Page images
PDF
EPUB

Le bonhomme Tolet ne savait ce qu'il disait, il prenait André pour Philippe; lequel Philippe ayant rencontré l'eunuque de Candace, reine d'Éthiopie, lisant dans son chariot un chapitre d'Isaïe, apparemment traduit en éthiopien, et n'y entendant rien du tout, Philippe, qui sans doute était savant, lui expliqua le passage, le convertit, le baptisa; après quoi il fut enlevé par l'esprit '.

Mais quel rapport de cet eunuque à Henri IV, et de Philippe au pape Clément VIII? et pourquoi Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, ne pouvait-il pas ressembler au Juif Philippe aussi bien que Clément ? C'était se jouer étrangement de la religion que de vouloir soutenir par de telles allégories la conduite de l'évêque souverain de Rome, qui exposait la France à retomber dans les horreurs des guerres civiles. Le duc de Nevers sortit de Rome en colère, et tandis que du Perron et d'Ossat allaient renouveler cette singulière négociation, le même esprit qui avait dicté les refus de Clément VIII aiguisait les poignards levés sur Henri IV.

Un jeune insensé, nommé Jean Châtel, fils d'un gros marchand de drap de Paris, et assez bien apparenté dans la ville, où la famille de sa femme est encore assez nombreuse, ayant étudié aux jésuites, avait été admis dans une de leurs congrégations, et à certains exercices spirituels qu'on faisait dans une chambre appelée la chambre des méditations. Les murailles étaient couvertes de représentations affreuses de l'enfer, et de diables tourmentant des damnés. Ces images, dont l'horreur était encore augmentée par la lueur d'une torche allumée, avaient troublé son imagination. Il était tombé dans des excès monstrueux, il se croyait déjà une victime de l'enfer. On prétend qu'un jésuite lui dit, dans la confession, qu'il ne pouvait échapper aux châtiments éternels qu'en délivrant la France d'un roi toujours hérétique. Ce malheureux, âgé de dix-neuf ans, se persuada que du moins s'il assassinait Henri IV il rachèterait une partie des peines que l'enfer lui préparait. « Je sais bien que je serai damné, disait-il, mais j'ai mieux aimé l'être comme quatre que comme huit. » Il y a toujours de la démence dans les grands crimes: il voulait mourir; l'excès de sa fureur alla au point que, de son aveu même, il avait résolu de commettre en public le crime de bestialité, s'imaginant que sur-le-champ on le ferait mourir dans les supplices. Ensuite, ayant changé d'idée, et détestant toujours la vie, il reprit le dessein d'assassiner le roi.

1. Actes des apôtres, chapitre VIII, versets 27-39.

Il se mêla dans la foule des courtisans1 dans le moment que le roi embrassait le sieur de Montigny : il portait le coup au cœur; mais le roi, s'étant beaucoup baissé, le reçut dans les lèvres. La violence du coup était si forte qu'elle lui cassa une dent, et le roi fut sauvé pour cette fois 2.

On trouva dans la poche de Jean Châtel un écrit contenant sa confession. Il était bien horrible qu'une institution aussi ancienne, établie pour expier ou pour prévenir les crimes, servît si souvent à les faire commettre. C'est un malheur attaché à la confession auriculaire.

Le grand-prévôt se saisit d'abord de ce misérable; mais Auguste de Thou, l'historien, obtint que le parlement fût son juge. Le coupable ayant avoué dans son interrogatoire qu'il avait étudié chez les jésuites, qu'il se confessait à eux, qu'il était de leur congrégation, le parlement fit saisir et examiner leurs papiers. On trouva dans ceux du jésuite Jean Guignard ces paroles : « On a fait une grande faute à la Saint-Barthélemy de ne point saigner la veine basilique; » basilique veut dire royale, et cela signifiait qu'on aurait dû exterminer Henri et le prince de Condé. Ensuite on trouvait ces mots : « Faut-il donner le nom de roi de France à un Sardanapale, à un Néron, à un renard de Béarn ? L'acte de Jacques Clément est héroïque. Si on peut faire la guerre au Béarnais, il faut le guerroyer; sinon, qu'on l'assassine. >>

Châtel fut écartelé, le jésuite Guignard fut pendu; et ce qui est bien étrange, Jouvency, dans son Histoire des Jésuites, le regarde comme un martyr et le compare à Jésus-Christ. Le régent de Châtel, nommé Guéret, et un autre jésuite, nommé Hay, ne furent condamnés qu'à un bannissement perpétuel.

