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peut en multiplier le retour à l'aide de certains auxiliaires tels que aller, savoir, voir, pouvoir etc. Boileau offre de fréquents exemples de ces tournures très-favorables à la versification française:

Nous allons tout dompter.

Nous pourrons rire à l'aise.

Court avec Pharaon se noyer dans les mers.

Lorsque un cri tout à coup suivi de mille cris
Vient d'un calme si doux retirer ses esprits.

Je vais faire la guerre aux habitants de l'air

Le pluriel dans les verbes peut se substituer au singulier: Thésée rendant justice au malheureux Hippolyte se dit à lui-même :

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités.

L'actif et le passif peuvent également s'employer: Phèdre brûle ou est brûlée, d'un feu secret. Au lieu de l'ardeur dont il était animé, Bossuet aurait pu dire qui l'animait. — A la place de, le sang enivre le soldat, le soldat est enivré par le sang.

Le participe présent est remplacé avec avantage par une proposition incidente explicative: Au lieu de Ce grand prince ne pouvant voir...... Bossuet a dit : Ce grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus.

L'adverbe se remplace dans le style élevé par un adjectif: C. Delavigne dit de Jeanne d'Arc arrivant au bûcher:

Tranquille, elle y monta.

Il est souvent utile de substituer à nos adverbes en ment une préposition suivie d'un substantif: avec franchise vaut mieux que franchement, on un substantif accompagné d'un adjectif à pas lents est préférable à lentement.

Il est impossible d'énumérer tous les changements de tournure que peut produire l'emploi des équivalents, c'est assez d'avoir indiqué les principaux; ces exemples ouvrent la voie, habituent l'esprit à chercher, et suffisent pour ap

peler l'attention sur une source très-féconde pour l'orateur et pour l'écrivain.

En effet, les mêmes choses peuvent être représentées par des équivalents très-différents, suivant l'effet à produire : Simonide avait refusé à un pauvre diable de chanter la victoire de ses mules, c'est-à-dire de ces animaux à moitié ánes disait-il. Quand on lui offrit un peu plus d'argent, le poëte s'écria Salut, filles des cavales aux pieds ailés. Ce que c'est que d'avoir des équivalents à son service!

5. Des épithètes. - Outre les modifications utiles qui résultent du choix et du changement des mots, il faut signaler comme un heureux moyen de développement l'emploi des épithètes.

Les épithètes sont des adjectifs qui s'ajoutent au nom pour en compléter le sens. Cinna désigne le triumvirat d'une façon plus énergique par l'addition des épithètes qu'il lui applique; il a fait, dit-il, la peinture effroyable :

De leur concorde impie, affreuse, inexorable,

Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat.

Il y a deux choses à considérer à propos des épithètes: c'est d'abord le choix qu'il en faut faire et ensuite quelle place elles doivent occuper.

Il faut distinguer deux sortes d'épithètes, celles qui sont indispensables et celles qui sont de pur ornement; en effet, l'adjectif est ajouté au substantif en vue de la force ou de l'agrément. Dans cette proposition: L'homme juste ne craint pas les vaines menaces des méchants, l'adjectif vaines est une véritable épithète, tandis que l'adjectif juste est un complément indispensable du substantif.

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6. Des épithètes indispensables. Quelquefois un substantif n'offrirait à lui seul qu'une idée vague et incomplète, parce qu'il convient à la fois à plusieurs objets; il faut donc pour l'éclaircir et le préciser y joindre une épithète qui le détermine, lui serve comme de prénom et prévienne toute méprise.

Ainsi dans la phrase célèbre de Pascal: C'est une sphère

infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part; on enlèverait à la pensée toute son énergie, si l'on supprimait l'épithète; elle est indispensable. De même quand Bossuet a caractérisé l'esprit de la réforme en Angleterre par ces mots : le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière; il a employé deux épithètes indispensables à la désignation des deux pouvoirs du temps, l'Église et l'État.

7. Des épithètes d'ornement. Mais le plus souvent l'épithète n'est qu'un ornement ajouté pour contribuer à l'effet de la pensée ou de l'émotion, pour augmenter ou atténuer l'expression, pour lui donner de la noblesse ou du piquant, du pathétique ou de l'harmonie.

