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limites. Les colons romains n'étaient pas moins foulés que les serfs du moyen âge; la Russie nous montre des paysans esclaves sous une noblesse impuissante et un empereur absolu. Tout au contraire, l'État où les barons prirent le dessus, l'Angleterre, fut aussi le premier pays où s'affaiblit et disparut la servitude. Il y avait donc dans la féodalité autre chose que le despotisme des seigneurs, il y avait une séve énergique; cette séve qui se cachait sous le privilége, c'était la liberté. Autrement, comment expliquer cette floraison du treizième siècle qu'on ne peut comparer qu'aux plus beaux âges de l'histoire? Un art nouveau naît et s'épanouit, les poëtes chantent et transforment des patois vulgaires en des langues qui ne doivent plus mourir; la France, l'Allemagne, l'Angleterre, se couvrent de cathédrales, de monastères, de châteaux. Bien aveugle ou bien injuste qui dans ce renouvellement de toutes choses ne reconnaît pas la seule force qui régénère l'humanité.

Toutefois, l'esprit germanique ne suffit pas pour rendre raison de cette renaissance; il faut faire une grande part à l'Église, véritable mère de la société moderne; mais cette Église, à qui nous devons ce que nous sommes, ce n'est plus l'Église impériale, c'est une Église transformée, et si je puis me servir de ce mot, germanisée.

En effet, quand les barbares eurent brisé l'empire, ils se trouvèrent campés au milieu d'un peuple qui n'avait ni leur langue, ni leurs idées, ni leurs mœurs. Entre les vainqueurs et les vaincus il n'y avait qu'un lien commun, la religion. Ce fut l'Église qui rapprocha et qui fondit ensemble ce qu'on nommait la civilisation et ce qu'on nommait la barbarie; deux États relatifs, et alors moins séparés que jamais.

Ce rôle tutélaire de l'Église explique l'influence qu'elle eut sous les deux premières races, et qu'elle conserva durant le moyen âge. Émancipés par la chute de l'empire, les évêques se trouvaient à la fois chefs des cités, conseillers du roi germain, dépositaires de la tradition romaine, aussi puissants par leurs lumières que par leur caractère sacré. Tout les soutenait, l'amour des vaincus, le respect des conquérants, le courant des idées. Dès le premier jour de l'invasion, l'Église, ressaisie de son indépendance naturelle, suivit une politique qui lui livra le monde. Ce fut, toute proportion gardée, la politique romaine appliquée au gouvernement des esprits. Et d'abord l'Église n'entendit plus se soumettre aux autorités de la terre, mais elle ne s'en tint pas là. Portée par l'opinion, Rome, d'auxiliaire se fit maîtresse, et rêva de s'assujettir le pouvoir temporel, non pas

toutefois qu'elle voulût régner par les prêtres, la fierté germanique ou féodale y eût résisté : tout ce que demandait un Grégoire VII ou un Innocent III, c'est que les rois s'avouassent vassaux spirituels, fils obéissants de l'Église, et lui reconnussent le dernier ressort.

Dès lors il y eut une conception de l'État toute différente de l'idée romaine, deux puissances se partagèrent le monde, et ce ne fut pas à la force brutale, mais à l'autorité religieuse, c'est-à-dire au pouvoir moral et intellectuel qu'on assigna la suprême direction des affaires humaines. Clovis aux genoux de saint Remy, Charlemagne couronné par le pape, rendaient hommage au droit nouveau. Désormais la religion était en dehors et au-dessus de l'État. C'est la première et la plus grande conquête des temps modernes, elle nous a délivrés de la divinité des empereurs, cette honte du peuple romain. Sans doute l'Église et l'État ont souvent noué une alliance dont la conscience a été victime, mais du moins n'a-t-on jamais vu un prince qui, en vertu de la souveraineté, s'attribuât le droit de régler la croyance et d'imposer la foi. Ce n'est pas comme César, c'est comme fils aîné de l'Église que Louis XIV persécutait les protestants; il s'inclinait devant l'Évangile en le violant. La loi même dont il se réclamait déposait contre lui et réservait l'avenir.

L'Église barbare comme l'Église féodale prit au sérieux ce gouvernement des esprits que l'opinion lui déférait. Il lui fallut l'âme tout entière des générations nouvelles, elle ne laissa au prince que le corps. Foi, culte, morale, éducation, lettres, arts, sciences, lois civiles et criminelles, tout fut en sa main. C'est de cette façon que le moyen âge résolvait la difficile question des limites de l'État.

