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sa puissante intelligence jette encore souvent de vives lueurs; mais elles ressemblent aux éclairs qui brillent pendant la nuit et qui illuminent un instant les objets d'un jour faux et sinistre pour tout replonger après en des ténèbres plus épaisses.

M. Proudhon est avant tout un homme à singularités : c'est la rage de dire sans cesse des choses nouvelles qui lui en faittant débiter d'extravagantes. Il ne tient guère à instruire; pourvu qu'il étonne, il est satisfait. Donner à sa pensée l'unique expression qui la rende, l'occupe peu; ce qu'il veut, c'est frapper par l'étrangeté du paradoxe, surprendre par la hardiesse de l'image, aveugler par l'exagération de l'hyperbole. Son style ne répand pas une lumière pure et constante qui montre les objets tels qu'ils sont; c'est un feu d'artifice qui fait entrevoir des chimères et des visions sans réalité et qui cache les choses qui existent réellement. Il joue avec de vieux sophismes fourbis à neuf, comme ces jongleurs indiens qui lancent et relancent des boules étincelantes avec tant de rapidité, que le public ébloui croit voir une traînée de lumière ; ce ne sont pourtant que des jouets en cuivre bien polis, trèslégers et creux.

Dans sa discussion avec l'archevêque de Besançon, M. Proudhon lui dit Quidquid dixeris, argumentabor; et il ne se vante pas. Quoique vous disiez, il fera voir que vous avez tort. Il démontre tour à tour le pour et le contre avec la même éloquence, avec la même logique, et, ajoutons à sa décharge, avec la même conviction. Il prouve d'abord, que blanc est blanc; puis, que blanc est noir, et, en fin de compte, il arrive à appeler le blanc noir et le noir blanc. C'est un effet de sa méthode, et il jure qu'elle est excellente. Comme on ne s'entend jamais et qu'on ne peut même s'entendre avec lui sur la siguification des mots, rien de plus difficile que de discuter

avec un aussi habile homme; il l'eût été moins d'enchaîner Protée, ce dieu aux métamorphoses, que Platon dit avoir été un sophiste égyptien.

Il faut remonter au temps de Socrate pour rencontrer un lutteur aussi adroit :

« CRITON. Quels étaient, Socrate, ces hommes avec qui tu t'entretenais hier au Lycée?

» SOCRATE. C'étaient Euthydème et son frère Dionysodore. > CRITON. Ce sont, je pense, de nouveaux sophistes. D'où viennent-ils et quelle est leur doctrine?

» SOCRATE. Leur sagesse est admirable. Vraiment c'est une science universelle. Jusqu'à présent, je n'avais point vu d'athlètes parfaits; mais eux ce sont des lutteurs exercés dans tous les combats. Ce sont en ce genre les hommes les plus redoutables, et ils ont une manière de combattre qui les fait triompher de tout le monde. Autrefois leur art était encore dans son enfance; mais ils l'ont rendu tel, qu'il n'est plus un seul homme capable de les regarder en face, tant ils sont devenus habiles aux luttes oratoires et à réfuter tous les discours vrais ou faux indistinctement. »

« Ce que je trouve encore d'admirable dans vos discours, dit Socrate aux deux étrangers, c'est que, quand vous dites qu'il n'y a rien de beau, ni de bon, ni de blanc ou quelque autre chose semblable et que rien ne diffère de rien, vous fermez véritablement la bouche aux autres, comme vous vous en faites gloire; et non-seulement aux autres, mais encore à vous-même, ce qui est, en vérité, bien aimable et bien propre à calmer l'animosité de la discussion. »

Dionysodore pose une question captieuse à Clinias et, se penchant à l'oreille de Socrate, lui dit en souriant: « Je t'avertis à l'avance que quoi qu'il réponde il sera refuté. » Quidquid dixeris, argumentabor.

Il y a pourtant une grande différence entre Euthydème et M. Proudhon. Le sophiste grec a pour but de gagner de l'argent et de tromper le public; l'auteur français cherche la vérité et désire affranchir le peuple. Le premier veut duper les autres par des sophismes; le second est dupe des siens. Dépouillez Euthydème de ses semblants de sagesse et de ses artifices de langage, il reste un charlatan méprisable. Débarrassez Proudhon de son fatras dialectique et de ses grands mots vides, il reste un esprit original, un vigoureux écrivain et, ce qui est mieux encore, un moraliste austère. Euthydème est comblé d'honneurs et de richesses pour avoir débité ce qu'il savait être faux; Proudhon sacrifie ses intérêts et sa liberté pour dire ce qu'il croit être vrai et utile.

