Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

plus sages des hommes s'assemblaient pour faire des lois, où est l'État dont la forme subsistât entière?

Le clergé de France observe toujours un usage onéreux pour lui, quand il paye au roi un don gratuit de plusieurs millions pour quelques années. Il emprunte; et après en avoir payé les intérêts, il rembourse le capital aux créanciers: ainsi il paye deux fois. Il eût été plus avantageux pour l'État et pour le clergé en général, et plus conforme à la raison, que ce corps eût subvenu aux besoins de la patrie par des contributions proportionnées à la valeur de chaque bénéfice. Mais les hommes sont toujours attachés à leurs anciens usages. C'est par le même esprit que le clergé, en s'assemblant tous les cinq ans, n'a jamais eu, ni une salle d'assemblée, ni un meuble qui lui appartînt. Il est clair qu'il eût pu, en dépensant moins, aider le roi davantage, et se bâtir dans Paris un palais qui eût été un nouvel ornement de cette capitale.

Les maximes du clergé de France n'étaient pas encore entièrement épurées, dans la minorité de Louis XIV, du mélange que la Ligue y avait apporté. On avait vu dans la jeunesse de Louis XIII, et dans les derniers états, tenus en 1614, la plus nombreuse partie de la nation, qu'on appelle le tiers état, et qui est le fonds de l'État, demander en vain avec le parlement qu'on posât pour loi fondamentale « qu'aucune puissance spirituelle ne peut priver les rois de leurs droits sacrés, qu'ils ne tiennent que de Dieu seul; et que c'est un crime de lèse-majesté au premier chef d'enseigner qu'on peut déposer et tuer les rois ». C'est la substance en propres paroles de la demande de la nation. Elle fut faite dans un temps où le sang de Henri le Grand fumait encore. Cependant un évêque de France, né en France, le cardinal Duperron', s'opposa violemment à cette proposition, sous prétexte que ce n'était pas au tiers état à proposer des lois sur ce qui peut concerner l'Église. Que ne faisait-il donc avec le clergé ce que le tiers état voulait faire? mais il en était si loin qu'il s'emporta jusqu'à dire que « la puissance du pape était pleine, plénissime, directe au spirituel, indirecte au temporel, et qu'il avait charge du clergé de dire qu'on excommunierait ceux qui avanceraient que le pape ne peut déposer les rois ». On gagna la noblesse, on fit taire le tiers état. Le parlement renouvela ses anciens arrêts pour déclarer la couronne indépendante et la personne des rois sacrée. La chambre ecclésiastique, en avouant que la personne était sacrée, persista à

1. Voyez tome XII, page 574, et Histoire du Parlement, chapitre XLVI.

soutenir que la couronne était indépendante. C'était le même esprit qui avait autrefois déposé Louis le Débonnaire. Cet esprit prévalut au point que la cour, subjuguée, fut obligée de faire mettre en prison l'imprimeur qui avait publié l'arrêt du parlement sous le titre de loi fondamentale. C'était, disait-on, pour le bien de la paix; mais c'était punir ceux qui fournissaient des armes défensives à la couronne. De telles scènes ne se passaient point à Vienne c'est qu'alors la France craignait Rome, et que Rome craignait la maison d'Autriche 1.

:

La cause qui succomba était tellement la cause de tous les rois que Jacques Ier, roi d'Angleterre, écrivit contre le cardinal Duperron; et c'est le meilleur ouvrage de ce monarque'. C'était aussi la cause des peuples, dont le repos exige que leurs souverains ne dépendent pas d'une puissance étrangère. Peu à peu la raison a prévalu, et Louis XIV n'eut pas de peine à faire écouter cette raison, soutenue du poids de sa puissance.

Antonio Perez avait recommandé trois choses à Henri IV: Roma, Consejo, Pielago 3. Louis XIV eut les deux dernières avec tant de supériorité qu'il n'eut pas besoin de la première. Il fut attentif à conserver l'usage de l'appel comme d'abus au parlement des ordonnances ecclésiastiques, dans tous les cas où ces ordonnances intéressent la juridiction royale. Le clergé s'en plaignit souvent, et s'en loua quelquefois : car si d'un côté ces appels soutiennent les droits de l'État contre l'autorité épiscopale, ils assurent de l'autre cette autorité même, en maintenant les priviléges de l'Église gallicane contre les prétentions de la cour de Rome; de sorte que les évêques ont regardé les parlements comme leurs adversaires et comme leurs défenseurs, et le gouvernement eut soin que, malgré les querelles de religion, les bornes aisées à franchir ne fussent passées de part ni d'autre. Il en est de la puissance des corps et des compagnies comme des ntérêts des villes commerçantes: c'est au législateur à les balancer.

