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SUR LA NATURE DU PLAISIR.

Jusqu

USQU'A quand verrons-nous ce rêveur fanatique Fermer le ciel au monde, & d'un ton defpotique Damnant le genre-humain, qu'il prétend convertir, Nous prêcher la vertu pour la faire haïr? (a) Sur les pas de Calvin, ce fou fombre & sévère Croit que DIEU, comme lui, n'agit qu'avec colère. Je crois voir d'un tyran le miniftre abhorré, D'efclaves qu'il a faits triftement entouré,

Dictant d'un air hideux fes volontés finiftres.

Je cherche un roi plus doux, & de plus doux miniftres.
(b) Timon fe croit parfait, depuis qu'il n'aime rien; (c)
Il faut que l'on foit homme, afin d'être chrétien.
Je fuis homme, & d'un DIEU je chéris la clémence.
Mortels venez à lui, mais par reconnaiffance.
La nature attentive à remplir vos défirs

Vous appelle à ce DIEU par la voix des plaifirs.
Nul encor n'a chanté fa bonté toute entière;
Par le feul mouvement il conduit la matière:
Mais c'eft par le plaifir qu'il conduit les humains.
Sentez du moins les dons prodigués par fes mains.
Tout mortel au plaifir a dû fon existence.
Par lui le corps agit, le cœur fent, l'efprit pense.
Soit que du doux fommeil la main ferme vos yeux;
Soit que le jour pour vous vienne embellir les cieux;
Soit que, vos fens flétris cherchant leur nourriture,
L'aiguillon de la faim preffe en vous la nature,

Ou que l'amour vous force en des momens plus doux
A produire un autre être, à revivre après vous;

Par-tout d'un DIEU clément la bonté falutaire
Attache à vos besoins un plaifir nécessaire.
Les mortels en un mot n'ont point d'autre moteur.
Sans l'attrait du plaifir, fans ce charme vainqueur,
Qui des lois de l'hymen eût fubi l'esclavage?
Quelle beauté jamais aurait eu le courage
De porter un enfant dans fon fein renfermé,
Qui déchire, en naiffant, les flancs qui l'ont formé ;
De conduire avec crainte une enfance imbécile,
Et d'un âge fougueux l'imprudence indocile?

Ah! dans tous vos états, en tout temps, en tout lieu,
Mortels, à vos plaifirs reconnaissez un DIEU.
Que dis-je? à vos plaifirs! c'est à la douleur même
Que je connais de DIEU la fageffe fuprême.
Ce fentiment fi prompt dans nos corps répandu,
Parmi tous nos dangers fentinelle affidu,
D'une voix falutaire inceffamment nous crie:
Ménagez, défendez, confervez votre vie.

Chez de fombres dévots l'amour propre eft damné ; C'eft l'ennemi de l'homme, aux enfers il eft né. Vous vous trompez, ingrats, c'eft un don de DIEU même. Tout amour vient du ciel; DIEU nous chérit, il s'aime. (d) Nous nous aimons dans nous, dans nos biens, dans nos fils, Dans nos concitoyens, furtout dans nos amis: Cet amour néceffaire eft l'ame de notre ame; Notre efprit eft porté fur fes ailes de flamme. Oui, pour nous élever aux grandes actions, DIEU nous a par bonté donné les paffions. (e) Tout dangereux qu'il eft, c'est un présent célefte; L'ufage en eft heureux, fi l'abus eft funefte. J'admire & ne plains point un cœur maître de foi, Qui, tenant fes défirs enchaînés fous fa loi,

S'arrache au genre-humain pour DIEU qui nous fit naître,
Se plaît à l'éviter plutôt qu'à le connaître,
Et brûlant pour fon DIEU d'un amour dévorant,
Fuit les plaifirs permis, par un plaifir plus grand.
Mais que fier de fes croix, vain de fes abftinences,
Et furtout en fecret laffé de fes fouffrances,
Il condamne dans nous tout ce qu'il a quitté,
L'hymen, le nom de père & la société;

On voit de cet orgueil la vanité profonde;

C'est moins l'ami de DIEU que l'ennemi du monde :
On lit dans fes chagrins les regrets des plaifirs.

Le ciel nous fit un cœur, il lui faut des défirs.
Des foïques nouveaux le ridicule maître
Prétend m'ôter à moi, me priver de mon être.
DIEU, fi nous l'en croyons, ferait fervi par nous,
Ainsi qu'en son sérail un musulman jaloux,
Qui n'admet près de lui que ces monftres d'Asie,
Que le fer a privés des fources de la vie.

