyer cette hypothèse, ni l'indication vague de Boccace à ce sujet. Quant à Paris, les témoignages abondent, indépendamment du texte où l'enseignement du docte Siger, dans la rue du Fouarre, se trouve caraetérisé d'une façon trop précise pour n'y pas voir l'hommage d'un auditeur et d'un disciple fervent; il y est aussi parlé de l'excellence de notre art dans l'eniuminure. La date forme toute la difficulté. Le passage très net du commentaire que Jean Seravalle, évêque de Fermo, ¿crivalt á Constance en 1416,la fixe, comme nous, entre 1295 et 1298.

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Dante, dit le docte évêque, fut bachelier dans l'uni versité de Paris, où il lut les sentences pour le grade de maître; il lut aussi la Bible; il répondit à toutes les questions, selon l'usage, et fit tous les actes nécessaires pour obtenir le doctorat en théologie. Il ne restait plus que l'inceptio ou le conventus. Mais l'argent lui manqua pour cet acte, et il revint en chercher à Florence, déjà regardé comme un parfait théologien. Noble par sa naissance, doué d'un sens naturel très-élevé, il devint alors prieur du peuple florentin, se mit à suivre les offices du palais, négligea les écoles, et ne retourna point à Paris. »

autre mission lui fut confiée en 1299. Ce n'est plus le gouvernement, mais la ligue guelfe (la parte guelfa) qui le choisit pour son délégué. Dante est envoyé pour engager les habitants de San-Germiniano à élire, dans l'intérêt commun, un capitano designé en remplacement de celui dont le mandat venait d'expirer. Son influence grandissait; tous les chemins lu étaient préparés vers le rôle qu'il allait jouer parmi ses concitoyens. Les historiens qui n'ont va dans sa vie que le côté littéraire se sont complétement trompés, comme les érudits et les enthousiastes qui n'ont vu que le poëte ou l'amant dans ses œuvres.

Quelques faits négligés par tous les biographes viennent jeter un nouveau jour sur le double aspect qu'il ne cessera de garder. Premièrement, il figurait au palais du comune dans une fresque où Giotto l'avait représenté grave et plein de jeunesse, au-dessous de Clément IV, entre Brunetto Latini, son maître, et Corso Donati, son parent par alliance. Cette fresque, récemment découverte, avait dû être exécutée avant son départ et celui de Giotto pour Rome, entre 1292 et 1295. L'association des trois personnages guelfes autour du pape français n'accusait pas une simple fantaisie d'artiste, et le poëte-soldat de Carnpaldino, popularisé par ses Canzones et sa bravoure, avait sa place marquée d'avance au capitole florentin. Un second fait, non moins significatif sous d'autres rapports, se passa dans le même intervalle, eta Dante même pour garant. Un jour qu'il méditait, selon sa coutume, dans la chapelle de Saint-Jean, un enfant tomba fortuitement dans un des fonts baptismaux. Pour le sauver, il fut obligé de briser le marbre d'une de leurs ouvertures. Un tel acte, bien que commandé par le plus simple devoir, lui fut sourdement imputé à sacrilege; et quinze ans après, pour se disculper aux yeux des fanatiques, il est encore contraint d'en donner l'explication. (Enf., ch. XIX.) Ne voit-on pas là le premier signe de ces haines ténébreuses, acharnées contre une supériorité naissante, et qui incriminèrent jusqu'à ses sentiments religieux?

L'année 1300, celle du grand jubilé, fut aussi le milieu de sa carrière, l'année de son prieurat et de sa vision. Nel mezzo del cammin di nostra vita (Enf., ch. 1). Ce ne sont point là de vaines concordances; sa vie et son poëme s'enchaînent d'une façon indissoluble aux événements.

Comme toutes les républiques italiennes, la

L'époque indiquée se rapporte bien à l'ambassade dont arlait Philelphe, et concorde avec les autres probabilités touchant Pachèvement de ses études pour le grade de docteur avant son prieurat ; car, d'après le remarquable travail inséré par M. Leclerc dans l'Histoire littéraire de la France, continuée des Bénédictins, cet éminent professeur, qui n'est autre que Siger de Brabant ou Siger de Courtray, déjà maître de théologie en 1950, rité en 1278 devant le tribunal de l'inquisition établi à SaintQuentin, mourut avant la fin du treizième siècle. Ses successeurs dans l'enseignement professaient des doctrines opposées aux siennes, comme à celles de Dante.