Ce partage entre le pouvoir temporel et l'Église n'était-il qu'un despotisme à deux têtes? Non, l'Église fut longtemps libérale, et, l'hérésie mise de côté, ne s'effraya pas de la liberté. Rien de plus libre, par exemple, que cette turbulente université de Paris, où l'on accourait de toute l'Europe pour remuer les problèmes les plus téméraires. En un temps où le doute n'était que la maladie de quelques âmes aventureuses, comme celle du malheureux Abailard, cette liberté, il est vrai, offrait peu de dangers; on peut tout discuter quand les solutions sont connues d'avance; mais ne soyons pas injustes envers l'Église, c'est la liberté qu'elle croyait donner, l'opinion ne lui demandait pas plus qu'elle n'accordait. A tout prendre, au temps de Gerson, l'enseignement était plus hardi qu'au temps de Bossuet,

Tome I. -fre Livraison.

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et l'université plus indépendante qu'on ne le permettrait aujour

d'hui.

La féodalité n'avait pas étouffé les idées romaines, il y eut dès l'origine une sourde réaction contre les abus et les violences de la conquête; plus tard, contre le pillage des barons. Sous le règne de Philippe le Bel, la réaction est victorieuse, le droit romain est sorti de la poudre; c'est avec le Digeste et le Code que les légistes commencent à miner les libertés féodales. Leur idéal, c'est l'État romain, c'est l'unité et l'égalité sous un chef qui ne relève que de Dieu. Une foi, une loi, un roi, c'est leur devise; le roi de France, disent-ils, est empereur en son pays; ils ont traduit à son profit la maxime impériale, quod principi placuit legis habet vigorem: Si veut le roi,

SI VEUT LA LOI.

La guerre contre la féodalité dura plus de trois siècles. Le peuple opprimé y soutint vaillamment ceux qui prenaient sa cause en main; mais tandis qu'en Angleterre les barons, pour défendre leurs priviléges, y associaient le pays et tiraient des coutumes nationales tout ce qu'elles pouvaient contenir de libertés, les rois de France se contentèrent d'accorder au peuple qui les avait appuyés ces garanties civiles que tout pouvoir absolu peut donner sans s'affaiblir. Philippe le Bel et ses successeurs abattirent les barons et réduisirent à l'obéissance ces tyrans subalternes, mais ce fut pour employer à leur seul profit toutes les forces de la France. L'égalité y gagna, mais non la liberté.

Ce serait une trop longue histoire que de suivre cette lutte perpétuelle de la royauté contre le vieil esprit d'indépendance. L'habileté, la force, la ruse, les armes, les lois, les jugements, rien ne fut épargné pour reconquérir la souveraineté, pour reconstruire pierre à pierre l'édifice impérial. Soumettre au roi les châteaux, les villes, les campagnes, contraindre les têtes les plus fières à plier sous le joug commun, préparer l'unité législative, agrandir l'administration, centraliser le gouvernement, ce fut le travail constant de nos rois et de leurs conseillers. Les princes changent, non pas la tradition; Charles V et Louis XI, François Ier et Henri IV, Richelieu et Louis XIV poursuivent une même pensée : établir l'unité par le despotisme de l'État. L'idée était grande, le moyen excessif; on peut se demander où il menait la France. Admirer en bloc l'œuvre de nos rois, comme l'a fait longtemps l'école libérale, c'est pousser trop loin l'amour de l'uniformité. Nous avons payé assez cher les fautes du

pouvoir absolu pour qu'il nous soit permis de critiquer cette politique à outrance, qui, après avoir tout nivelé, n'a pas même pu maintenir la monarchie.

Ce n'est pas qu'on puisse regretter la chute de la noblesse féodale; les barons ne défendirent que leurs priviléges, et ne firent rien pour les libertés nationales. Leur égoïsme les perdit. La noblesse française a de brillants souvenirs; elle était brave et chevaleresque, mais elle n'eut jamais d'esprit politique, et courut à Versailles pour y solliciter, comme un honneur, la domesticité royale. Ce n'est pas ainsi que dure une aristocratie.