Vous qui vous élevez contre l'humanité,
N'avez-vous lu jamais la docte antiquité ?
Ne connaissez-vous point les filles de Pélie?
Dans leur aveuglement voyez votre folie.
Elles croyaient dompter la nature & le temps,
Et rendre leur vieux père à la fleur de fes ans:
Leurs mains par piété dans son sein se plongèrent;
Croyant le rajeunir, fes filles l'égorgèrent.

Voilà votre portrait, ftoïques abusės; (ƒ)

Vous voulez changer l'homme, & vous le détruifez. (g)
Ufez, n'abusez point; le fage ainsi l'ordonne.
Je fuis également Epictète & Pétrone.

L'abstinence ou l'excès ne fit jamais d'heureux.
Je ne conclus donc pas, orateur dangereux,

Qu'il faut lâcher la bride aux passions humaines;
De ce courfier fougueux je veux tenir les rênes;
Je veux que ce torrent, par un heureux fecours,
Sans inonder mes champs, les abreuve en fon cours.
Vents, épurez les airs, & foufflez fans tempêtes;
Soleil, fans nous brûler, marche & luis fur nos têtes.
DIEU des êtres penfans, DIEU des cœurs fortunés,
Conservez les défirs que vous m'avez donnés,
Ce goût de l'amitié, cette ardeur pour l'étude,
Cet amour des beaux arts & de la folitude.

Voilà mes paffions; mon ame en tous les temps (h)
Goûta de leurs attraits les plaifirs confolans.
Quand fur les bords du Mein deux écumeurs barbares,
Des lois des nations violateurs avares,

Deux fripons à brevet, brigands accrédités,
Epuifaient contre moi leurs lâches cruautés,
Le travail occupait ma fermeté tranquille;
Des arts qu'ils ignoraient leur antre fut l'afile.
Ainfi le dieu des bois enflait fes chalumeaux;
Quand le voleur Cacus enlevait fes troupeaux:
Il n'interrompit point fa douce mélodie.
Heureux qui jufqu'au temps du terme de fa vie,
Des beaux arts amoureux, peut cultiver leurs fruits!
11 brave l'injuftice, il calme fes ennuis;

Il pardonne aux humains, il rit de leur délire,
Et de fa main mourante il touche encor fa lyre. (i)

(a

DU CINQUIEME DISCOURS.

a)DANS

ANS la mort de Céfar, Antoine dit à Brutus :

Et ton farouche orgueil, que rien ne peut fléchir,

Embraffa la vertu pour les faire haïr.

(b) Cette pièce cft uniquement fondée sur l'impoffibilité où eft l'homme d'avoir des fenfations fur lui-même. Tout fentiment prouve un Dieu, & tout fentiment agréable prouve un Dieu bienfefant.

(c) Pascal fe crut parfait alors qu'il n'aima rien.
(d) O moitié de notre être amour propre enchanteur,
Sans nous tyrannifér, règne dans notre cœur ;

Pour aimer un autre homme, il faut s'aimer foi-même.
Que dieu foit notre exemple, il nous chérit, il s'aime.
Nous nous aimons dans nous, &c.

(e) Comme prefque tous les mots d'une langue peuvent être entendus en plus d'un fens, il eft bon d'avertir ici qu'on entend par le mot paffions des defirs vifs & continus de quelque bien que ce puiffe ètre. Ce mot vient de pâtir, souffrir, parce qu'il n'y a aucun défir fans fouffrance; defirer un bien, c'est souffrir l'absence de ce bien, c'est pâtir, c'est avoir une paffion; & le premier pas vers le plaifir eft effentiellement un foulagement de cette fouffrance. Les vicieux & les gens de bien ont tous également de ces défirs vifs & continus, appelés paffions, qui ne deviennent des vices que par leur objet; le défir de réuffir dans fon art, l'amour conjugal, l'amour paternel, le goût des sciences font des paffions qui n'ont rien de criminel. Il ferait à fouhaiter que les langues cuffent des mots pour exprimer les défirs habituels qui en foi font indifférens, ceux qui font vertueux, ceux qui font coupables ; mais il n'y a aucune langue au monde qui ait des fignes représentatifs de chacune de nos idees; & on eft obligé de fe fervir du même mot dans une acception differente, à peu près comme on fe fert quelquefois du même inftrument pour des ouvrages de differente nature.

(f) M. de Voltaire combat ici, comme dans le difcours feptième, la morale fauffe & outrée des janfeniftes, qui etait alors encore à la mode, & en général la morale chrétienne. Il est un des premiers, parmi nos philofophes, qui ait fait voir qu'il vaut mieux diriger nos paffions naturelles vers un but utile que de chercher à les détruire; qu'un homme qui pafferait fa vie à combattre en lui la nature, ferait fort inutile à fes femblables. Ce font les mêmes principes exagérés depuis dans le livre de l'efprit qui ont excité, avec fi peu de raifon, tant de fcandale & d'enthousiasme.

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