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présumé avoir tort. On accuse les catholiques d'être intolérants, et les hommes de liberté, - comme parle M. Eugène Sue, mentant à leur nom, réclameraient l'intolérance! Nous aurions pour nous la vérité, et nous craindrions de combattre nos adversaires à armes égales! Que dans le passé l'exclusion ait répondu à l'exclusion, telles étaient alors les conditions de la lutte; mais que de nos jours, quand le droit, égal pour tous, se lève à l'horizon, nous allions nous mettre à l'abri derrière le monopole usé d'une université exclusive et d'un diplôme laïque, ah! ce serait montrer trop de faiblesse et mériter notre défaite. Et d'ailleurs, ce monopole, aux mains de qui serait-il aujourd'hui? aux mains de qui serait-il demain? Aux mains de vos ennemis, qui se serviraient de l'arme fatale que vous auriez forgée pour prolonger votre servitude.

Non; dans le domaine des idées, n'en appelons pas à la force. Qu'il soit permis à chacun de dire, d'écrire, d'enseigner ce qu'il croit. Laissons l'intolérance à ceux qui pensent en avoir besoin pour défendre leur cause.

3o Association rationaliste prêchant d'exemple.

Qu'est-ce que M. Eugène Sue entend par ces mots ? Sans doute une association de rationalistes conformant leurs actes à leurs croyances. Mais qu'est-ce qu'un rationaliste, suivant lui? Nulle part il ne le dit très-nettement; mais en réunissant divers passages de sa lettre, on arrive à conclure qu'un rationaliste est un homme qui croit que « toute religion est un mal, » qui ne veut « d'aucun symbole, d'aucune formule, d'aucun rit religieux, et qui est « invinciblement convaincu qu'un jour, et par suite d'évolutions successives vers la vérité, les classes actuellement déshéritées en viendront aussi à trouver dans leur raison, dans le sentiment naturel du juste et de l'injuste, du bien et du mal, les principes suffi

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sant à l'accomplissement des devoirs de l'homme de bien.» Tel est un rationaliste, et, pour prêcher d'exemple, il suffirait qu'il s'abstint de toute cérémonie religieuse, principalement du mariage devant l'Église pour lui-même et du baptême pour ses enfants.

Je vois suffisamment, d'après cela, ce que je ne dois pas faire et ce que je ne dois pas croire ; mais je comprends moins dans quel but il faudrait s'associer.

On s'associe d'ordinaire pour travailler, pour spéculer, pour prier, pour faire du bien en commun. Mais à quoi bon s'associer pour s'abstenir de certains actes auxquels personne ne vous oblige? Comment une association pourrait-elle se fonder et subsister sans une organisation, sans réunions, sans doctrines fixes, sans une action commune à exercer, en un mot, sans aucun des éléments qui devraient lui servir de base?

Le rationaliste, tel que l'entend M. Eugène Sue, ne doit point chercher un appui hors de lui-même, dans une association impossible. Condamné à l'isolement, c'est au fond de son cœur qu'il doit trouver la force de se soustraire à ces pratiques que sa raison condamne, mais que le respect humain impose. Pourquoi donc ne le fait-il pas ?

C'est que cette force lui manque. Et pourquoi lui manquet-elle? Parce qu'il n'a pas de foi.

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M. Eugène Sue semble ne vouloir d'aucune religion. Nous, dit-il, libre penseur, pénétré des périls inhérents à toute religion,» et plus loin: « Cette nécessité d'un symbole, d'un culte religieux, étant aux yeux de la Raison une aberration profonde, etc., etc. »

L'auteur, en écrivant ces lignes, a-t-il bien exprimé le fond de sa pensée? Est-il matérialiste à la façon d'Holbach et d'Helvétius? Qu'il le dise sans détour.

Le mot religion est employé d'ordinaire dans un sens assez vague. Il signifie tantôt une doctrine sur Dieu, l'homme et leurs rapports; tantôt un sentiment, l'aspiration de l'homme vers la vérité absolue, vers la perfection suprême, vers la source de tout bien, de toute justice, de tout ordre ; tantôt un ensemble de pratiques, de cérémonies destinées à symboliser la doctrine et à ranimer le sentiment; souvent aussi il enveloppe ces trois significations à la fois. Qu'est-ce donc que M. Eugène Sue a voulu proscrire? Est-ce la doctrine, le sentiment, ou le symbole, ou bien tous les trois ensemble? Dans ce dernier cas, il nie Dieu. C'est une manière de penser qui n'est pas nouvelle, mais qui perd tout mérite dès qu'elle est dissimulée. L'athéisme franchement exposé, défendu avec conviction, peut être utile en réveillant les âmes poussées à le combattre. Rien de plus funeste que l'athée préchant la religion.

