Page images
PDF
EPUB

La prophétie se trouva vraie en partie : l'enfer ne se banda point; mais étant revenue à Paris, conduite par son directeur, et l'un et l'autre ayant dogmatisé en 1687, l'archevêque de Harlai de Chanvalon obtint un ordre du roi pour faire enfermer Lacombe comme un séducteur, et pour mettre dans un couvent Mme Guyon comme un esprit aliéné qu'il fallait guérir; mais Mme Guyon, avant ce coup, s'était fait des protections qui la servirent. Elle avait dans la maison de Saint-Cyr, encore naissante, une cousine nommée Me de La Maisonfort, favorite de Me de Maintenon. Elle s'était insinuée dans l'esprit des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Toutes ses amies se plaignirent hautement que l'archevêque de Harlai, connu pour aimer trop les femmes, persécutât une femme qui ne parlait que de l'amour de Dieu.

La protection toute-puissante de Mme de Maintenon imposa silence à l'archevêque de Paris, et rendit la liberté à Mme Guyon. Elle alla à Versailles, s'introduisit dans Saint-Cyr, assista à des conférences dévotes que faisait l'abbé de Fénelon, après avoir diné en tiers avec Me de Maintenon. La princesse d'Harcourt, les duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers, et de Charost, étaient de ces mystères.

L'abbé de Fénelon, alors précepteur des enfants de France, était l'homme de la cour le plus séduisant. Né avec un cœur tendre et une imagination douce et brillante, son esprit était nourri de la fleur des belles-lettres. Plein de goût et de grâces, il préférait dans la théologie tout ce qui a l'air touchant et sublime à ce qu'elle a de sombre et d'épineux. Avec tout cela, il avait je ne sais quoi de romanesque qui lui inspira, non pas les rêveries de Me Guyon, mais un goût de spiritualité qui ne s'éloignait pas des idées de cette dame.

Son imagination s'échauffait par la candeur et par la vertu, comme les autres s'enflamment par leurs passions. Sa passion était d'aimer Dieu pour lui-même. Il ne vit dans Me Guyon qu'une âme pure éprise du même goût que lui, et se lia sans scrupule avec elle.

Il était étrange qu'il fût séduit par une femme à révélations, à prophéties et à galimatias, qui suffoquait de la grâce intérieure, qu'on était obligé de délacer, et qui se vidait (à ce qu'elle disait) de la surabondance de grâce pour en faire enfler le corps de l'élu qui était assis auprès d'elle; mais Fénelon, dans l'amitié et dans ses idées mystiques, était ce qu'on est en amour : il excusait les défauts, et ne s'attachait qu'à la conformité du fond des sentiments qui l'avaient charmé.

15. SIÈCLE DE LOUIS XIV. II.

5

me

me

Me Guyon, assurée et fière d'un tel disciple qu'elle appelait son fils, et comptant même sur Me de Maintenon, répandit dans SaintCyr toutes ses idées. L'évêque de Chartres, Godet, dans le diocèse duquel est Saint-Cyr, s'en alarma et s'en plaignit. L'archevêque de Paris menaça encore de recommencer ses premières poursuites.

Me de Maintenon, qui ne pensait qu'à faire de Saint-Cyr un séjour de paix, qui savait combien le roi était ennemi de toute nouveauté, qui n'avait pas besoin pour se donner de la considération de se mettre à la tête d'une espèce de secte, et qui enfin n'avait en vue que son crédit et son repos, rompit tout commerce avec Me Guyon, et lui défendit le séjour de Saint-Cyr.

L'abbé de Fénelon voyait un orage se former, et craignit de manquer les grands postes où il aspirait. Il conseilla à son amie de se mettre elle-même dans les mains du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, regardé comme un père de l'Église. Elle se soumit aux décisions de ce prélat, communia de sa main, et lui donna tous ses écrits à examiner.

L'évêque de Meaux, avec l'agrément du roi, s'associa pour cet examen l'évêque de Châlons, qui fut depuis le cardinal de Noailles, et l'abbé Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Ils s'assemblèrent secrètement au village d'Issy, près de Paris. L'archevêque de Paris Chanvalon, jaloux que d'autres que lui se portassent pour juges dans son diocèse, fit afficher une censure publique des livres qu'on examinait. Me Guyon se retira dans la ville de Meaux même; elle souscrivit à tout ce que l'évêque Bossuet voulut, et promit de ne plus dogmatiser.

