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De tous les auteurs contemporains, M. Proudhon est celui qui, ayant soulevé le plus de questions, en a le moins résolu et qui a le mieux embrouillé celles qu'il n'a pu résoudre. Applique-t-il à un débat son style étincelant et sa logique imperturbable, soudain ce qui était clair devient obscur et ce qui était obscur devient incompréhensible. Avec une verve incomparable et une grande érudition, il n'est parvenu qu'à rendre douteux ce qui était certain, et insoluble ce qui était douteux.

Quand deux rayons lumineux viennent à se rencontrer par

l'angle aigu de leurs vibrations, ils se neutralisent; au lieu d'une lumière double, il ne reste plus que l'obscurité. A la suite de longs travaux et d'une longue série d'expériences dialectiques, M. Proudhon est parvenu à reproduire dans la sphère intellectuelle ce phénomène du monde physique. Après six mille ans de divination et d'étude, les hommes ont-ils enfin jeté sur un problème difficile quelques lumières faibles ou divergentes, aussitôt M. Proudhon, avec un art qui étonne, rassemble ces rayons en deux faisceaux distincts, et, les opposant les uns aux autres, réussit à produire des ténèbres si épaisses, qu'il ne sait plus lui-même de quel côté il marche, ni où il veut aller. Du choc des opinions faire ainsi jaillir à son gré, non la lumière, mais l'obscurité, c'est ce qu'il appelle le système des antinomies. Le résultat en est que, la nuit étant complète, l'auteur et ses adversaires se combattent sans se voir, frappent au hasard, trébuchent à chaque pas et déraisonnent à leur aise, sans qu'eux-mêmes ni personne puissent s'en apercevoir. C'est là, on en conviendra, le plus beau triomphe de la dialectique.

Au temps où M. Proudhon raisonnait comme tout le monde, à l'aide de sa raison et de l'expérience, il a écrit de bons ouvrages. Ses deux mémoires sur la propriété sont des livres que l'économiste et le juriste consulteront toujours avec fruit, quoique ces œuvres aient déjà les deux défauts communs à toutes les productions de l'auteur, à savoir défaut de conclusion et défaut de mesure dans les termes.

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Depuis lors l'étude incomplète des philosophes allemands l'a égaré. Son style clair, énergique, plein de mouvement et de passion, rappelait celui de Rousseau; maintenant ce n'est plus que par intermittences qu'il écrit en français. La fièvre antinomique envahit-elle son entendement, aussitôt les mots sont détournés de leur sens naturel, des expressions trop

générales sèment partout l'équivoque, les définitions sont mal faites ou incompréhensibles, et les distinctions subtiles de la métaphysique d'outre-Rhin employées hors de propos portent la confusion au comble. En voulant, comme il dit, organiser le sens commun, il lui arrive souvent d'en manquer, et à force d'agiter le problème de la certitude, il aboutit à n'en plus posséder sur rien. Enfin, ayant cru devoir inventer des méthodes nouvelles pour arriver à la vérité, il n'a plus discerné les limites qui séparent le vrai du faux. Quand, dans la Création de l'ordre dans l'humanité, il a employé la méthode sérielle, il a cessé d'être entendu du public; quand, dans ses Contradictions économiques et dans son dernier ouvrage, il s'est servi de la méthode antinomique, il a cessé de s'entendre lui-même.

Les socialistes et les républicains ont reproché à M. Proudhon de trahir les principes de la révolution française. Les économistes lui ont dit qu'il voulait renverser les bases de toute société. Ces accusations sont injustes: il n'a trahi que sa propre pensée qu'il dénature par des termes impropres ; il n'a renversé que le sens des mots auxquels il fait dire le contraire de ce qu'ils signifient.

M. Proudhon a toujours voulu concilier les principes de la justice avec ce que les faits économiques semblent avoir de fatal et d'inique. Il reste fidèle à la tradition de 1789, car il défend la liberté avec les économistes, et, comme eux, il attend tout de l'effort spontané de l'individu ; seulement il veut que cet effort se dirige vers la justice. Comme Louis Blanc, il réclame l'égalité de tous devant la loi; seulement il repousse et il a toujours repoussé le communisme. Il a donc parfaitement posé le problème; mais il ne l'a pas résolu.

