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est certain que bien des faits contemporains semblent au premier abord, confirmer cette désolante opinion. On est un peu moins disposé à se fier au progrès des lumières, quand on voit une imposture aussi grossière que le miracle de la Salette, dont la fausseté est établie par un jugement et que Rome même n'ose consacrer, se répandre néanmoins, s'imposer à la vénération des fidèles et devenir l'objet d'un culte public, grâce à l'appui de tout le clergé exploitant la foi naïve des foules. Le docteur Répin, de la marine française, qui vient de publier le récit d'un voyage récent qu'il a fait dans le royaume de Dahomey, dit à propos de la religion de ce pays: «Tout objet peut devenir fétiche, si le prêtre y a, par ses paroles magiques, attaché quelque propriété surnaturelle. C'est même la branche la plus importante de leurs profits, car ils vendent fort cher aux nègres des amulettes ou gris-gris enchantés. Nous avons vu à Tafoo, dans la case des fétiches, un grand nombre d'ex-voto, fragments de jambes ou de bras, mains, pieds, etc., grossièrement sculptés en bois et suspendus au-dessus de la divinité à laquelle les fidèles font honneur de leur guérison. » Malheureusement il ne faut pas aller au Dahomey pour voir régner le culte des gris-gris, et lorsqu'on songe au grand nombre de ceux qui autour de nous le pratiquent encore, on serait bien disposé à se ranger de l'avis de Macaulay. Et pourtant je crois qu'il a été au delà de la vérité.

Par les sens et par l'imagination l'homme est porté à l'idolâtrie et j'avoue que l'Église a su merveilleusement tirer parti de cette inclination naturelle. Mais d'autre part la raison adhère plutôt au vrai qu'au faux. L'avan

cement des sciences et surtout la diffusion de l'instruction doivent nécessairement finir par restreindre l'empire de l'erreur. Peu à peu l'esprit se pénètre de certains principes mortels pour les superstitions; il adopte sans le savoir une méthode de penser plus rigoureuse; des idées plus justes sur Dieu, sur l'homme, sur la nature se généralisent, et il se fait ainsi comme une atmosphère morale et intellectuelle où certaines croyances ne peuvent plus vivre. Au-dessus de l'air épais et grossier qui rampe le long du sol, se forme un air plus pur que viennent respirer en pleine lumière les esprits qui s'élèvent. Essayez de faire revivre parmi nous le polythéisme grec, malgré toutes ses séductions, même avec les interprétations philosophiques de Plotin, de Porphyre ou de Julien, et vous ne réussirez pas. Par la même raison il est à croire que le catholicisme, qui n'est que le polythéisme greffé sur le christianisme et qui est trop en opposition avec la nature des besoins religieux de notre temps pour pouvoir les satisfaire, finira par perdre de son crédit et de ses fidèles.

Pourtant, qu'on ne se fasse pas d'illusions, la vérité ne triomphera pas aussi facilement que beaucoup le croient, car la raison est encore bien faible! Les philosophes du XVIe siècle, Voltaire entre autres, avaient cru qu'il suffisait de propager dans les hautes classes une certaine incrédulité bienséante en laissant le culte ancien pour le peuple. Les réformateurs du xvie siècle, au contraire, s'étaient ouvertement et définitivement séparés de Rome et avaient apporté au peuple entier, sans exception, un culte nouveau basé sur l'examen individuel. Nous pouvons aujourd'hui juger d'après les résultats quel est le moyen le plus