Cependant Fénelon fut élevé à l'archevêché de Cambrai en 1695, et sacré par l'évêque de Meaux. Il semblait qu'une affaire assoupie, dans laquelle il n'y avait eu jusque-là que du ridicule, ne devait jamais se réveiller. Mais Mme Guyon, accusée de dogmatiser toujours après avoir promis le silence, fut enlevée par ordre du roi, dans la même année 1695, et mise en prison à Vincennes comme si elle eût été une personne dangereuse dans l'État. Elle ne pouvait l'être; et ses pieuses rêveries ne méritaient pas l'attention du souverain. Elle composa à Vincennes un gros volume de vers mystiques, plus mauvais encore que sa prose; elle parodiait les vers des opéras. Elle chantait souvent :

L'amour pur et parfait va plus loin qu'on ne pense 1 :
On ne sait pas, lorsqu'il commence,

1. Ces vers sont parodiés de Quinault, Thésée, acte II, scène rre.

Tout ce qu'il doit coûter un jour.

Mon cœur n'aurait connu Vincennes ni souffrance,
S'il n'eût connu le pur amour.

Les opinions des hommes dépendent des temps, des lieux, et des circonstances. Tandis qu'on tenait en prison Mme Guyon, qui avait épousé Jésus-Christ dans une de ses extases, et qui depuis ce temps-là ne priait plus les saints, disant que la maîtresse de la maison ne devait pas s'adresser aux domestiques; dans ce temps-là, dis-je, on sollicitait à Rome la canonisation de Marie d'Agréda, qui avait eu plus de visions et de révélations que tous les mystiques ensemble, et, pour mettre le comble aux contradictions dont ce monde est plein, on poursuivait en Sorbonne cette même d'Agréda, qu'on voulait faire sainte en Espagne. L'université de Salamanque condamnait la Sorbonne, et en était condamnée. Il était difficile de dire de quel côté il y avait le plus d'absurdité et de folie; mais c'en est sans doute une très-grande d'avoir donné à toutes les extravagances de cette espèce le poids qu'elles ont encore quelquefois'.

Bossuet, qui s'était longtemps regardé comme le père et le maître de Fénelon, devenu jaloux de la réputation et du crédit de son disciple, et voulant toujours conserver cet ascendant qu'il avait pris sur tous ses confrères, exigea que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât Mme Guyon avec lui, et souscrivît à ses instructions pastorales. Fénelon ne voulut lui sacrifier ni ses sentiments ni son amie. On proposa des tempéraments; on donna des promesses: on se plaignit de part et d'autre qu'on avait manqué de parole. L'archevêque de Cambrai, en partant pour son diocèse, fit imprimer à Paris son livre des Maximes des Saints, ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu'on reprochait à son amie, et développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui s'élèvent au-dessus des sens, et qui tendent à un état de perfection où les âmes ordinaires n'aspirent guère. L'évêque de Meaux et ses amis se soulevèrent contre le livre. On le dénonça au roi comme s'il eût été aussi dangereux qu'il était peu intelligible. Le roi en parla à Bossuet, dont il respectait la réputation

1. Ce qu'on aurait dû remarquer, c'est que le quiétisme est dans Don Quichotte. Ce chevalier errant dit qu'on doit servir Dulcinée, sans autre récompense que celle d'être son chevalier. Sancho lui répond : « Con esta manera de amor he oido yo predicar que se ha de amar á nuestro señor por sí solo, sinque nos mueva esperanza de gloria, ó temor de pena aunque yo le querria amar y servir por lo que pudiese.» (Note de Voltaire.)

et les lumières. Celui-ci, se jetant aux genoux de son prince, lui demanda pardon de ne l'avoir pas averti plus tôt de la fatale hérésie de M. de Cambrai.

Cet enthousiasme ne parut pas sincère aux nombreux amis de Fénelon. Les courtisans pensèrent que c'était un tour de courtisan. Il était bien difficile qu'au fond un homme comme Bossuet regardât comme une hérésie fatale la chimère pieuse d'aimer Dieu pour lui-même. Il se peut qu'il fût de bonne foi dans sa haine. pour cette dévotion mystique, et encore plus dans sa haine secrète pour Fénelon, et que, confondant l'une avec l'autre, il portât de bonne foi cette accusation contre son confrère et son ancien ami, se figurant peut-être que des délations qui déshonoreraient un homme de guerre honorent un ecclésiastique, et que le zèle de la religion sanctifie les procédés lâches.

