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en France. S'ils avaient seulement considéré sur quelque mappemonde le peu de place que la France et l'Italie y tiennent, et le peu de figure qu'y font des évêques de province et des habitués de paroisse, ils n'auraient pas écrit que Dieu anéantirait le monde entier pour l'amour d'eux; et il faut avouer qu'il n'en a rien fait. Le cardinal de Fleury eut une autre sorte de folie, celle de croire ces pieux énergumènes dangereux à l'État.

Il voulait plaire d'ailleurs au pape Benoît XIII, de l'ancienne maison Orsini, mais vieux moine entêté, croyant qu'une bulle émane de Dieu même. Orsini et Fleury firent donc convoquer un petit concile dans Embrun, pour condamner Soanen, évêque d'un village nommé Senez, âgé de quatre-vingt-un ans, cidevant prêtre de l'Oratoire, janséniste beaucoup plus entêté que le pape.

Le président de ce concile était Tencin, archevêque d'Embrun, homme plus entêté d'avoir le chapeau de cardinal que de soutenir une bulle. Il avait été poursuivi au parlement de Paris comme simoniaque, et regardé dans le public comme un prêtre incestueux qui friponnait au jeu. Mais il avait converti Law le banquier, contrôleur général; et de presbytérien écossais il en avait fait un Français catholique. Cette bonne œuvre avait valu au convertisseur beaucoup d'argent et l'archevêché d'Embrun3.

Soanen passait pour un saint dans toute la province. Le simoniaque condamna le saint, lui interdit les fonctions d'évêque et de prêtre, et le relégua dans un couvent de bénédictins au milieu

1. Voyez la lettre à d'Argental du 6, et celle à Richelieu du 13 février 1755. 2. Voyez le chapitre n du Précis du Siècle de Louis XV.

Le nom de Law, prononcé en anglais Lâ, est généralement prononcé Lâsse en français; on a expliqué ainsi cette prononciation:

Law a dû être entouré d'Anglais dans sa banque, et ceux-ci, parlant de son plan financier, de sa maison, de ses propriétés, etc., etc., disaient, par exemple, en mettant l's, marque du génitif, après son nom comme le requérait la construction de leur langue :

Law's system is admirable.

(Le système de Law est admirable.) I am going to Law's. - (Je vais chez Law.)

- (Dans quelques années, la fortune

I spent the evening at Law's. (J'ai passé la soirée chez Law.) In some years, Law's fortune will be considerable. de Law sera considérable.)

De sorte que les Français qui se trouvaient parmi eux, entendant sans cesse Law's par ci, Law's par là, finirent par croire que les compatriotes du célèbre étranger prononçaient son nom Lâsse, et ils adoptèrent comme véritable cette prononciation fautive que nos grammairiens se sont, à la vérité, empressés de signaler, mais contre laquelle ils ne se sont jamais élevés. (E. M.)

3. Voyez Histoire du Parlement, chapitre LXIV.

des montagnes, où le condamné pria Dieu pour le convertisseur jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans.

Ce concile, ce jugement, et surtout le président du concile, indignèrent toute la France, et au bout de deux jours on n'en parla plus.

Le pauvre parti janséniste eut recours à des miracles; mais les miracles ne faisaient plus fortune. Un vieux prêtre de Reims, nommé Rousse, mort, comme on dit, en odeur de sainteté, eut beau guérir les maux de dents et les entorses; le Saint-Sacrement, porté dans le faubourg Saint-Antoine à Paris, guérit en vain la femme Lafosse d'une perte de sang, au bout de trois mois, en la rendant aveugle1.