Une épithète qui ne remplit pas l'une de ces conditions doit être bannie comme un mot parasite; en fait d'ornement tout ce qui ne sert pas est nuisible. Autant les épithètes bien choisies et placées avec discrétion relèvent l'expression, autant des épithètes banales et prodiguées affaiblissent, énervent le style. Aristote dit qu'il faut les employer non comme nourriture mais comme assaisonnement; et Marmontel a raison de comparer les épithètes oiseuses aux bracelets et aux colliers qu'un mauvais peintre ajoutait aux Grâces. Plus sévère encore, Quintilien comparait le discours surchargé d'épithètes à une armée qui compterait autant de valets que de soldats; le nombre des hommes serait doublé et la force militaire diminuée d'autant. En effet c'est l'indigence d'esprit qui conduit à ce vice; faute d'idées principales on accumule les idées accessoires.

L'emploi des épithètes banales contribue à rendre le style froid; il en est de même de l'accumulation et de l'abus des épithètes. C'est le défaut de Fléchier et de Thomas qui donnent à tout une solennité fatigante.

Il est donc important de distinguer suivant une gradation croissante d'intérêt trois sortes d'épithètes:

1o Les épithètes de nature sont des adjectifs désignant la qualité la plus frappante des objets; presque inséparables

du substantif, elles n'ajoutent à peu près rien à l'idée qu'il présente de blancs flocons de neige; la sombre nuit ; les tendres embrassements.

C'est l'abus de ce genre d'épithètes qui rend ridicule le mot de Chapelain: les doigts inégaux de la belle Agnès.

2o Les épithètes de caractère, plus expressives déjà, servent à désigner un homme ou une chose par sa qualité distinctive, par l'attribut qui le sépare de son espèce. Ainsi Bossuet appelle Cromwell un de ces esprits remuants et audacieux qui sont nés pour changer le monde. Massillon nomme la cour qui l'écoute: Cette assemblée la plus auguste du monde.

3o Les épithètes de circonstance sont les meilleures et les plus dignes d'être recherchées. Elles ne désignent ni une classe, ni un individu; elles se rapportent d'une manière toute particulière à une situation donnée, par suite elles peuvent être variées à l'infini. C'est dans le choix de ces épithètes que se signalent les meilleures qualités de l'esprit et de l'imagination: sagacité, profondeur, fécondité.

Ainsi La Bruyère distingue par des épithètes de circonstance Corneille et Racine :

Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié par le premier, et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion.... Corneille est plus moral, Racine plus naturel.

Si de ces beaux vers de Racine :

Et la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile,

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on retranche les deux épithètes, l'expression est dépouillée de toute sa grâce. Quelle délicate flatterie pour Bérénice quand Titus faisant allusion à l'absence de la reine lui dit : Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!

Souvent l'épithète de circonstance donne une valeur de contraste à l'épithète de nature, comme, dans cette phrase de Bossuet sur la mort de la duchesse d'Orléans :

La mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. 8. Du nombre et de la place des épithètes. - Pour

ne pas multiplier les épithètes il est bon de poser en règle qu'une seule épithète suffit à un substantif. En tout cas les épithètes seront unies entre elles par des conjonctions, sauf lorsque l'écrivain essaye de produire un effet d'accumulation, comme Mme de Sévigné dans la lettre célèbre où elle annonce le singulier mariage de Mlle de Montpensier:

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante', etc.

La place qui convient à l'épithète c'est le plus près possible du substantif, afin d'éviter toute obscurité dans l'expression. En général le génie de la langue française est tout à fait opposé au génie des langues synthétiques comme le grec, le latin ou l'allemand; d'ordinaire le français réclame l'épithète après le substantif; sauf certaines constructions qui résultent de la tradition ou de l'euphonie et qu'il est impossible d'apprendre autrement que par l'usage.

Souvent la place de l'épithète est déterminée par l'effet qu'on veut produire : telle est l'opposition accusée dans ce vers de Racine:

Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

De même Bossuet parlant de la pompe funèbre du grand Condé :

Ces colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant.

9. Règles relatives aux synonymes, aux équivalents et aux épithètes. Autant que la chose est possible, dans un sujet aussi vague, aussi élémentaire, aussi divers, aussi étendu, voici huit règles qu'on pourrait proposer:

I. L'emploi des synonymes, des équivalents et des épithètes donnera au style de la variété.

II. Les mots qui font image sont difficiles à remplacer par des synonymes.

III. Dans les idiotismes, la synonymie est très-délicate à établir.

4. Voir Morceaux choisis, 3° année, page 23.

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