Les jésuites avaient dans ce temps-là même un grand procès au parlement contre la Sorbonne, qui avait conclu à les chasser du royaume3. Le parlement les chassa en effet par un arrêt

1. 1594, 27 décembre, à six heures du soir. (Note de Voltaire.)

2. D'Aubigné, protestant fanatique, écrivit à Henri IV: « Vous avez renié Dieu de bouche, et il a frappé votre bouche; prenez garde à le jamais renier de cœur.» (K.) 3. Il faut lire avec beaucoup de défiance tout ce qui regarde les jésuites, dans les remarques de l'abbé de L'Écluse sur les Mémoires de Sully. Non-seulement L'Écluse a falsifié les Mémoires de Sully en plusieurs endroits; mais comme il imprimait en 1740, et que les jésuites étaient alors fort puissants, il les flattait lâchement. Il cite toujours mal à propos, en fait de finances, le Testament attribué au cardinal de Richelieu, ouvrage d'un faussaire ignorant qui ne savait pas même l'arithmétique. (Note de Voltaire.) — Cette dernière petite phrase est une de celles qui, selon Diderot, démasquaient Voltaire déguisé en abbé Big.... (G. A.) La HISTOIRE DU PARLEMENT. I. 36

15.

solennel qui fut exécuté dans tout le ressort de Paris, et dans · celui de Rouen et de Dijon. Cette exécution ne devait pas plaire au pape, que du Perron et d'Ossat sollicitaient alors de donner au roi cette absolution si longtemps refusée; mais ce prince remportait tous les jours de si grands avantages, et commençait à réunir avec tant de prudence les membres de la France déchirée, que le pape ne pouvait plus être inflexible. D'Ossat lui mandait : «Faites bien vos affaires de par-delà, et je vous réponds de celles de par-deçà. » Henri IV suivait parfaitement ce conseil. Clément VIII pourtant mettait d'abord, à la prétendue grâce qu'il faisait, des conditions qu'il était impossible d'accepter. Il voulait que le roi fit serment de renoncer à tous ses droits à la couronne, si jamais il retombait dans l'erreur, et de faire la guerre aux Turcs au lieu de la faire à Philippe II. Ces deux propositions extravagantes furent rejetées, et enfin le pape se borna à exiger qu'il réciterait son chapelet tous les jours, les litanies le mercredi, et le rosaire de la vierge Marie le samedi.

Clément prétendit encore insérer dans sa bulle que « le roi, en vertu de l'absolution papale, était réhabilité dans ses droits au royaume ». Cette clause qu'on glissait adroitement dans l'acte était plus sérieuse que l'injonction de réciter le rosaire.

D'Ossat, qui ne manqua pas de s'en apercevoir, fit réformer la bulle; mais ni lui ni du Perron ne purent se soustraire à la cérémonie de s'étendre le ventre à terre, et de recevoir des coups de baguettes sur le dos au nom du roi, pendant qu'on chantait le Miserere.

La fatalité des événements avait mis aux pieds d'un autre pape un autre Henri IV, il y avait plus de cinq cents ans.

L'empereur Henri IV, ressemblant en beaucoup de choses au roi de France, valeureux, galant, entreprenant, et sachant plier comme lui, s'était vu dans une posture encore plus humiliante : il s'était prosterné, pieds nus et couvert d'un cilice, aux genoux de Grégoire VII1. L'un et l'autre prince furent la victime de la superstition, et moururent de la manière la plus déplorable.

première édition des Mémoires de Sully, arrangés par L'Écluse, est de 1745, 3 volumes in-4°, ou 8 volumes in-12. Ce n'est pas l'ouvrage de Sully. L'Ecluse a mis à la troisième personne le récit qui était à la seconde, et dont la lecture, il faut l'avouer, est très-fatigante. On ne réimprime plus que le travail de L'Écluse, qui a changé le fond tout aussi bien que la forme; mais pour juger le travail de Sully, c'est dans sa forme primitive qu'il faut le lire; ces éditions sont intitulées Mémoires des sages et royalles œconomies d'Estat. (B.)

1. Voyez, tome XIII, les Annales de l'Empire, année 1077.

CHAPITRE XXXVII.

ASSEMBLÉE DE ROUEN. ADMINISTRATION DES FINANCES.

On ne regarde communément Henri IV que comme un brave et loyal chevalier, valeureux comme les du Guesclin, les Bayard, les Crillon; aussi doux, aussi facile dans la société qu'ardent et intrépide dans les combats; indulgent à ses amis, à ses serviteurs, à ses maîtresses; le premier soldat de son royaume, et le plus aimable gentilhomme: mais quand on approfondit sa conduite, on lui trouve la politique des d'Ossat et des Villeroi.