Il a pris pour devise: Destruam et ædificabo. Jusqu'à ce jour, il n'a rempli que la moitié de son programme: il a beau

coup détruit, mais il n'a rien édifié. La force de sa critique n'est égalée que par la faiblesse de ses créations. Tout ce qui se tient debout, il l'abat; mais il ne sait rien élever qui se tienne. Ce qu'il attaque s'ébranle aux applaudissements du peuple; ce qu'il fonde s'écroule aux huées du public. D'où vient ce contraste? C'est que M. Proudhon n'est que dialecticien.

La dialectique est une arme de destruction presque irrésistible: c'est un moyen insuffisant pour construire un système. Pour construire un système, il faut un génie pénétrant, afin d'observer ce qui existe dans l'homme et dans la nature; il faut un esprit juste, afin de concevoir les rapports des choses observées ; il faut un langage clair, afin d'expliquer et de faire saisir ces rapports. Voir, penser et parler juste, tel est le grand point. M. Proudhon s'en est-il jamais beaucoup soucié?

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Il affirme, il est vrai, dans la préface de son dernier ouvrage, qu'il n'a pas suivi d'autre voie. C'est, dit-il, la plus grande originalité de mon livre. » Voici en quel style teutonicoprophétique il décrit sa méthode :

<< La science de la justice ne peut sortir d'une déduction dialectique de notions; il faut la dégager de la phénoménalité que ces notions engendrent, comme toute loi physique se dégage de la série des phénomènes qui l'expriment. Ainsi, je ne dogmatise pas : j'observe, je décris, je compare. Je ne vais point chercher les formules du droit dans les sondages fantastiques d'une psychologie illusoire je les demande aux manifestations positives de l'humanité. »

C'est-à-dire que, pour formuler les règles du devoir, il n'étudiera pas ce qu'il faudrait avant tout étudier, les passions du cœur et les lois de la raison; ce serait un « sondage fantastique dans une psychologie illusoire. Il s'en tiendra aux

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faits historiques, « à la phénoménalité. Certes, il est étrange de chercher le droit dans le fait et ce qui doit être dans ce qui a été; mais tenons-nous-en à l'annonce. Il emploiera donc la méthode expérimentale, qui est celle des sciences naturelles et « du sens commun. »

La promesse est à peine faite, que déjà elle est oubliée. M. Proudhon nous dit qu'il observera des faits, et il déduit des arguments; qu'il étudiera le réel, et il enfile des syllogismes; qu'il s'en tiendra au sens commun, et il distille des sophismes. Ainsi que nous le verrons, dans toutes les questions, dans celle de l'existence du mal, dans celle de la liberté, de l'État, de la justice, du progrès, etc., son procédé est le même. Il considère d'abord l'objet en discussion du bon côté : c'est ce qu'il appelle la thèse; il définit, décrit et déduit à sa façon, et réduit la thèse à l'absurde. Puis, il envisage le revers de la médaille, redéfinit, redécrit et redéduit à l'absurde : c'est l'antithèse. Du choc de la thèse et de l'antithèse doit jaillir, lumineuse, la synthèse, mais la synthèse étant d'ordinaire revêtue des formes de l'énigme, le lecteur ne sait plus ni ce que pense l'auteur, ni ce qu'il pense lui-même : c'est l'heureux effet de l'antinomie.

Le tort de M. Proudhon c'est de croire qu'il y ait une recette pour trouver la vérité. Enivré du vin de la dialectique, perdant de vue la réalité, il se lance dans une mer sans bornes de déductions, sur la foi du procédé trompeur de la série ou de l'antinomie. Toujours plus rhéteur qu'observateur, il n'attache de prix qu'à la force de l'argumentation : à ses yeux, celui-là est vainqueur qui pousse contre son adversaire un argument auquel ce dernier ne sait plus répondre. « Si, dit-il à l'Église, tu parviens à renverser ma thèse, j'abjure ma philosophie et je meurs dans tes bras. »

Au milieu du chaos de ruines qu'il entasse autour de lui,

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