république florentine recélait dans sa constitution l'antagonisme de ses deux éléments prímordiaux, la municipalité romaine et l'oligarchie féodale, c'est-à-dire deux aristocraties armées se disputant un pouvoir électif : l'ancienne noblesse seigneuriale, ou les gibelins; la riche noblesse bourgeoise, ou les guelfes. Ces derniers,avec lesquels se rangeait le peuple, la plèbe, étaient demeurés vainqueurs. Mais les ordonnances de Giano della Bella, en proscrivant à jamais les principales familles gibelines, avaient séparé la patrie en deux camps: les exilés et les citadins, la Florence extra-muros et la Florence intra-muros. Les guelfes, une fois maîtres du gouvernement, formèrent à leur tour deux partis antagonistes, ayant pour chefs les deux vaillants capitaines de Campaldino, il barone Corso Donati, ambitieux sans frein, aux allures patriciennes, et Vieri del Cerchi, son beau-frère, parvenu plébéien. Un double incident détermina leur rupture. Deux familles exilées de Pistoie, nommées la blanche et la noire, étaient venues se réfugier à Florence, l'une chez les Donati, l'autre chez les Cerchi. Une rixe meurtrière s'engagea entre eux, le 1er mai 1300, sur la place de la Trinità au milieu des danses publiques. « La cité entière se divisa, dit Machiavel, aussi bien le peuple que les grands, et les deux partis prirent les noms de blancs et de noirs. Les Cerchi dirigeaient les premiers, et les Donati les seconds. » Les familles elles-mêmes et les vieilles opinions se scinderent; de nouvelles alliances surgirent par le changement des situations et des intérêts. Aux Cerchi blancs se rattachèrent les gibelins restés dans la ville et une nombreuse fraction des popolani; aux Donati noirs, les guelfes aristocra tiques et plusieurs familles populaires. Chaque circonstance mettait aux prises les factions ennemies; peu après l'affaire du bal de la Trinità, une collision éclata à la suite d'un enterrement. Le légat pontifical, envoyé pour rétablir la paix, vit son autorité méconnue; la ville fut mise en interdit.

Le 15 juin 1300, au milieu de ces discordes, Dante est nommé prieur, avec cinq collègues obscurs. Deux actes y signalent son passage au pouvoir. Avant de partir, le cardinal d'Acqua Sparta, d'accord avec les prieurs, essaye de se faire donner la balia, ou l'autorité suprême, pour tenter une réconciliation générale; un refas presque unanime repousse cette tentative. Citons maintenant la relation de Machiavel, dans son Histoire de Florence, livre II; sa grave autorité répond pour nous à M. de Sismondi, l'un des principaux écrivains qui ont nié l'importance politique de Dante. « Toute la ville était en armes; les magistrats et les lois se taisaient devant la violence; les citoyens les plus sages et les plus vertueux vivaient dans l'anxiété. Les Donati et leurs partisans s'effrayaient davantage, parce qu'ils se sentaient moins puissants. Corso Donati tint donc un conciliabule avec les autres chefs noirs et les

capitaines du parti; on y convint de demander au pape un prince du sang royal pour rétablir l'ordre dans Florence, et par ce moyen refréner les blanes. Cette assemblée et sa délibération furent dénoncées aux prieurs par leurs adversaires, et présentées comme une conjuration contre laliberté. Les deux factions avaient le fer à la main; les prieurs, enhardis par les conseils et la sagesse de Dante, qui à cette époque siégeait dans la seigneurie, armèrent le peuple de la ville. Aidés de son concours et des populations rurales accourues, ils forcèrent les chefs des deux factions à mettre bas les armes,et bannirent Corso Donati avec plusieurs noirs. Pour montrer l'impartialité de leur sentence, ils proscrivirent quelques membres de la faction des blancs, qui rentrèrent bientôt sous divers prétextes plausibles. » Parmi ces membres on remarquait l'ami le plus cher du poëte, Guido Cavalcante, qui, ne pouvant soutenir le mauvais air de son séjour d'exil, obtint sa grâce: un tombeau à Florence, où il revint mourir. Dante quitta sa magistrature, et de ses tentatives pacificatrices il ne recueillit que la haine et la calomnie.