A l'enfant comme au peuple, il faut parler clairement. Voici donc alors ce qu'il faudrait leur dire: A quoi bon une religion? La religion a Dieu pour objet, et Dieu n'existe pas. Dieu, c'est un mot vide de sens, inventé par la terreur, imposé à la crédulité, exploité par le fanatisme, gonflé par les rêveries des songe-creux de tous les temps; Dieu, c'est le mirage embelli de la personnalité humaine. Homme, ce que tu adorais, c'est toi-même; c'est devant ta propre image que tu t'agenouillais. Debout! Relève ton front trop longtemps incliné sous le joug des tyrans et des prêtres. La spiritualité, l'immortalité de l'âme! vaines chimères dont on a bercé l'enfance des peuples et le sommeil de la Raison. « Le culte filial de la patrie, l'amour de la liberté, l'horreur du despotisme, le respect des lois, la connaissance des droits et des devoirs du citoyen, » tel est le catéchisme civique; ce qui va au delà est idolâtrie et superstition.

Mais le rationalisme pur, comme l'entend M. Eugène Sue, c'est-à-dire l'athéisme; la morale sans racines dans la croyance à Dieu et à l'immortalité de l'âme; le sentiment naturel du bien et du mal, sans aucune pratique pour réveiller en nous la conscience de notre imperfection et le besoin de nous élever vers l'Idée éternelle du bon et du juste; en un mot, la nature humaine ainsi livrée, dans son irremédiable isolement, à ses instincts terrestres, suffirait-elle pour conduire notre espèce à l'accomplissement de ses hautes destinées? Telle est la question qui se pose devant nous.

Arrêtons-nous-y un instant.

Une formidable épreuve se prépare pour l'humanité. De toutes parts la croyance à la révélation s'écroule. Jusqu'à ce jour, quand on demandait: où est la vérité? on pouvait répoudre : elle est ici, dans ce livre écrit sous l'inspiration de Celui qui ne peut ni tromper, ni se tromper. Et l'homme ouvrait les lois de Manou, de Zend-Avesta, la Bible, le Coran ou l'Évangile, et pour sa foi religieuse, il trouvait une base ferme, inébranlable, positive, visible. Point de doutes, car ceci est la parole de Dieu : Hic est veritas.

Cet appui solide, qui donnait aux générations d'autrefois la force, parce qu'elle leur donnait la conviction, est miné sans relâche. La science, non au service de la haine ou de l'incrédulité, mais la science froide, impartiale, abat chaque jour quelque partie de cette grande ruine du passé. Écoutez en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, en Hollande, en Belgique, en France, aux quatre coins de l'horizon, n'entendez-vous pas le bruit sourd de quelque chose qui tombe? C'est la chute du grand temple de la foi antique, dont les débris encombrent au loin le sol. La vérité n'y réside plus, dit-on. Elle n'y a jamais résidé; ce n'était que son reflet. Désormais, qui veut la saisir doit la chercher dans sa raison, écho affaibli de

la Raison éternelle. L'autorité si commode d'un texte ou d'un homme infaillible nous échappe sans retour. Nous voilà seuls en face de l'Infini.

Nous sommes au bord d'une époque pleine de mystère. La mer sans bornes est là, devant nos yeux, avec ses tempêtes, ses écueils, avec son immensité surtout. Un courant irrésistible y entraîne notre esquif. Quelle étoile guidera sa course, quelle force le poussera vers le port, et le port où est-il? Dieu puissant! n'y a-t-il devant nous que doute, négation, ironie, désespoir? C'en est-il fait des saintes vertus du foyer domestique, des vertus plus fières du croyant et du citoyen? Plus rien que l'âpre recherche des plaisirs, la soif de l'or, l'égoïsme, la brutalité, la fraude, nul rayon, nulle lueur! Le froid, la mort vont-ils nous envahir? Seigneur, est-ce la fin?

Eh bien, oui, si entre la foi du passé et le matérialisme il n'y a pas de milieu; si, comme le dit M. Eugène Sue, tout culte, toute religion est aux yeux de la raison une aberration profonde et un mal; si notre esprit est ainsi fait qu'il conclue logiquement à la négation de l'âme et de Dieu; si notre être embrasse le néant comme sa naturelle fiancée, alors tout est fini; dans le monde moral va s'accomplir le rêve de Byron : Darkness. L'empire des ténèbres commence. L'humanité va mourir.

Cela est si vrai que, voyant leurs dogmes tomber et ne comprenant pas qu'en dehors d'eux la religion puisse durer, les ministres des différents cultes croient la plupart que la fin des temps approche et que l'univers actuel va se dissoudre au milieu des convulsions sociales et cosmiques prédites par l'Apocalypse. Le doute, faut-il le dire, le désespoir envahit le cœur des plus braves, le cœur des prophètes et des fauteurs du progrès moderne.

«

Notre grand Arago, s'écrie Quinet et qui dira ce que

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