Enfin des enthousiastes s'imaginèrent qu'un diacre, nommé Paris, frère d'un conseiller au parlement, appelant et réappelant, enterré dans le cimetière de Saint-Médard, devait faire des miracles. Quelques personnes du parti, qui allèrent prier sur son tombeau, eurent l'imagination si frappée que leurs organes ébranlés leur donnèrent de légères convulsions. Aussitôt la tombe fut environnée de peuple; la foule s'y pressait jour et nuit. Ceux qui montaient sur la tombe donnaient à leurs corps des secousses qu'ils prenaient eux-mêmes pour des prodiges. Les fauteurs secrets du parti encourageaient cette frénésie. On priait en langue vulgaire autour du tombeau ; on ne parlait que de sourds qui avaient entendu quelques paroles, d'aveugles qui avaient entrevu, d'estropiés qui avaient marché droit quelques moments. Ces prodiges étaient même juridiquement attestés par une foule de témoins qui les avaient presque vus, parce qu'ils étaient venus dans l'espérance de les voir. Le gouvernement abandonna pendant un mois cette maladie épidémique à elle-même. Mais le concours augmentait; les miracles redoublaient; et il fallut enfin fermer le cimetière, et y mettre une garde 3. Alors les mêmes enthousiastes allèrent faire leurs miracles dans les maisons. Ce tombeau du diacre Paris fut en effet le tombeau du jansénisme dans l'esprit de tous les honnêtes gens. Ces farces auraient eu des suites sérieuses dans des temps moins éclairés. Il semblait que ceux qui les protégeaient ignorassent à quel siècle ils avaient affaire.

1. Ce fut l'origine d'une procession qu'on appelait procession de Mme Lafosse, et qui s'est faite jusqu'à l'époque de la Révolution. Le miracle est du 31 mai 1725, et fut le sujet d'un mandement de l'archevêque, dans lequel Voltaire est cité; voyez les lettres à Me de Bernières, des 27 juin et 31 août 1725.

2. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, le mot CONVULSIONS. 3. Voyez le chapitre LXV de l'Histoire du Parlement.

La superstition alla si loin qu'un conseiller du parlement, nommé Carré, et surnommé Montgeron, eut la démence de présenter au roi, en 1736, un recueil de tous ces prodiges, muni d'un nombre considérable d'attestations. Cet homme insensé, organe et victime d'insensés, dit, dans son Mémoire au roi, << qu'il faut croire aux témoins qui se font égorger pour soutenir leurs témoignages 3». Si son livre subsistait un jour, et que les autres fussent perdus, la postérité croirait que notre siècle a été un temps de barbarie.

3

Ces extravagances ont été en France les derniers soupirs d'une secte qui, n'étant plus soutenue par des Arnauld, des Pascal et des Nicole, et n'ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans l'avilissement; on n'entendrait plus parler de ces querelles qui déshonorent la religion et font tort à la religion s'il ne se trouvait de temps en temps quelques esprits remuants qui cherchent, dans ces cendres éteintes, quelques restes de feu dont ils essayent de faire un incendie. Si jamais ils y réussissent, la dispute du molinisme et du jansénisme ne sera plus l'objet des troubles. Ce qui est devenu ridicule ne peut plus être dangereux. La querelle changera de nature. Les hommes ne manquent pas de prétextes pour se nuire quand ils n'en ont plus de cause.

La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours, dans la nation, un peuple qui n'a nul commerce avec les honnêtes gens, qui n'est pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui l'atrocité du fanatisme conserve son empire comme certaines maladies qui n'attaquent que la plus vile populace.

Les jésuites semblèrent entraînés dans la chute du jansénisme; leurs armes, émoussées, n'avaient plus d'adversaires à combattre : ils perdirent à la cour le crédit dont Le Tellier avait abusé; leur Journal de Trévoux ne leur concilia ni l'estime ni l'amité des gens de lettres. Les évêques sur lesquels ils avaient dominé les confondirent avec les autres religieux ; et ceux-ci, ayant été abaissés par eux, les rabaissèrent à leur tour. Les parlements leur firent sentir plus d'une fois ce qu'ils pensaient d'eux en condamnant quelques-uns de leurs écrits qu'on aurait pu oublier. L'Université, qui commençait alors à faire de bonnes études dans la litté

1. Voyez Histoire du Parlement, chapitre LXV.

2. La Vérité des miracles opérés par l'intercession du diacre Pâris. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l'article CoxVULSIONS.

3. C'est la pensée de Pascal; voyez son texte et la remarque de Voltaire, dans les Mélanges, à la date de 1728.

rature, et à donner une excellente éducation, leur enleva une grande partie de la jeunesse; et ils attendirent, pour reprendre leur ascendant, que le temps leur fournit des hommes de génie et des conjonctures favorables; mais ils furent bien trompés dans leurs espérances: leur chute, l'abolition de leur ordre en France, leur bannissement d'Espagne, de Portugal, de Naples, a fait voir enfin combien Louis XIV avait eu tort de leur donner sa confiance.

