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P. S. Vous m'apprenez, monsieur, par vos lettres, que La Beaumelle promet de me poursuivre jusqu'aux enfers 1. Il est bien le maître d'y aller quand il voudra. Vous me faites entendre que, pour mieux mériter son gîte, il imprimera contre moi beaucoup de choses personnelles si je réfute les commentaires qu'il a imprimés sur le siècle de Louis XIV. Vous m'avouerez que c'est un beau procédé d'imprimer trois volumes d'injures, d'impostures contre un homme, et de lui dire ensuite: Si vous osez vous défendre, je vous calomnierai encore.

Vous me rapportez, monsieur, dans votre lettre du 22 mars, que « la manière dont il s'y prendra ne pourra que me faire beaucoup de peine; et quand il aurait tout le tort du monde, le public ne s'en informera pas, et rira à bon compte ».

Sachez, monsieur, que le public peut rire d'un homme heureux et avantageux qui dit, ou fait, ou écrit des sottises; mais qu'il ne rit point d'un homme infortuné et persécuté. La Beaumelle peut réimprimer tout ce qu'on a écrit contre moi dans plus de cinquante volumes; cela lui procurera peu de profit et peu de rieurs. Je vous réponds que ses nouveaux chefs-d'œuvre ne me feront aucune peine. Je lui donne une pleine liberté. Je crois bien que La Beaumelle est un écrivain à faire rire; mais si l'auteur de la Spectatrice danoise, du Qu'en dira-t-on, ou de Mes Pensées, qui a outragé tant de souverains et de particuliers avec une insolence si brutale, et qui n'est impuni que par l'excès du mépris qu'on a pour lui, pense devenir un homme plaisant, il m'étonnera beaucoup. Il s'agit à présent du Siècle de Louis XIV. Il faut voir qui a raison de La Beaumelle ou de moi, et c'est de quoi les lecteurs pourront juger 3.

1. La Beaumelle et M. Roques ne cessaient de correspondre ensemble. Et La Beaumelle annonce qu'ils s'entendaient sur les lettres à écrire et à montrer. (G. A.) 2. 1749, deux volumes in-8°. La Beaumelle dit n'en avoir fait qu'une partie. 3. Dans quelques impressions que je ne crois pas authentiques, au lieu de cette dédicace ou lettre à M. Roques, on lit, en tête du Supplément au Siècle de Louis XIV, un Mémoire de M. F. de Voltaire, que La Beaumelle fit réimprimer avec des apostilles ou notes, et que voici (sans les apostilles):

« Du jour que j'arrivai à Potsdam, Maupertuis m'a témoigné la plus mauvaise volonté. Elle éclata lorsque je le priai de mettre M. l'abbé Raynal de son Académie : il me refusa avec hauteur, et traita l'abbé Raynal avec mépris. Je lui fis ordonner par le roi d'envoyer des patentes à M. l'abbé Raynal; on peut croire que Maupertuis ne me l'a pas pardonné.

« Un homme que je crois Genevois, ou du moins élevé à Genève, nommé La Beaumelle, ayant été chassé de Danemark, arrive à Berlin avec la première édition du Qu'en dira-t-on, ou de ses Pensées. Dans ce livre, devenu célèbre par l'excès d'insolences qui en fait le prix, voici ce qu'on trouve:

« Le roi de Prusse a comblé de bienfaits les gens de lettres par les mêmes

« principes que les princes allemands comblent de bienfaits un bouffon et un nain.» « C'est cet homme proscrit dans tous les pays que Maupertuis recherche dès qu'il est arrivé, et qu'il va soulever contre moi en voici la preuve dans une lettre écrite par La Beaumelle à M. le pasteur Roques, au pays de Hesse-Hombourg:

:

Fragment de la lettre de La Beaumelle.

<< Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; je vais chez lui. Il me dit « qu'un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait parlé d'une << manière violente contre moi; qu'il avait dit au roi que je parlais de lui peu res« pectueusement dans mon livre; que je traitais sa cour philosophe de nains et de « bouffons; que je le comparais aux petits princes allemands, et mille faussetés « de cette force. M. de Maupertuis me conseilla d'envoyer mon livre au roi en << droiture, avec une lettre qu'il vit et corrigea lui-même. »>

« Le roi de Prusse, qui n'a su cette anecdote que depuis quelques jours, doit être convaincu de la méchanceté atroce de Maupertuis, puisque Sa Majesté sait très-bien que je n'ai jamais dit à ses soupers ce qu'il m'impute. Elle me rend cette justice; et quand je l'aurais dit, ce serait toujours un crime à Maupertuis d'avoir manqué au secret qu'il doit sur tout ce qui s'est dit aux soupers particuliers du roi. « On sait quelle violence inouie il a exercée depuis contre M. Koenig, bibliothécaire de Mme la princesse d'Orange; on connaît les lettres qu'il a fait imprimer, dans lesquelles il outrage tous les philosophes d'Allemagne, et fait dire à M. Volf ce qu'il n'a point dit, afin de le décrier.

« On n'ignore pas par quelles affreuses manoeuvres il est parvenu à m'opprimer. J'ai remis à Sa Majesté ma clef de chambellan, mon cordon, tout ce qui m'est dù de mes pensions. Elle a eu la bonté de me rendre tout, et a daigné m'inviter à la suivre à Potsdam, où j'aurais l'honneur de la suivre si ma santé me le permettait. »

Ce Mémoire est daté du 27 janvier 1753, dans la réimpression (avec apostilles) qu'en donna La Beaumelle, à la suite de la Réponse au Supplément. (B.)

SUPPLÉMENT

AU

SIÈCLE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE1.

Les éditions nombreuses d'un livre, dans sa nouveauté, ne prouvent jamais que la curiosité du public, et non le mérite de l'ouvrage. L'auteur du Siècle de Louis XIV sentait tout ce qui manquait à ce monument qu'il avait voulu élever à l'honneur de sa nation. Il serait incomparablement moins indigne de la France s'il avait été achevé dans son sein; mais on sait quels engagements et quel attachement d'un côté, quelles bontés prévenantes de l'autre, avaient arraché l'auteur à sa patrie. Parvenu à un âge assez avancé, éprouvant, par des maladies continuelles, une décrépitude prématurée, et craignant d'être prévenu par la mort, il hasarda enfin, au commencement de l'année 1752, de livrer au public la faible esquisse du Siècle de Louis XIV, dans l'espérance que cet ouvrage engagerait les gens de lettres, et les hommes instruits des affaires publiques, à lui fournir de nouvelles couleurs pour achever le tableau. Il ne s'est pas trompé dans son attente. Il a reçu des instructions de toutes parts, et il s'est trouvé en état, dans l'espace d'une année, de donner une meilleure forme à son ouvrage. Il a tout retouché, jusqu'au style. La même impartialité reconnue règne dans le livre, mais avec une attention beaucoup plus scrupuleuse. Il est permis à l'auteur de le dire, parce qu'il est permis d'annoncer qu'on s'est acquitté d'un

1. Dans quelques-unes des premières éditions, cette partie est intitulée Refutation des notes critiques que M. de La Beaumelle a faites sur le Siècle de Louis XIV. Le début, tel qu'on le lit ici, a été ajouté depuis. (B.)

15. — SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

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devoir indispensable. On a rempli ce devoir à l'égard du cardinal Mazarin, dans la nouvelle édition. Voici comment on s'exprime sur ce ministre :

« Le grand homme d'État est celui dont il reste de grands monuments utiles à la patrie1. Le monument qui immortalise le cardinal Mazarin est l'acquisition de l'Alsace. Il donna cette province à la France dans le temps que le royaume était déchaîné contre lui; et, par une fatalité singulière, il lui fit plus de bien lorsqu'il était persécuté que dans la tranquillité d'une puissance absolue. >>

:

On prie le lecteur de jeter les yeux sur tout ce qui concerne la paix de Rysvick, dans cette nouvelle édition, la seule qu'on puisse consulter c'est un morceau très-utile, tiré des Mémoires manuscrits de M. de Torcy. Ces mémoires démentent formellement ce que tant d'historiens, tant d'hommes d'État, et milord Bolingbroke lui-même, avaient cru, que le ministère de Versailles avait dès lors dévoré en idée la succession du royaume d'Espagne; et rien ne répand plus de jour sur les affaires du temps, sur la politique et sur l'esprit du conseil de Louis XIV.

