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peut passer à un second, à un troisième ; il n'en est pas ainsi des passions, et l'on ne saurait du premier coup exciter la pitié, la haine, la colère. La preuve confirmative sert d'appui à l'argument, et il suffit de la montrer pour qu'elle en soit comme inséparable; mais ici ce n'est pas l'esprit du juge qu'on attaque, c'est la sensibilité de son cœur; et on ne peut le toucher que par une éloquence riche, variée, abondante, soutenue d'un débit animé. L'orateur qui parle avec concision et ne s'élève jamais, peut donc instruire les juges, mais il ne peut émouvoir leur âme, et c'est là toute l'éloquence.

Le véritable orateur, dit Lucain, c'est celui qui frappe.

Comme la douleur de Bossuet est soutenue dans le morceau suivant, et quelle émotion en découle dans notre âme! J'étais donc encore destiné à rendre ce triste devoir à cette princesse. Elle que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine, sa mère, devait être sitôt le sujet d'un discours semblable, et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère! O vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leur destinée! L'eût-elle cru il y a dix mois! et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt nous y rassembler pour la pleurer elle-même ?

Princesse, le digne sujet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât sur votre absence, sans être réduite encore à pleurer votre mort? et la France, qui vous reçut avec tant de joie, environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle d'autres pompes et d'autres triomphes pour vous au retour de ce voyage fameux, dont vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? Vanité des vanités!

4. Puissance du pathétique. - A des hommes plus raisonnables que sensibles, il suffirait d'exposer la vérité; mais nous avons d'ordinaire à convaincre des hommes plus sensibles que raisonnables et qui ne se laissent persuader que par des mouvements qui les transportent.

Les passions sont l'âme et la vie de l'éloquence; les preuves font estimer notre cause la meilleure, mais les passions font que nos auditeurs veulent qu'elle soit telle; et ce qu'on veut, on le croit aisément.

Un mot est souvent plus éloquent qu'un long discours. Témoin cette simple et belle parole d'un matelot anglais qui fit résoudre la guerre en 1740 :

Quand les Espagnols m'ayant mutilé me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie.

Pour comprendre la puissance du pathétique, il suffit de comparer entre eux ces deux récits d'un même fait, le supplice d'un citoyen romain frappé de verges. Voici comment Caïus Gracchus le présente :

Un poteau fut placé sur la place publique; Marius, l'homme le plus noble de la ville, y fut conduit: on lui ôta ses vêtements, et il fut battu de verges. A cette nouvelle, les habitants de Calès défendirent expressément de se rendre aux bains quand le magistrat romain serait dans la ville. Ce fut pour la même raison que notre préteur ordonna d'arrêter les deux questeurs de Férentinum; l'un se jeta du haut d'un mur, l'autre fut pris et battu de verges.

Au lieu de cette sécheresse, quelle émotion dans le tableau tracé par Cicéron!

On frappait de verges sur la place de Messine un citoyen romain. Ce malheureux, au milieu des souffrances qu'il endurait et des coups qui retentissaient sur son corps, ne faisait entendre d'autres cris, d'autres plaintes que celle-ci : Je suis citoyen romain. Il croyait, en rappelant ce titre, qu'il allait détourner tous les coups, écarter tous les supplices.

O doux nom de liberté! ô droits sacrés du citoyen! ô lois de Porcius et de Sempronius! puissance tribunitienne, ô institutions de la patrie, qu'êtes-vous devenues? Un citoyen romain, dans une province romaine, au sein d'une ville alliée, par les ordres d'un homme qui devait à Rome les faisceaux portés devant lui, un citoyen romain a été lié et battu de verges sur la place publique.

5. Règles pour le path tique. Ces remarques et ces exemples divers peuvent être résumés en trois préceptes :

I. Ne faire appel aux passions que dans les sujets qui comportent le pathétique.

II. Réserver, en général, cet effet pour la fin de la composition.

III. Éviter le trop qui expose au ridicule, le trop peu qui dégénère en sécheresse.

LEÇON X.

RAPPORTS ENTRE LES MOYENS D'ACTION
(MOURS, ARGUMENTS ET PASSIONS).

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3. QUAND LES

1. UNITÉ DU BUT. 2. DIVERSITÉ DES MOYENS. MŒURS ET LES PASSIONS DOMINERONT. 4. PRÉCAUTIONS ET MESURE. 5. PREDOMINANCE DES ARGUMENTS. 6. DÉLICATESSE DE CES DISTINCTIONS.

ET RÈGLES.

7. DU PATHÉTIQUE CHEZ LES ANCIENS. 8. RÉSUMÉ

1. Unité du but. Malgré la diversité des armes employées par l'écrivain et par l'orateur, le but que tous deux poursuivent est simple et peut s'exprimer d'un seul mot: persuader; c'est en vue de persuader qu'on cherche à plaire par les mœurs, à convaincre par les arguments, à toucher par les passions.