Il serait très-utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes de jeter les yeux sur l'histoire générale du monde : car, en observant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans l'immensité des choses.

CHAPITRE XXXVIII.

DU QUIÉTISME.

Au milieu des factions du calvinisme et des querelles du jansénisme, il y eut encore une division en France sur le quiétisme. C'était une suite malheureuse des progrès de l'esprit humain dans le siècle de Louis XIV, que l'on s'efforçât de passer presque en tout les bornes prescrites à nos connaissances; ou plutôt c'était une preuve qu'on n'avait pas fait encore assez de progrès.

La dispute du quiétisme est une de ces intempérances d'esprit et de ces subtilités théologiques qui n'auraient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes, sans les noms des deux illustres rivaux qui combattirent. Une femme sans crédit, sans véritable esprit, et qui n'avait qu'une imagination échauffée, mit aux mains les deux plus grands hommes qui fussent alors dans l'Église. Son nom était Jeanne Bouvier de La Motte. Sa famille était originaire de Montargis. Elle avait épousé le fils Guyon, entrepreneur du canal de Briare. Devenue veuve dans une assez grande jeunesse, avec du bien, de la beauté, et un esprit fait pour le monde, elle s'entêta de ce qu'on appelle la spiritualitė. Un barnabite du pays d'Annecy, près de Genève, nommé Lacombe, fut son directeur.

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Cet homme, connu par un mélange assez ordinaire de passions et de religion, et qui est mort fou, plongea l'esprit de sa pénitente dans des rêveries mystiques dont elle était déjà atteinte. L'envie d'être une sainte Thérèse en France ne lui permit pas de voir combien le génie français est opposé au génie espagnol, et la fit aller beaucoup plus loin que sainte Thérèse. L'ambition d'avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes les ambitions, s'empara tout entière de son cœur.

Son directeur Lacombe la conduisit en Savoie dans son petit pays d'Annecy, où l'évêque titulaire de Genève fait sa résidence. C'était déjà une très-grande indécence à un moine de conduire. une jeune veuve hors de sa patrie; mais c'est ainsi qu'en ont usé presque tous ceux qui ont voulu établir une secte: ils traînent presque toujours des femmes avec eux. La jeune veuve se donna d'abord quelque autorité dans Annecy par sa profusion en aumones. Elle tint des conférences; elle prêchait le renoncement entier à soi-même, le silence de l'âme, l'anéantissement de toutes ses puissances, le culte intérieur, l'amour pur et désintéressé qui n'est ni avili par la crainte, ni animé de l'espoir des récompenses.

Les imaginations tendres et flexibles, surtout celles des femmes et de quelques jeunes religieux, qui aimaient plus qu'ils ne croyaient la parole de Dieu dans la bouche d'nne belle femme, furent aisément touchées de cette éloquence de paroles, la seule propre à persuader tout à des esprits préparés. Elle fit des prosélytes. L'évêque d'Annecy obtint qu'on la fit sortir du pays, elle et son directeur. Ils s'en allèrent à Grenoble. Elle y répandit un petit livre intitulé le Moyen court', et un autre sous le nom des Torrents, écrits du style dont elle parlait, et fut encore obligée de sortir de Grenoble.

Se flattant déjà d'être au rang des confesseurs, elle eut une vision, et elle prophétisa; elle envoya sa prophétie au P. Lacombe : << Tout l'enfer se bandera, dit-elle, pour empêcher les progrès de l'intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. La tempête sera telle qu'il ne restera pas pierre sur pierre, et il me semble que dans toute la terre il y aura trouble, guerre, et renversement. La femme sera enceinte de l'esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle. »

1. Moyen court et très-facile de faire l'oraison du cœur, Grenoble, 1685, in-12.

2. Elle entend par torrents les âmes qui sont sorties de Dieu et qui retourneront se perdre en lui. C'est un livre analogue au Château intérieur de l'âme de sainte Thérèse. (G. A.)

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