La dextérité avec laquelle il négocia la reddition de Paris, de Rouen, de Reims, de plusieurs autres villes, marquait l'esprit le plus souple et le plus exercé dans les affaires; démêlant tous les intérêts divers des chefs de la Ligue, opposés les uns aux autres; traitant à la fois avec plus de vingt ennemis, employant chacun de ses agents suivant leur caractère; domptant à tout moment sa vivacité par sa prudence; allant toujours droit au bien de l'État dans cet horrible labyrinthe. Quiconque examinera de près sa conduite avouera qu'il dut son royaume autant à son esprit qu'à son courage. La grandeur de son âme plia sous la nécessité des temps. Il aima mieux acheter l'obéissance de la plupart des chefs de la Ligue que de faire couler continuellement le sang de son peuple. Il se servit de leur avarice pour subjuguer leur ambition. Le vertueux duc de Sully, digne ministre d'un tel maître, nous apprend qu'il en coûta trente-deux millions en divers temps pour réduire les restes de la Ligue 1.

Henri ne crut pas devoir se dispenser de payer exactement cette somme immense dans le cours de son règne, quoique au fond ces promesses eussent été extorquées par des rebelles; il joignit à beaucoup d'adresse la bonne foi la plus incorruptible.

Il n'était point encore réconcilié avec Rome; il regagnait pied à pied son royaume par sa valeur et par son habileté, lorsqu'il

1. Sully, page 380 du tome IV de l'édition in-folio de 1663 de ses Mémoires, donne le prix auquel se vendirent plusieurs chefs. Louis de Lhopital, seigneur de Vitry, vendit Meaux pour 20,000 écus et l'emploi de bailli; Villeroi vendit Pontoise 476,594 livres; Villars vendit Rouen et la Normandie pour 3,477,800 livres; La Chatre vendit Bourges et Orléans pour 898,900 livres, etc., etc.; Brissac vendit Paris 1,695,400 livres. (B.)

convoqua dans Rouen une espèce d'états généraux sous le nom d'assemblée de notables. On voit assez par toutes ces convocations différentes qu'il n'y avait rien de fixe en France. Ce n'était pas là les anciens parlements du royaume, où tous les guerriers nobles assistaient de droit. Ce n'était ni les diètes de l'empire, ni les états de Suède, ni les cortès d'Espagne, ni les parlements d'Angleterre, dont tous les membres sont fixés par les lois. Tous les hommes un peu considérables, qui furent à portée de faire le voyage de Rouen, furent admis dans ces états ; Alexandre de Médicis, légat du pape, y fut introduit, et y eut voix délibérative. L'exemple du cardinal de Plaisance, qui avait tenu les états de la Ligue, lui servait de prétexte, et le roi, qui avait besoin du pape, dérogea aux lois du royaume sans craindre les conséquences d'une vaine cérémonie.

L'ouverture des états se fit le 4 novembre 1596 dans la grande salle de l'abbaye de Saint-Ouen : car il est à remarquer que ce n'est guère que chez les moines que se trouvent ces basiliques immenses où l'on puisse tenir de grandes assemblées. Le clergé de France ne tient ses séances à Paris que chez les moines augustins. Le parlement même d'Angleterre ne siége que dans l'abbaye de Westminster.

Le roi était sur son trône. Au-dessous de lui étaient à droite et à gauche les princes du sang, le connétable Henri de Montmorency, duc et pair; il n'y avait que deux autres ducs, d'Épernon et Albert de Gondi, avec Jacques de Matignon, maréchal de France. Les quatre secrétaires d'État étaient derrière eux. Le légat avait un siége vis-à-vis le trône du roi; il était entouré d'un grand nombre d'évêques; on eût cru voir un autre roi qui tenait sa cour vis-à-vis de Henri IV. Au-dessous de ces évêques était Achille de Harlai, premier président du parlement de Paris, et Pierre Séguier, président à mortier. Ils n'auraient point cédé aux évêques; mais le cardinal légat leur en imposait. Un président de Toulouse, un de Bordeaux, des maîtres des comptes, des conseillers des cours des aides, des trésoriers de France, des juges, des maires de provinces, étaient rangés en grand nombre sur ces mêmes bancs dont Achille de Harlai occupait le milieu.

Ce fut là que Henri IV prononça ce discours célèbre, dont la mémoire subsistera autant que la France: on vit que la véritable éloquence est dans la grandeur de l'âme.

« Je viens, dit-il, demander vos conseils, les croire et les

1. 1596. (Note de Voltaire.)

« PreviousContinue »