Les noirs rompent leur ban, et rentrent à leur tour dans Florence, tandis que Corso Donati, leur chef, vole à Rome presser l'arrivée du médiateur attendu. Dante, toujours regardé comme l'âme de sa phalange, y est député en toute hâte pour contre-balancer l'influence du parti opposé, Vers la fin de 1300, il arrive dans la ville éternelle, assiste au jubilé séculaire, et en date sa Trilogie. Ébloui par les pompes religieuses et confiant dans les promesses du pontife, il retourne dans sa patrie. A peine l'a-t-il revue que Charles de Valois franchit les Alpes, et passe à quelques milles de Florence, dans Pistoie, où Corso et les noirs vont lui offrir leur hommage. | Les alarmes et les dissensions agitent de nouveau la cité florentine; un parti s'y prononce en faveur da prince français. Au milieu d'une assemblée où l'on délibère comment conjurer l'orage par une seconde députation au Vatican, l'ex-prieur s'éerie: «Si je reste, qui part? Si je pars, qui reste?»> Ces mots peignent la situation; trop de gens avaient intérêt à l'éloigner. Désigné par le choix, il se rend une seconde fois près du pontife, avec deux collègues, pour détourner ce qu'il appelle la destruction de son pays (1).

Pendant ce temps-là, le prince français, décoré par un bref du titre de paciere, députe ses messagers dans la Toscane. Après avoir juré de respecter les lois et les libertés communales, il entre dans Florence, le 4 novembre 1301,avec 2,000 cavaliers, tant italiens que français. A sa suite marchent Cante de Gabrielli, son sicaire, et Corso Donati, nommé le Catilina de la république. Jetons un voile sur un triste épisode, déploré par tous les historiens. L'un des plus sincères, Dino Compagni, alors prieur en fonctions, s'écrie avec d'amers regrets : « O bon roi Louis! qu'est de

(1) Dante, Le Banquet, liv. II.

venue la foi de ta royale maison? » Le pillage, l'incendie, le meurtre, préludent pendant six jours à l'inique décret rendu contre le grand poëte. Charles de Valois feignait de ne rien voir, et laissait faire. Après ces sanglantes saturnales, de nouveaux prieurs, tous du parti des noirs, furent installés, le 11 novembre 1303, avec un nouveau podestat, Cante de Gabrielli d'Agubbio. Pendant cinq mois que dura sa magistrature, presque toutes les familles des blancs et des gibelins furent exilées, au nombre de plus de sept cents hommes; parmi eux figuraient Dante Alighieri, alors ambassadeur à Rome, les Cerchi, les Cavalcanti, Dino Compagni, et Petrarco dal Ancisa, père de Petrarque. Cette première sentence d'exil fut décrétée le 17 janvier 1302. « Dans son texte barbare, écrit en mauvais latin mélangé d'italien, dit M. de Sismondi, Dante est accusé d'avoir vendu la justice et reçu de l'argent, contre les lois. Mais le même reproche était adressé non moins iniquement à tous les chefs du parti vaincu. Cante de Gabrielli était un juge révolutionnaire, qui voulait trouver des coupables, sans s'inquiéter de chercher l'apparence de preuves. » Outre le crime de prévarication, on lui reprochait de s'être opposé à la réception du prince français; enfin, une sentence aggravante, prononcée comme définitive, le 10 mars de la même année, le condamne à la peine du feu, s'il est pris sur le territoire de la république, comburatur sic quod moriatur !

Dante apprit ses deux condamnations à Rome, où il séjournait encore. En quittant Florence, il y avait laissé sa femme et ses cinq enfants (1), dont l'aîné, Jacques, devait avoir neuf ans, en outre deux jeunes neveux, François et André Poggi. Sa famille se voyait ruinée, sans asile. La flamme et le pillage avaient dévasté sa maison et ses métairies. On avait confisqué le reste de ses biens, dont un Adimari s'était emparé. Gemma, par bonheur, avait eu soin de faire enlever avant le pillage les coffres où elle avait renfermé quelques objets précieux et les papiers de son mari, entre autres ses manuscrits con tenant les sept premiers chants de L'Enfer (2).

Ainsi, les gibelins, alliés avec les blancs, se trouvent désormais confondus dans la même proscription. Ils ne forment plus qu'un seul parti, uni dans un but commun: rentrer à Florence pour en chasser les noirs et y reconquérir leur position, avec leurs droits injustement ravis. Mais ils n'en gardent pas moins chacun leurs différences et leurs affinités particulières; il y a toujours les Secchi et les Verdi, c'est-à-dire les gibelins aristocratiques et impériaux purs, et les gibelins blancs, restés guelfes ou démocratiques. Dante appartient aux derniers.

(1) Deux autres étaient morts en bas âge.

(2) Ce trait, le seul qu'on en connaisse, ainsi que le nombre et la piété de leurs enfants, élevés par ses soins, repoussent les suppositions défavorables avancées sur les rapports de Dante avec sa femme.

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