Quant au clergé, il semble qu'il aurait pu jouer un autre rôle, et mieux résister aux empiétements de la royauté. Au quinzième siècle, parmi les misères du schisme, l'Église gallicane est toute vivante; dans les conciles de Bâle et de Constance, l'Europe n'écoute que des prélats et des docteurs français; l'université de Paris est l'honneur et le rempart de la chrétienté. Un siècle plus tard, tout est éteint. Le concordat a scellé la servitude de l'Église; elle est retombée au point où l'avait mise Constantin. Le prince la protége et l'enrichit; au besoin même, il la défend contre l'hérésie, mais en même temps il en nomme les chefs, et se sert de l'épiscopat comme d'un moyen de gouvernement. On sait quel est le résultat de ces alliances inégales; la force d'une Église est une force d'opinion qui ne vaut que par la liberté; se mettre dans la main de l'État, c'est abdiquer.

Le règne de Louis XIV est l'apogée de la monarchie. Si l'on veut chercher dans l'histoire un gouvernement qui ressemble à celui de Trajan ou d'Adrien, c'est là qu'il faut s'arrêter. L'unité est faite, les dernières résistances se sont évanouies avec la Fronde; ce qui restait de libertés féodales ou municipales a été détruit; le parlement est muet; on a exterminé le schisme et l'hérésie; c'est le prince qui protége la religion, les sciences et les lettres, en d'autres termes, la conscience et la pensée lui appartiennent, comme la vie et les biens de ses sujets. L'œuvre est accomplie, l'État n'a plus de limites; c'est le système romain dans ses beaux jours. Voilà ce qu'ont admiré nos pères, et au premier rang Voltaire, qui n'aurait pas conduit l'opinion s'il n'avait eu les défauts autant que les qualités de l'esprit français. Quand il donne au siècle le nom du grand roi, c'est à peine s'il 'aperçoit quelques ombres sur ce soleil si brillant à son aurore, si . triste à son déclin. Voltaire ne sent pas qu'Auguste, Louis XIV, et tous ces princes qui élèvent leur grandeur sur la ruine de la li

berté, ne laissent après eux que des générations sans énergie. Ce sont des prodigues qui dissipent les économies de leurs pères, et ne lèguent que la misère à leurs héritiers.

La grandeur du roi cachait les vices du régime; Bossuet, ce beau génie, écrivait, en toute sincérité, la Politique tirée de l'Écriture sainte, véritable apologie du despotisme. Ce n'est pas qu'au milieu de ces centons sacrés on ne trouve de sages conseils offerts aux souverains, mais ce sont des conseils, rien de plus. Pour Bossuet, qui confond l'anarchie et la liberté, les sujets n'ont aucun droit, non pas même la propriété, qui ne soit une concession de l'autorité; par conséquent, ils ne peuvent prêtendre à aucune garantie. On ne partage pas avec le prince. Les rois sont choses sacrées; c'est à Dieu seul qu'il appartient de les punir s'ils abusent du troupeau raisonnable que le ciel leur a confié. La piété, la crainte de Dieu, voilà le seul contrepoids de la puissance absolue; la désobéissance du sujet est un crime de lèse-majesté divine et humaine. La théorie de l'évêque de Meaux, c'est la servitude sanctifiée. Quand on part de pareils principes, on en arrive forcément à trouver l'esclavage un état juste et raisonnable; Bossuet est descendu jusque-là.

Il en est tout autrement de Fénelon. Dans ses plans de gouvernement, que M. de Larcy vient de remettre dans leur véritable jour ', on trouve des réformes chimériques; Fénelon ne peut dépouiller le personnage de Mentor; mais il a des vues politiques, le sentiment que la monarchie absolue ne peut durer. Fénelon, qui n'a pas oublié les vieilles franchises de la nation, n'attaque pas le droit du prince; mais, pour lui, ce droit est limité par les antiques coutumes, aussi réclame-t-il la liberté municipale et provinciale ainsi que les états généraux. Enfin, et ceci dépasse de beaucoup la portée de son temps, il veut une Église indépendante, alliée et non pas sujette de l'État. Si le duc de Bourgogne eût vécu, s'il eût appliqué les conseils de son précepteur, qui peut dire si dès le commencement du dix-huitième siècle la France ne serait pas entrée paisiblement dans les voies de la liberté?

Tandis que Louis XIV s'enivrait de sa puissance, l'Angleterre s'agitait au milieu des révolutions; ces révolutions se faisaient sous l'empire d'idées toutes différentes des nôtres. La réforme religieuse entraînait une rénovation politique; une fois encore un changement

1. Des vicissitudes politiques de la France. Paris, 1860.

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