On voit quels services rendit le maréchal d'Harcourt dans la grande crise de l'Espagne, lorsque l'Europe en alarmes attendait d'un mot de Charles II mourant quel serait le successeur de tant d'États. De nouvelles anecdotes sont ainsi semées dans tous les chapitres.

On en trouve au second volume 3 sur l'homme au masque de fer; mais les morceaux les plus curieux, sans contredit, et les plus dignes de la postérité, sont deux mémoires de la propre main de Louis XIV. Le chapitre du Gouvernement intérieur est trèsaugmenté; c'est là qu'on voit d'un coup d'œil ce qu'était la France avant Louis XIV, ce qu'elle a été par lui, et depuis lui. Les matériaux seuls de ce chapitre font connaître la nation et le monarque. Il n'y a nul mérite à les avoir mis en œuvre; mais c'est un grand bonheur d'avoir pu les recueillir.

Le dernier chapitre contient cinquante-six articles nouveaux,

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2. L'édition dont Voltaire parle ici est celle qui fut publiée à Dresde, chez G.-C. Walther, 1753, deux volumes petit in-8°.

3. Voyez tome XIV, page 427.

4. Dans les éditions du Siècle de Louis XIV, antérieures à 1768, c'était à la fin de l'ouvrage qu'était placé le Catalogue de la plupart des écrivains, etc., qu'on a vu tome XIV, page 32. Depuis 1753, année où Voltaire publia le Supplément, il a fait d'autres augmentations au Catalogue. J'en ai désigné quelques-unes. (B.)

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concernant les écrivains qui ont fleuri dans le siècle de Louis XIV, et dont plusieurs l'ont illustré. Il a fallu que l'auteur fit venir de loin la plupart de leurs ouvrages, qu'il les parcourût, qu'il tâchât d'en saisir l'esprit, et qu'il resserrât dans les bornes les plus étroites ce qu'il a cru devoir penser d'eux, d'après les plus savants hommes. Ainsi deux lignes ont coûté quelquefois quinze jours. de lecture. L'auteur, quoique très-malade, a travaillé sans relâche, une année entière, à ces deux seuls petits volumes, dans lesquels il a tâché de renfermer tout ce qui s'est fait et s'est écrit de plus remarquable dans l'espace de cent années. L'amour seul de la patrie et de la vérité l'a soutenu dans un travail d'autant plus pénible qu'il paraît moins l'être. Tous les honnêtes gens de France et des pays étrangers lui en ont su gré; et même en Angleterre les esprits fermes, dont cette nation philosophe et guerrière abonde, ont tous avoué que l'auteur n'avait été ni flatteur ni satirique. Ils l'ont regardé comme un concitoyen de tous les peuples; ils ont reconnu dans Louis XIV, non pas un des plus grands hommes, mais un des plus grands rois; dans son gouvernement, une conduite ferme, noble et suivie, quoique mêlée de fautes; dans sa cour, le modèle de la politesse, du bon goût et de la grandeur, avec trop d'adulation; dans sa nation, les mœurs les plus sociables, la culture des arts et des belles-lettres poussée au plus haut point, l'intelligence du commerce, un courage digne de combattre les Anglais, puisque rien n'a pu l'abattre, et des sentiments de hauteur et de générosité qu'un peuple libre doit admirer dans un peuple qui ne l'est pas. Il fallait détruire des préjugés de cent années, d'autant plus forts que le célèbre Addison et le chevalier Steele, injustes en ce seul point, les avaient enracinés; et l'auteur les a détruits, du moins s'il en croit ce qu'on lui mande. Il n'a plus rien à souhaiter s'il a obtenu de la nation qui a produit Marlborough, Newton et Pope, du respect pour le génie de la France'.

Mais, tandis que le libraire de M. de Voltaire travaillait à cette édition nouvelle, et si supérieure aux autres, il arriva qu'un jeune homme élevé à Genève, qui commence à être connu dans la littérature, ayant passé à Berlin et s'étant ensuite arrêté à Francfort, y travailla à une édition clandestine, d'après la première, quoiqu'il fût public que le libraire Walther, en vertu de ses droits,

1. Dans sa Réponse, La Beaumelle se moque de Voltaire, heureux des applaudissements des Anglais. (G. A.)

2. La Beaumelle déclare qu'il n'a pas été élevé à Genève, mais en France. (G. A. )

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