1. Voyez le chapitre de Louis XIII, dans l'Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, chapitre CLXXV (tome XII, page 572 et suiv.).

2. Son ouvrage est intitulé Declaratio pro jure regio, sceptrorumque immunitate, adversus orationem cardinalis Perronii. Londres, 1616, in-4°.

3. Rome, prudence, mer.

4. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, le mot APPEL COMME D'ABUS.

DES LIBERTÉS DE L'ÉGLISE GALLICANE.

Ce mot de libertés suppose l'assujettissement. Des libertés, des priviléges, sont des exemptions de la servitude générale. Il fallait dire les droits, et non les libertés de l'Église gallicane. Ces droits sont ceux de toutes les anciennes Églises. Les évêques de Rome n'ont jamais eu la moindre juridiction sur les sociétés chrétiennes de l'empire d'Orient; mais dans les ruines de l'empire d'Occident tout fut envahi par eux. L'Église de France fut longtemps la seule qui disputa contre le siége de Rome les anciens droits que chaque évêque s'était donnés, lorsque, après le premier concile de Nicée, l'administration ecclésiastique et purement spirituelle se modela sur le gouvernement civil, et que chaque évêque eut son diocèse, comme chaque district impérial avait le sien.

Certainement aucun évangile n'a dit qu'un évêque de la ville de Rome pourrait envoyer en France des légats a latere1 avec pouvoir de juger, réformer, dispenser, et lever de l'argent sur les peuples;

D'ordonner aux prélats français de venir plaider à Rome;

D'imposer des taxes sur les bénéfices du royaume, sous les noms de vacances, dépouilles, successions, déports, incompatibilités, commandes, neuvièmes, décimes, annates;

D'excommunier les officiers du roi, pour les empêcher d'exercer les fonctions de leurs charges;

De rendre les bâtards capables de succéder;

De casser les testaments de ceux qui sont morts sans donner une partie de leurs biens à l'Église ;

De permettre aux ecclésiastiques français d'aliéner leurs biens immeubles;

De déléguer des juges pour connaître de la légitimité des mariages.

Enfin l'on compte plus de soixante et dix usurpations contre lesquelles les parlements du royaume ont toujours maintenu la liberté naturelle de la nation et la dignité de la couronne.

Quelque crédit qu'aient eu les jésuites sous Louis XIV, et quelque frein que ce monarque eût mis aux remontrances des parlements depuis qu'il régna par lui-même, cependant aucun de ces grands corps ne perdit jamais une occasion de réprimer les pré

1. Voyez la note, tome XI, page 362.

tentions de la cour de Rome, et le roi approuva toujours cette vigilance, parce qu'en cela les droits essentiels de la nation étaient les droits du prince.

L'affaire de ce genre la plus importante et la plus délicate fut celle de la régale. C'est un droit qu'ont les rois de France de pourvoir à tous les bénéfices simples d'un diocèse, pendant la vacance du siége, et d'économiser à leur gré les revenus de l'évêché. Cette prérogative est particulière aujourd'hui aux rois de France; mais chaque État a les siennes. Les rois de Portugal jouissent du tiers du revenu des évêchés de leur royaume. L'empereur a le droit des premières prières; il a toujours conféré tous les premiers bénéfices qui vaquent. Les rois de Naples et de Sicile ont de plus grands droits. Ceux de Rome sont, pour la plupart, fondés sur l'usage plutôt que sur des titres primitifs.

