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C'est cette propriété de frapper de deux côtés qui lui valut au moyen âge, le nom bizarre d'argument cornu. Ainsi Mathan, voulant justifier le meurtre du jeune Eliacin, emploie ce dilemme :

A d'illustres parents s'il doit son origine,

La splendeur de son sort doit hâter sa ruine;
Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé,
Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit versé?

C'est-à-dire, dans l'un et l'autre cas l'enfant doit périr. De même saint Charles Borromée, accusant les évêques de son temps, leur pose ce dilemme :

Si vous êtes au-dessous de vos fonctions, pourquoi tant d'orgueil? si vous en êtes dignes, pourquoi tant de négligence?

Fénelon prête ce dilemme à Philoclès:

Oh! que les rois sont à plaindre! s'ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hommes et quels tourments leur sont préparés dans le Loir Tartare! S'ils sont bons, quelles difficultés n'ont-ils pas à vaincre, quels piéges à éviter, quels maux à souffrir!

Enfin Tite Live explique, à l'aide d'un dilemme, l'embarras du sénat romain sollicité par les Tarquins de leur restituer leurs biens :

Ne pas les leur rendre, c'était fournir un prétexte à la guerre ; les leur rendre, c'était leur fournir des armes et des moyens d'attaque.

Cet argument peut séduire parce qu'il est vif, pressant et géométrique; mais il est dangereux, car il peut être rétorqué, toutes les fois que les propositions sur lesquelles il s'appuie ne sont pas contradictoires et admettent un milieu; or, c'est le cas le plus ordinaire.

Ainsi l'on peut répondre à Mathan que noble, Éliacin mérite le respect; inconnu, la pitié ; à saint Charles que l'orgueil est de la dignité, que la négligence est de la bonté; enfin à Philoclès que, méchants, les princes sont redoutés; bons, adorés de leurs sujets.

Qui ne connaît l'histoire du dilemme de Protagoras?

Ce sophiste était convenu avec son disciple Evathlus que celui-ci paierit le prix de ses leçons après le gain de sa première cause. Evathlus tardant à plaider, Protagoras l'appelle en justice et lui pose ce

dilemme Si tu persuades aux juges que tu ne me dois rien, tu auras gagné ta première cause, tu devras donc me payer; si au contraire tu ne peux les persuader, tu seras condamné et il faudra bien que tu me paies. Mais le disciple rétorquant le dilemme : Si les juges me condamnent, je ne te dois rien en vertu de nos conventions; s'ils me donnent raison, je ne te devrai rien en vertu de leur arrêt.

6. Du sorite. Ce mot grec, qui signifie amas, désigne un enchaînement de propositions qui conduisent à une seule conclusion.

C'est un sorite que Montaigne, d'après Plutarque, prête au renard dans l'anecdote suivante :

Quand ils rencontrent une rivière gelée, les Thraces, pour savoir s'ils peuvent la passer sans crainte, lâchent devant eux un renard qui, approchant son oreille de la glace, semble dire: Ce qui fait du bruit se remue, ce qui se remue est liquide, et ce qui est liquide ne peut me porter: donc si j'entends le bruit de l'eau, c'est que la rivière n'est pas gelée jusqu'au fond et que la glace n'est pas assez épaisse. C'est encore par un sorite qu'on peut dire :

L'homme pieux honore Dieu; celui qui honore Dieu respecte ses commandements; l'un de ces commandements ordonne la charité; la charité prévient le crime en soulageant la misère; prévenir le crime c'est servir les intérêts de l'État : donc l'homme pieux sert les

intérêts de l'Etat.

Les noms

7. Des arguments d'après leur origine. qui précèdent ont été donnés aux arguments d'après leur forme; mais ils reçoivent encore d'autres noms, quand on considère la source à laquelle ils puisent leurs principes. A ce point de vue on les appelle exemple, induction, argument personnel.

8. De l'exemple. — C'est un syllogisme dont l'une des prémisses est un fait historique ou du moins un fait inté

ressant.

Ainsi, pour encourager Josabeth à la confiance et à la résignation quand il s'agit de risquer la vie de Joas, Joad lui rappelle l'exemple d'Abraham:

N'êtes-vous pas ici sur la montagne sainte,

Où le père des Juifs sur son fils innocent

Leva sans murmurer un bras obéissant?

De même Bossuet, pour faire honte aux chrétiens de leur

cruauté dans la guerre, invoque l'exemple d'un peuple païen :

Quand la justice de la guerre était reconnue, le Sénat prenait ses mesures pour l'entreprendre, mais..... n'en venait aux extrémités qu'après avoir épuisé toutes les voies de la douceur. Sainte institution, s'il en fut jamais et qui fait honte aux Chrétiens, à qui un Dieu venu au monde pour pacifier toutes choses, n'a pu inspirer la charité et la paix. De même encore Cicéron, voulant suggérer à Catilina la pensée d'un exil volontaire :

En vérité, si mes serviteurs me craignaient autant que vos concitoyens vous craignent, j'abandonnerais aussitôt ma maison; et vous ne croyez pas devoir quitter Rome!

Cette forme de raisonnement est très-éloquente et trèspopulaire. Elle était fort employée par les prophètes juifs, et faisait partie de la méthode de Socrate. Veut-il prouver qu'il ne faut pas prendre au hasard les magistrats; autant vaudrait tirer au sort les athlètes pour le combat, le pilote pour le gouvernail. Aristote recommandait l'emploi des exemples dans la discussion des affaires publiques: rien ne frappe plus vivement les hommes.