Le roi et Mme de Maintenon consultent aussitôt le P. de La Chaise; le confesseur répond que le livre de l'archevêque est fort bon, que tous les jésuites en sont édifiés, et qu'il n'y a que les jansénistes qui le désapprouvent. L'évêque de Meaux n'était pas janséniste; mais il s'était nourri de leurs bons écrits. Les jésuites ne l'aimaient pas, et n'en étaient pas aimés.

La cour et la ville furent divisées, et toute l'attention tournée de ce côté laissa respirer les jansénistes. Bossuet écrivit contre Fénelon. Tous deux envoyèrent leurs ouvrages au pape Innocent XII, et s'en remirent à sa décision. Les circonstances ne paraissaient pas favorables à Fénelon on avait depuis peu condamné violemment à Rome, dans la personne de l'Espagnol Molinos1, le quiétisme dont on accusait l'archevêque de Cambrai. C'était le cardinal d'Estrées, ambassadeur de France à Rome, qui avait poursuivi Molinos. Ce cardinal d'Estrées, que nous avons vu dans sa vieillesse plus occupé des agréments de la société que de théologie, avait persécuté Molinos pour plaire aux ennemis de ce malheureux prêtre. Il avait même engagé le roi à solliciter à Rome la condamnation qu'il obtint aisément : de sorte que Louis XIV se trouvait, sans le savoir, l'ennemi le plus redoutable de l'amour pur des mystiques.

Rien n'est plus aisé, dans ces matières délicates, que de trouver dans un livre qu'on juge des passages ressemblants à ceux d'un livre déjà proscrit. L'archevêque de Cambrai avait pour lui les jésuites, le duc de Beauvilliers, le duc de Chevreuse, et le cardinal de Bouillon, depuis peu ambassadeur de France à Rome.

1. Auteur du Guide spirituel (1675).

M. de Meaux avait son grand nom et l'adhésion des principaux prélats de France. Il porta au roi les signatures de plusieurs évêques et d'un grand nombre de docteurs, qui tous s'élevaient contre le livre des Maximes des Saints.

Telle était l'autorité de Bossuet que le P. de La Chaise n'osa soutenir l'archevêque de Cambrai auprès du roi son pénitent, et que Me de Maintenon abandonna absolument son ami. Le roi écrivit au pape Innocent XII qu'on lui avait déféré le livre de l'archevêque de Cambrai comme un ouvrage pernicieux, qu'il l'avait fait remettre aux mains du nonce, et qu'il pressait Sa Sainteté de juger.

On prétendait, on disait même publiquement à Rome, et c'est un bruit qui a encore des partisans, que l'archevêque de Cambrai n'était ainsi persécuté que parce qu'il s'était opposé à la déclaration du mariage secret du roi et de Mme de Maintenon. Les inventeurs d'anecdotes prétendaient que cette dame avait engagé le P. de La Chaise à presser le roi de la reconnaître pour reine; que le jésuite avait adroitement remis cette commission hasardeuse à l'abbé de Fénelon, et que ce précepteur des enfants de France avait préféré l'honneur de la France et de ses disciples à sa fortune; qu'il s'était jeté aux pieds de Louis XIV pour prévenir un éclat dont la bizarrerie lui ferait plus de tort dans la postérité qu'il n'en recueillerait de douceurs pendant sa vie1.

Il est très-vrai que Fénelon, ayant continué l'éducation du duc de Bourgogne depuis sa nomination à l'archevêché de Cambrai, le roi, dans cet intervalle, avait entendu parler confusément de ses liaisons avec Mme Guyon et avec Mme de La Maisonfort. Il crut d'ailleurs qu'il inspirait au duc de Bourgogne des maximes un peu austères, et des principes de gouvernement et de morale qui pouvaient peut-être devenir un jour une censure indirecte de cet air de grandeur, de cette avidité de gloire, de ces guerres légèrement entreprises, de ce goût pour les fêtes et pour les plaisirs, qui avaient caractérisé son règne.

Il voulut avoir une conversation avec le nouvel archevêque sur ses principes de politique. Fénelon, plein de ses idées, laissa entrevoir au roi une partie des maximes qu'il développa ensuite dans les endroits du Télémaque où il traite du gouvernement;

1. Ce conte se retrouve dans l'Histoire de Louis XIV, imprimée à Avignon. Ceux qui ont approché de ce monarque et de Mme de Maintenon savent à quel point tout cela est éloigné de la vérité. (Note de Voltaire.) C'est de l'ouvrage de Reboulet que parle Voltaire; voycz, tome XIV, la note 1 de la page 466.

« PreviousContinue »