sûr et le meilleur de s'affranchir. Dans sa lutte contre l'Église, la Réforme a réussi, la philosophie a échoué. En Autriche l'œuvre de Joseph II a été détruite. Avant la dernière révolution, les réformes libérales du xvIIIe siècle avaient disparu également en Toscane et à Naples. En France même, au foyer de l'esprit nouveau, l'Église a regagné beaucoup de terrain depuis cent ans. A peu d'exceptions près elle a reconquis les femmes et l'aristocratie, elle travaille à remettre la main sur le peuple et elle possède déjà plus de couvents et de confréries qu'autrefois. Si l'on cherche pourquoi la philosophie n'a pas réussi comme la Réforme, on en voit facilement la raison. C'est que l'opposition philosophique est toute individuelle et ne fait rien pour garder définitivement les générations qui suivent. C'est une œuvre personnelle qui meurt avec l'individu qui l'a tentée; elle ne fonde pas d'institution qui se maintienne après que la première effervescence de la lutte s'est calmée. Des écrivains éloquents, dans un moment d'enthousiasme, attaquent l'Église; l'Église répond peu ou mal, mais elle dure. Une révolution éclate, un certain retour vers le passé se produit, elle profite de tout et remet sous son joug les nations qui se croyaient affranchies. Leur chaîne avait été un instant relâchée, mais non brisée; elles la trainaient encore après elles au moment favorable l'Église en ressaisit le bout et les voilà de nouveau asservies. A un père incrédule succède un fils bigot. Les descendants des disciples de Voltaire combattent pour le pape à Castelfidardo, souscrivent au denier de saint Pierre et suivent les processions. Rien n'est fait; tout est à recommencer.

a.

On avait cru longtemps qu'on pouvait ne point s'occuper de la question religieuse et qu'il suffisait de combattre le clergé sur le terrain politique. Aujourd'hui cette illusion se dissipe. Nul homme sérieux ne peut plus s'abuser sur le sens de la lutte. L'Église a déclaré par la bouche de son chef infaillible qu'entre elle et la civilisation moderne il n'y a ni alliance ni transaction possibles. Elle a jeté l'anathème à toutes les libertés et elle a fait de l'intolérance un principe et presque un dogme. Il faut rendre cette justice aux organes de l'Église qu'ils n'usent point d'hypocrisie et qu'ils proclament nettement leur but. Donc, partout où la majorité des citoyens sera redevenue assez catholique pour obéir aux ordres de l'Église, les libertés modernes seront abolies et l'intolérance rétablie. Sur ce point il ne saurait y avoir de doute, puisque le pape, les évêques et leurs journaux l'affirment d'une voix unanime, qu'ils imposent la pratique de leurs théories partout où ils sont les maitres, et que d'ailleurs la tradition du Saint-Siége ne leur permettrait pas d'agir autrement. Cette position étant donnée, comment, si l'on veut sauver la liberté, ne pas attaquer les principes d'un culte qui à pour but avoué de la détruire?

On est donc forcément amené à transporter la lutte sur le terrain religieux, et à reconnaître qu'une séparation définitive d'avec l'Église peut seule assurer le triomphe de la civilisation actuelle.

Il ne faut point se dissimuler la difficulté que présente un mouvement d'émancipation religieuse dans les pays catholiques. On est depuis si longtemps habitué à traiter les questions de religion comme chose indifférente ou

comme affaire de routine, qu'il est difficile de voir d'où partira l'initiative libératrice. Les uns courbent la tête et obéissent; les autres s'abstiennent et répètent les sarcasmes du dernier siècle, sauf à envoyer leurs filles au couvent, à pratiquer certaines cérémonies du culte dont ils se moquent et à terminer leur carrière par un acte d'hypocrisie. Avec de semblables habitudes, si enracinées qu'on a cessé d'en voir le péril et l'humiliation, qui donc se lèvera en faveur de l'émancipation définitive? Parmi les peuples catholiques, l'Italie a le plus de chances de succès. Elle a cette bonne fortune que le pape, qui opprime les consciences, est aussi l'ennemi de la nationalité italienne, et que l'affranchissement religieux rendrait certain l'affranchissement politique. Si la Papauté règne encore longtemps à Rome, le mouvement qui a commencé pourrait se généraliser. Ce sont là de ces occasions dont il faut savoir profiter. Au xvre siècle, la Hollande l'a fait et a secoué en même temps le joug de Rome et celui de l'Espagne. La Belgique n'a pas écouté la voix de Marnix et du Taciturne, et elle en a porté la peine pendant deux siècles de décadence et d'abaissement. Aujourd'hui elle se débat contre l'Église qui, par ses écoles, ses couvents, ses sociétés de toute espèce, l'envahit et l'étreint, et nul n'oserait dire l'avenir que lui prépare cet envahissement continu. En France, la situation est à peu près la mème. Partout elle est également grave, et l'on ne pourrait se défendre des plus sérieuses inquiétudes, si l'on ne se rassurait par cette pensée plus haute, que l'homme étant fait pour la vérité et pour la liberté, celles-ci doivent finir par triompher.

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