Enfin la fable ou l'apologue n'est que le développement d'un exemple imaginé pour appuyer un principe moral.

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9. De l'induction. C'est un raisonnement qui tire une conclusion générale de plusieurs exemples particuliers. Tel est le raisonnement que fait Boileau dans sa quatrième satire. Il énumère toutes les formes de folie, trace les portraits du pédant, du bigot, du libertin, et conclut par cette observation générale :

N'en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
En ce monde il n'est point de parfaite sagesse :
Tous les hommes sont fous et malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.

10. De l'argument personnel. - Cet argument, qu'on appelle ad hominem, tire ses prémisses des actes ou des paroles de l'adversaire, qu'il met en opposition avec lui-même.

Auguste est bien fort contre Cinna quand, au complot que celui-ci a formé pour assassiner l'empereur, il peut opposer

les paroles mêmes par lesquelles Cinna s'est fait naguère le panégyriste du pouvoir impérial:

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Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,

Son salut désormais dépend d'un souverain

Qui, pour tout conserver, tienne tout en sa main.

Cicéron, voulant justifier Ligarius d'avoir porté les armes contre César, rappelle que l'accusateur même de Ligarius était alors son compagnon d'armes :

O Tubéron, que faisait ton épée nue à Pharsale? Quel flanc cherchais-tu à percer? Dans quel sein voulaient se plonger tes armes sanglantes? D'où te venaient cette ardeur et ce courage? Ces yeux, ce bras, que cherchaient-ils? En un mot, que poursuivais-tu? Que prétendais-tu ?

C'est ce trait d'éloquence qui fit une si vive impression sur César que, suivant Plutarque, il laissa échapper de sa main les papiers parmi lesquels était la condamnation de Ligarius.

Enfin Massillon donne un admirable exemple d'argument personnel dans cette énergique réponse du pauvre à la charité insolente de certains riches:

Mais s'il était permis à ce malheureux que vous outragez, de vous répondre; si l'abjection de son état n'avait pas mis le frein de la honte et du respect sur sa langue : « Que me reprochez-vous? vous dirait-il; une vie oisive et des mœurs inutiles et errantes? Mais quels sont les soins qui vous occupent dans votre opulence? les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la fortune, les mouvements de la volupté. Je puis être un serviteur inutile: n'êtes-vous pas vous-même un serviteur infidèle? Ah! si les coupables étaient les plus pauvres et les plus malheureux ici-bas, votre destinée aurait-elle quelque chose au-dessus de la mienne? Vous me reprochez des forces dont je ne me sers pas : mais quel usage faites-vous des vôtres? Je ne devrais pas manger parce que je ne travaille point: mais êtes-vous dispensé vous-même de cette loi? N'êtes-vous riche que pour vivre dans une indigne mollesse ? Ah! Dieu jugera entre vous et moi.

Quelques annés plus tard le même argument est prêté par Beaumarchais à Figaro; et il n'a pas cessé d'être vrai :

Aux vertus qu'on exige d'un domestique, Votre Excellence connaîtelle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets?

C'est surtout dans la réfutation et la controverse que cette sorte d'argument trouve sa place et son emploi.

11. Différence entre l'argumentation philosophique at la preuve oratoire. Si le syllogisme est le fond commun de tout raisonnement, si l'esprit humain ne peut s'en affranchir, sa forme rigoureuse ne convient qu'au logicien et au géomètre. Dans une œuvre littéraire, cette forme a besoin d'être brisée ou voilée pour éviter la sécheresse et la monotonie. Par conséquent, l'argumentation oratoire est une argumentation philosophique, dont la nudité est embellie par des ornements qui ajoutent le charme à la raison. L'ordre le plus naturel à l'orateur ou à l'écrivain, c'est de poser d'abord la conséquence, puis de la justifier en la rattachant à un principe. Ainsi La Fontaine a dit :

Il ne se faut jamais moquer des misérables,

Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux?

Cicéron nous donne un exemple de cet arrangement dans l'exorde de son plaidoyer pour le poëte Licinius Archias: S'il y a en moi, juges, quelque talent; si j'ai quelque habitude de la parole, qui a fait pendant longtemps l'objet de mon application; enfin si je dois beaucoup à l'étude des lettres, c'est à Licinius qu'appartient surtout le droit d'en recueillir le fruit. Du plus loin que je me rappelle le souvenir du passé, en remontant jusqu'à mes plus jeunes années, je le vois déjà qui m'introduit et qui me guide dans ces études littéraires. Si donc cette voix, animée par ses conseils et formée par ses leçons, a rendu quelques services utiles à nos concitoyens, celui qui m'a donné le pouvoir de défendre et de secourir les autres n'a-t-il pas droit d'exiger que je fasse tous mes efforts pour le défendre et le secourir lui-même?

Voici ces trois périodes réduites en syllogisme : « Si Licinius Archias a formé mon talent, il doit en recueillir le fruit; or ses leçons ont contribué surtout à mes progrès: donc il doit en recueillir le fruit. La majeure est, Si donc cette voix, etc.; la mineure, Du plus loin que je me rappelle, etc.; la conclusion, c'est à Licinius, etc.; et c'est par que commence le discours.

Racine suit le même ordre dans cet enthymème:

Il n'est point condamné, puisqu'on veut le confondre.

Enfin Massillon, à propos d'un prince indolent :

Nul n'est à sa place dans un Etat où le prince ne gouverne pis

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