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LE

MOUVEMENT LITTÉRAIRE EN FRANCE

DEPUIS 1830.

Pour ceux qui aiment les lettres, l'heure présente est triste. Parmi les auteurs français dont le public se plaisait à répéter les noms, quelques-uns sont morts, plusieurs se taisent, d'autres font regretter qu'ils ne gardent pas le silence. De temps en temps des écrivains nouveaux se font connaître; mais quoiqu'on apprécie leur esprit, leur imagination ou leur talent d'écrire, on ne peut se persuader qu'ils remplacent leurs aînés. Nous sommes loin déjà du mouvement littéraire qui a marqué la restauration et les premières années du règne de Louis-Philippe. Une grande activité intellectuelle régnait alors histoires, romans, drames, poésies se succédaient sans relâche. Des questions littéraires passionnaient les esprits et divisaient l'opinion. Chacun défendait son système avec autant d'ardeur qu'on en pourrait mettre aujourd'hui à discuter la valeur d'une concession de chemin de fer ou l'effet d'un règlement de la Bourse. Quoique trente ans nous en

séparent, qui ne se souvient encore de ces luttes bruyantes et désintéressées entre classiques et romantiques? Tout le monde prenait parti dans ce débat, dont pourtant la solution ne devait enrichir personne. C'était comme un temps de jeunesse et de renouveau.

De la jeunesse, en effet, on avait les illusions, les témérités et les vastes espérances. On croyait assister à l'aurore d'une nouvelle période de gloire pour les arts, période dont l'éclat devait égaler tout au moins celui de la renaissance du XVIe siècle. L'Europe entière suivait d'un regard attentif ce mouvement des esprits, auquel Paris avait donné le branle. De la terre de France sortait un fleuve, roulant des eaux tantôt limpides et saines, tantôt troublées et bourbeuses, et souvent très-mêlées; mais les autres nations du continent s'y désaltéraient sans trop choisir. Aujourd'hui, il faut bien l'avouer, le fleuve est presque tari. L'activité intellectuelle de 1830 a disparu. Cette ardeur qu'on portait dans des débats littéraires s'est calmée, et paraît même quelque peu surannée. L'évolution est à peu près arrivée à son terme. On peut dire qu'elle a été vite à bout et qu'elle n'a pas donné tout ce qu'on en pouvait attendre. Certes, dans ces dernières années et récemment encore on a vu paraître des œuvres dignes de la faveur du public, mais elles appartiennent en très-grande partie aux hommes de la génération précédente. Les auteurs du temps actuel ont dans l'esprit une certaine tournure si positive, une pointe de sagesse si froide, leur cœur semble si bien en garde contre les duperies de l'illusion et contre les entraînements de l'enthousiasme, que leurs écrits, même les plus vifs et les plus allègres, font éprouver je ne sais quelle impression vague de caducité précoce et de sénilité anticipée. A vrai dire, ce sont les anciens qui sont jeunes et les jeunes qui sont vieux.

Un voyageur part joyeux pendant une nuit ardente et sereine il admire en marchant les astres qui ornent la voûte des cieux; mais peu à peu de sombres nuages cachent les uns, voilent les autres, les ténèbres épaississent et une grande mélancolie s'empare de son âme. Le public littéraire de ces trente années ne ressemble-t-il point un peu à ce voyageur? Il s'est mis en route plein d'espoir et de confiance, mais peu à peu tout s'est assombri. Plus d'une fois déjà il a eu à pleurer, comme dit le poëte, en son beau ciel une étoile de moins. Pour ne citer que quelques-uns des plus connus, la mort a déjà enlevé Chateaubriand, Béranger, Lamennais, Tocqueville, Alfred de Musset, Gustave Planche, BordasDemoulin, Augustin Thierry; or, qui se lève pour prendre leur place?

Je n'insisterai pas davantage pour prouver un fait que personne, je pense, ne niera. La littérature française, comme la littérature européenne, traverse une période de crise. Le mouvement intellectuel qui date de la Restauration a abouti à une sorte d'affaissement, passager il faut l'espérer, mais néanmoins très-réel. Ce que je voudrais essayer de faire, ce serait de démêler les causes de cette défaillance inattendue. Maintenant que nous sommes déjà sur le second versant du siècle, et que le mouvement que, faute de pouvoir mieux désigner, j'appellerai romantique, semble arrivé à son terme, cet examen paraît possible.

I

L'étude de la question qu'il s'agit d'éclaircir présente de grandes difficultés. Qui veut dire pourquoi une littérature s'affaisse doit pouvoir expliquer pourquoi elle s'est développée,

de même que pour déterminer les causes de la maladie et de la mort, il faut pouvoir discerner celles de la santé et de la vie. Or, l'indication des causes qui amènent le progrès ou le déclin des lettres et des arts est un problème qui n'a pas encore reçu de solution satisfaisante.

On a voulu expliquer la marche de la littérature et de l'art par des influences politiques : on n'a pas réussi. Certes, rien, pas même la poésie, ne peut échapper entièrement à l'action que les différentes formes de gouvernement exercent sur les âmes; car le poëte est homme, et nul homme ne peut se soustraire au contre-coup des révolutions qui agitent les choses humaines. Mais cette action, quelle est-elle ? Quelle est la forme de gouvernement la plus favorable au perfectionnement des arts et des lettres? Les uns ont dit que c'était la démocratie, les autres ont affirmé que c'était le pouvoir absolu. L'histoire ne donne tout à fait raison ni aux uns ni aux autres. Si Eschyle et Sophocle, Platon et Pindare brillent dans la Grèce libre, Horace et Virgile écrivent dans Rome asservie. Si Shakspeare illustre le règne de l'impérative Élisabeth, Milton se forme pendant les orages de la guerre civile. Corneille, Racine et Molière s'élèvent à l'époque où la monarchie française atteint son apogée de puissance illimitée et incontestée; mais Byron et Goethe font entendre leur voix puissante dans un temps de bouleversement et de révolutions démocratiques. Tel pays peuplé de citoyens fiers de se gouverner eux-mêmes ne produira pas un grand poëte, tandis que tel autre pays soumis à un monarque despotique aura vu naître toute une pléiade d'écrivains et d'artistes immortels. On ne pourra donc conclure de ces faits, ni que l'absolutisme donne, ni que la liberté ôte l'art de bien écrire ou de bien peindre, et le problème des rapports qui existent entre les vicissitudes politiques et les destinées des lettres demeurera également obscur. Toutefois,

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