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mais peut-être un étonnant écrivain. C'est principalement l'énergie prodigieuse de son style qui fait le succès de ses ouvrages. Je ne sais s'il acceptera l'éloge, mais il est hors de doute qu'il est un artiste et un grand artiste; rien de plus, mais rien de moins.

Au moment de finir, un soupçon m'arrête. M. Proudhon aime à se moquer du public et à dérouter le lecteur par des mots décevants qui disent le contraire de ce qu'ils ont l'air de dire. Par nature il est goguenard, et l'ironie est sa muse. Son dernier livre serait-il une plaisanterie pour mystifier ceux qui la prendraient au sérieux? Voltaire a fait l'Homme aux quarante écus en trois pages, tandis que M. Proudhon a développé son apologue en trois volumes. Autre temps, autre goût. Le xixe siècle aime à délayer ce dont le xvi extrayait l'essence. Si donc notre auteur malin a voulu berner le public, il a réussi au delà peut-être de son attente et nous devons regretter d'avoir écrit ces pages avec une lourde plume d'oie, au lieu de tracer quelques lignes avec la plume légère de l'oiseau-moqueur et d'avoir disserté là où il fallait rire. Qu'il veuille pardonner la méprise. Qui a tant d'esprit, qu'il en abuse, sera indulgent à qui n'en a pas assez pour le comprendre.

LE COMMUNISME

Depuis que la Renaissance et la Réforme ont donné le branle aux esprits, il semble que chaque siècle ait sa tâche à remplir et sa science de prédilection pour y parvenir. La science de prédilection du xvi siècle est la théologie, et sa tâche, la réforme religieuse. La science de prédilection du XVIIe siècle est la philosophie et la morale, et sa tâche, la rénovation cartésienne. La science de prédilection du XVIIe siècle est la politique, et sa tâche, la proclamation en Europe des droits naturels déjà inaugurés par les puritains de la nouvelle Angleterre. La science de prédilection du XIXe siècle est l'économie politique, et sa tâche, l'amélioration du sort du plus grand nombre.

Le xvre siècle dit à l'homme : « Tu ne te soumettras plus aux décisions du pape tu chercheras la vérité dans la Bible..

Le xvIIe siècle lui dit : « Tu ne te soumettras plus aux décisions d'Aristote tu chercheras la vérité par les lumières de la raison. »

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Le xvIe siècle lui dit << Tu cesseras d'être esclave des nobles et des despotes qui t'oppriment tu es libre et tu es souverain. »

Le XIXe siècle dit à son tour: «Il est beau d'être libre et souverain; mais comment se fait-il que parfois le souverain meure de faim et que ceux de qui, dit-on, tout pouvoir émane ne puissent pas se procurer toujours de quoi vivre, même en travaillant? »

Voilà le problème en face duquel nous sommes arrêtés maintenant. On a essayé de le résoudre au moyen de livres, de discours et de coups de canon; mais ni la spéculation, ni l'éloquence, ni la force n'ont abouti. Il faut donc chercher de nouvelles lumières dans cette science toute récente que les uns appellent économie politique, les autres science sociale, et qui montre comment la richesse est produite et distribuée.

Voltaire, étudiant l'histoire avec madame de Châtelet et cherchant à découvrir les causes qui élèvent ou abaissent les empires, voyait bien que, pour parvenir à résoudre ce problème, il aurait fallu pénétrer jusqu'aux faits de l'histoire économique; mais cette science commençait seulement d'ètre ébauchée. Aujourd'hui elle se perfectionne et nous éclaire déjà dans nos recherches par les leçons du passé.

Les questions touchant l'organisation de la société ne sont certainement point nouvelles. De tout temps les sages se sont étonnés, et les pauvres ont gémi en voyant l'étrange partage qui s'est toujours fait des biens de la terre aux uns, l'oisiveté, le bien-être et la puissance; aux autres, le travail, la misère et la servitude. Dans l'introduction de son excellente Histoire de l'économie politique, M. Blanqui disait : « Dans

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toute révolution, il n'y a jamais eu que deux partis en présence celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d'autrui. » La remarque est juste. Aristote l'avait faite en d'autres termes : Les faibles réclament sans cesse l'égalité et la justice; les forts ne s'en soucient pas (1). » On le voit, si le procès n'est ̧ pas encore près d'être vidé, il y a, du moins, longtemps que l'instruction en est commencée.

L'inégalité des conditions est née en même temps que l'association des hommes (2); mais le coup d'œil le plus rapide jeté sur l'histoire fait voir que la lutte contre cette inégalité a été l'effort constant de l'humanité, et que cette inégalité va en diminuant.

Cependant, si le débat est ancien, les circonstances actuelles lui donnent un caractère nouveau. Parmi ces circonstances, j'en citerai trois.

La première est que ceux qui vivent en travaillant, esclaves d'abord, serfs ensuite, prolétaires aujourd'hui, mais toujours méprisés, sont maintenant reconnus les égaux de ceux qui vivent sans travailler et que, dans beaucoup de pays déjà, ils prennent part au choix des législateurs.

La seconde est que l'économie politique a fait connaître les causes de l'inégalité en expliquant comment se distribuent les richesses.

(1) ARISTOTE. Politique, VI, 3.

(2) La science économique emploie des expressions si peu déterminées et prises souvent en des acceptions si diverses, qu'on risque à chaque moment d'être mal entendu. Lorsque je me sers du mot inégalité, je veux parler non de cette inégalité que la nature met entre les forces et les facultés des hommes, ni de celle qui doit nécessairement résulter de l'emploi de ces facultés inégales. Cette sorte d'inégalité est juste, mais n'existe pas. Je veux parler de cette autre espèce d'inégalité qui n'est pas juste, mais qui existe et en raison de laquelle, suivant la remarque d'un célèbre économiste, M. Stuart Mill, le produit du travail est réparti presque toujours en raison inverse du travail accompli.

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