Les rois de la race de Mérovée conféraient de leur seule autorité les évêchés et toutes les prélatures. On voit qu'en 742 Carloman créa archevêque de Mayence ce même Boniface qui, depuis, sacra Pépin par reconnaissance. Il reste encore beaucoup de monuments du pouvoir qu'avaient les rois de disposer de ces places importantes; plus elles le sont, plus elles doivent dépendre du chef de l'État. Le concours d'un évêque étranger paraissait dangereux, et la nomination réservée à cet évêque étranger a souvent passé pour une usurpation plus dangereuse encore. Elle a plus d'une fois excité une guerre civile. Puisque les rois conféraient les évêchés, il semblait juste qu'ils conservassent le faible privilége de disposer du revenu, et de nommer à quelques bénéfices simples, dans le court espace qui s'écoule entre la mort d'un évêque et le serment de fidélité enregistré de son successeur. Plusieurs évêques de villes réunies à la couronne, sous la troisième race, ne voulurent pas reconnaître ce droit, que des seigneurs particuliers, trop faibles, n'avaient pu faire valoir. Les papes se déclarèrent pour les évêques ; et ces prétentions restèrent toujours enveloppées d'un nuage. Le parlement, en 1608, sous Henri IV, déclara que la régale avait lieu dans tout le royaume ; le clergé se plaignit, et ce prince, qui ménageait les évêques et Rome, évoqua l'affaire à son conseil, et se garda bien de la décider.

Les cardinaux de Richelieu et Mazarin firent rendre plusieurs arrêts du conseil par lesquels les évêques, qui se disaient exempts, étaient tenus de montrer leurs titres. Tout resta indécis jusqu'en 1673, et le roi n'osait pas alors donner un seul bénéfice dans presque tous les diocèses situés au-delà de la Loire, pendant la vacance d'un siége.

Enfin, en 1673, le chancelier Étienne d'Aligre scella un édit par lequel tous les évêchés du royaume étaient soumis à la régale. Deux évêques, qui étaient malheureusement les deux plus vertueux hommes du royaume, refusèrent opiniâtrément de se soumettre c'étaient Pavillon, évêque d'Aleth, et Caulet, évêque de Pamiers. Ils se défendirent d'abord par des raisons plausibles: on leur en opposa d'aussi fortes. Quand des hommes éclairés disputent longtemps, il y a grande apparence que la question n'est pas claire elle était très-obscure; mais il était évident que ni la religion, ni le bon ordre, n'étaient intéressés à empêcher un roi de faire dans deux diocèses ce qu'il faisait dans tous les autres. Cependant les deux évêques furent inflexibles. Ni l'un ni l'autre n'avait fait enregistrer son serment de fidélité, et le roi se croyait en droit de pourvoir aux canonicats de leurs églises 1.

:

Les deux prélats excommunièrent les pourvus en régale. Tous deux étaient suspects de jansénisme. Ils avaient eu contre eux le pape Innocent X; mais quand ils se déclarèrent contre les prétentions du roi, ils eurent pour eux Innocent XI, Odescalchi : ce pape, vertueux et opiniâtre comme eux, prit entièrement leur parti.

Le roi se contenta d'abord d'exiler les principaux officiers de ces évêques. Il montra plus de modération que deux hommes qui se piquaient de sainteté. On laissa mourir paisiblement l'évêque d'Aleth, dont on respectait la grande vieillesse. L'évêque de Pamiers restait seul, et n'était point ébranlé. Il redoubla ses excommunications, et persista de plus à ne point faire enregistrer son serment de fidélité, persuadé que dans ce serment on soumet trop l'Église

1. Cette question n'était difficile que parce qu'on croyait alors devoir décider toutes celles de ce genre d'après l'autorité et l'usage. En ne consultant que la raison, il est évident que la puissance législative a le pouvoir absolu de régler la manière dont il sera pourvu à toutes les places, ainsi que de fixer les appointements de chacune, et la nature de ces appointements. Les évêchés peuvent être électifs comme les places de maires, ou nommés par le roi comme les intendances, selon que la loi de l'État l'aura réglé; cette loi peut être plus ou moins utile, mais elle sera toujours légitime. La loi peut de même, sans être injuste, substituer des appointements en argent aux terres dont on laisse la jouissance aux ecclésiastiques; supprimer même ces appointements, si elle juge ces places ecclésiastiques inutiles au bien public. Toute loi qui n'attaque aucun des droits naturels des hommes est légitime; et le pouvoir législatif de chaque État, en quelques mains qu'il réside, a droit de la faire. Toute propriété qui ne se perpétue point en vertu d'un ordre naturel, mais seulement par une loi positive, n'est point une propriété, mais un usufruit accordé par la loi, dont, après la mort de l'usufruitier, une autre loi peut changer la disposition. C'est par cette raison que les biens des particuliers appartiennent de droit à leurs héritiers; que les biens des communes leur appartiennent, et que ceux du clergé et de tout autre corps sont à la nation. (K.)

« PreviousContinue »