Si nous n'avions comme auditeurs ou comme lecteurs que de pures intelligences, il suffirait pour les satisfaire de leur montrer la vérité dans sa simplicité; en effet, la vérité répond aux exigences naturelles de l'esprit; mais l'orateur et l'écrivain s'adressent à des hommes, c'est-à-dire à des êtres passionnés plus encore que raisonnables et qui, par suite, se dégoûtent bien vite de ce qui ne dit rien à l'imagination ni au cœur. Voilà pourquoi il est bon de montrer aux hommes la vérité d'une manière qui leur plaise, qui les intéresse, qui les engage à aimer cette vérité qu'on leur

montre.

Pour atteindre ce but l'esprit n'a pas à son service de plus heureuse combinaison que celle où la rigueur de la discussion est tempérée par l'aménité du langage, où la grâce et l'abandon sont soutenus par la vigueur et la fermeté.

2. Diversité des moyens. Ainsi mœurs, arguments et passions, tout concourt à un seul et même but.

Des arguments naissent la clarté et la précision sans les

quelles la parole est stérile comme la graine jetée au vent; des mœurs et des passions naît la chaleur, faute de laquelle une composition n'a nul mérite littéraire, nul crédit moral et n'est pas plus propre à persuader qu'un traité de dessin linéaire n'est propre à former un Raphaël ou un Titien.

Mais pour atteindre plus sûrement au succès, l'un ou l'autre de ces trois moyens peut être employé de préférence, et imprimer à la composition un caractère tout particulier. C'est en vue de cette distinction entre les moyens d'action qu'Aristote a donné une place importante à l'étude et à l'analyse des caractères et des passions; en effet, ce sont les dispositions d'humeur et d'esprit des auditeurs ou des lecteurs qui doivent diriger l'orateur ou l'écrivain. Il faudra s'enquérir avec soin de ce qui convient à la personne, au lieu et aux circonstances, et par suite, de la préférence à donner aux mœurs, aux passions ou aux arguments.

3. Quand les mœurs et les passions domineront. L'emploi des mœurs, c'est-à-dire des qualités morales manifestées par l'orateur ou l'écrivain, convient surtout aux rapports avec une certaine classe de lecteurs; dans le monde, avant tout, il faut plaire, et les conseils les plus utiles demeurent impuissants s'ils ne sont présentés d'une façon agréable: Dites-nous des choses qui nous amusent et nous vous écouterons. Cette triste apostrophe des Juifs à Jésus-Christ est le cri constant des hommes du monde. Il faut donc en tenir compte pour réussir; car le plus grand malheur pour un livre, c'est de n'être point lu; qu'importe à Roland que son cheval ait toutes les vertus, s'il est mort; il faut céder aux exigences de l'opinion dans la mesure où la conscience et la justice le permettent; il faut prendre pour devise le mot de Démosthène à ces Athéniens si mobiles et si passionnés Je voudrais bien vous plaire, mais j'aime encore mieux vous être utile.

Plaire est la première qualité des œuvres destinées au public. On devra se préoccuper du même effet à produire, toutes les fois qu'on adressera la parole à des

êtres faibles ou dominés par la passion les enfants, les vieillards, les puissants et les riches réclament à ce titre les plus grands ménagements, à cause du mal que pourrait entraîner leur aveuglement. La faiblesse morale appelle le respect pour la vieillesse, la sympathie pour l'enfance et la compassion pour tous ceux qu'enivre un titre, une place, une faveur de la fortune. Chercher à plaire à ces êtres faibles pour les amener à entendre la vérité, ce n'est pas complaisance ou bassesse, c'est plutôt sage concession à la débilité de leur nature.

Les mêmes esprits

4. Précautions et mesure. sont encore les plus accessibles aux passions; ce sont les âmes dont la sensibilité est la plus facile à éveiller, à exciter; mais leur faiblesse a aussi pour conséquence naturelle une extrême mobilité, une incroyable facilité à passer d'un extrême à l'autre. C'est donc avec une circonspec tion toute particulière qu'il faut avoir recours à cette arme puissante mais dangereuse de la passion.

5. Prédominance des arguments. Les arguments s'adressant à la raison, ils sont le langage de l'homme à l'homme, l'expression sincère et scrupuleuse de la vérité. Il convient donc de les employer pour instruire et convaincre tous ceux qui sont dignes du nom d'homme et qui, maîtres de leur esprit, en pleine possession de leur activité et de leurs moyens, se dirigent eux-mêmes avec puissance, réflexion et liberté.

Le langage des arguments honore à la fois celui qui l'accueille et celui qui s'en sert. C'est rendre hommage à un homme et à une nation que de ne pas leur adresser d'autres discours; les orateurs politiques des pays libres, de l'Angleterre et des États-Unis, le savent bien.

6. Délicatesse de ces distinctions. Mais cette distinction rigoureuse entre les êtres passionnés et les êtres raisonnables, ne se reproduit pas dans le monde réel avec une parfaite exactitude; tous les hommes sont à des degrés divers et passionnés et raisonnables. Les plus passion

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