Le livre dont nous voulons rendre compte aujourd'hui n'est pas une composition ordonnée qui parte d'un principe pour aboutir à une conclusion; c'est plutôt une série d'articles de journaux, sans aucun lien qui les rattache; ce sont des improvisations étonnantes d'énergie, mais faites avec tant de hâte et de légèreté, que l'auteur ne peut écrire trois pages sans se contredire.

Celui qui dans cet ouvrage cherchera une réponse aux difficultés qui le pressent ne trouvera pas ce qu'il désire; et pourtant cette lecture ne sera pas pour lui sans fruits, car elle force à penser en un temps où l'on fuit la pensée à la fois comme une fatigue, comme un péril et comme un regret.

Dans ce livre rien n'est médiocre où il est mauvais, il est détestable; où il est bon, il est comparable aux pages des meilleurs écrivains. Quand l'auteur traite de littérature, il est d'une originalité qui étonne; quand il parle de morale, il est d'une sévérité qu'on admire; quand il résume la pensée d'autrui, il est d'une netteté qui éclaire; mais quand, à son tour, il parle de philosophie, il est d'une obscurité qui re

bute, et quand il veut conclure, il fait des chutes à se casser le nez.

M. Proudhon raconte-t-il, son style a une saveur gauloise et une force rustique qui plaisent comme l'odeur du seigle en fleur ou de la fenaison retournée au soleil. Lorsqu'il sait ce qu'il veut dire, nul ne le dit mieux que lui. Mais quand il syllogise et sophistique, il cesse de parler la langue de son pays. La langue française était, disait-on, la langue de la raison, parce que, mieux qu'aucune autre, elle mettait au jour la pensée sans la trahir; elle était la langue de l'unité, parce que, permettant aux hommes de dire clairement ce qu'ils voulaient, elle leur rendait facile de s'entendre; elle était la langue de l'égalité, parce qu'à force de clarté, elle mettait les plus hautes vérités à la portée de tous, des petits comme des grands, de l'homme des champs aussi bien que de l'homme de cabinet; mais c'était là la langue du xvire et du xvme siècle : ce n'est plus celle de M. Proudhon.

Veut-il, par exemple, prouver que l'économie politique est une science? il montre d'abord qu'elle a des lois constantes, puis il ajoute :

:

« Or, une loi suppose nécessairement sous elle une réalité rien ne peut être la loi de rien. Il y a donc dans l'objectivité humaine, individuelle et collective, un côté particulier, qui forme la réalité, le substratum économique.

:

D

L'activité de l'homme est soumise à des formes économiques Et quant à la loi générale qui les régit, elle consiste en ce que, par le fait de la liberté qui leur donne le branle, les forces économiques étant dans une oscillation permanente, le maximum de leur productivité, partant la perfection de l'ordre social, à chaque moment de la vie générale, coïncide avec leur point d'équilibre, qui, d'autre part, se trouve seul satisfaire aux exigences de la justice.

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C'est ce qui s'appelle démontrer clairement que l'économie politique est une science peu claire de sa nature.

D'où vient l'instabilité du pouvoir et quelle forme doit prendre le gouvernement? Dans l'argument du chapitre qui traite ces questions, M. Proudhon aura sans doute formulé sa réponse en termes aussi concis et aussi nets que possible.

C'est l'Église, dit-il, qui a produit les convulsions de la société en détruisant systématiquement la morale par la substitution de la raison d'État à la justice. « A la place de ce nihilisme politique, la révolution propose sa théorie positive et réaliste du pouvoir social, unipersonnel, invisible, anonyme, résultant de l'action commutative des forces économiques et des groupes industriels, c'est-à-dire, la liberté même. »

Ne pouvant, avec toute l'attention dont j'étais capable, pénétrer le sens de ces passages et d'autres semblables, trop nombreux, hélas! je l'attribuais, étranger et flamand, à mon ignorance des finesses d'une langue si différente de la mienne; je suis détrompé : j'ai ouvert un volume de Voltaire et j'ai compris pourquoi je ne comprenais pas.

Ce qui rend le style trouble, c'est que la pensée est confuse. Ce qui prouve que la pensée est confuse, c'est que M. Proudhon emploie les termes tantôt dans un sens, tantôt dans un autre sens complétement opposé, et qu'il échoue quand il veut les définir.

Je prends le titre même de l'ouvrage : De la justice dans la Révolution et dans l'Église.

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Qu'est-ce que la justice? demande l'auteur.-L'essence même de l'humanité. »

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«

Qu'a-t-elle été depuis le commencement du monde? Rien. »

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