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1 C'est d'ailleurs un grand abus dans la jurisprudence française que l'on prenne souvent pour loi les rêveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d'écrivains sans mission, qui ont donné leurs sentiments pour des lois.

La vie des hommes semble trop abandonnée au caprice. Quand de trente juges il y en a dix dont la voix n'est point pour la mort, faudra-t-il que les vingt autres l'emportent? Il est clair que le crime n'est point avéré, ou qu'il ne mérite pas le dernier supplice, si un tiers d'hommes sensés réclame contre cette sévérité. Quelques voix de plus ne doivent point suffire pour faire mourir cruellement un citoyen. En général, il faut avouer qu'on a tué trop souvent nos compatriotes avec le glaive de la justice. Quand elle condamne un innocent, c'est un assassinat juridique, et le plus horrible de tous. Quand elle punit de mort une faute qui n'attire chez d'autres nations que des châtiments plus légers, elle est cruelle et n'est pas politique. Un bon gouvernement doit rendre les supplices utiles. Il est sage de faire travailler les criminels au bien public; leur mort ne produit aucun avantage qu'aux bourreaux.

2 Sous le règne de Louis XIV on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner en matière civile sur défaut, quand la demande n'est pas prouvée; mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n'est point dit que faute de preuves l'accusé sera renvoyé. Chose étrange! la loi dit qu'un homme à qui on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu'au cas que la dette soit avérée; mais s'il est question de la vie, c'est une controverse au barreau pour savoir si l'accusé sera condamné sans avoir été convaincu. On prononce presque toujours son arrêt; on regarde son absence comme un crime. On saisit ses biens; on le flétrit.

La loi semble avoir fait plus de cas de l'argent que de la vie : elle permet qu'un concussionnaire, un banqueroutier frauduleux, ait recours au ministère d'un avocat, et très-souvent un homme d'honneur est privé de ce secours! S'il peut se trouver une seule occasion où un innocent serait justifié par le ministère d'un avocat, n'est-il pas clair que la loi qui l'en prive est injuste ?

1. Cet alinéa était presque mot à mot dans le paragraphe xxII du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

2. Idem.

1 Le premier président de Lamoignon disait contre cette loi que « l'avocat ou conseil qu'on avait accoutumé de donner aux accusés n'est point un privilége accordé par les ordonnances ni par les lois; c'est une liberté acquise par le droit naturel, qui est plus ancien que toutes les lois humaines. La nature enseigne à tout homme qu'il doit avoir recours aux lumières des autres quand il n'en a pas assez pour se conduire, et emprunter du secours quand il ne se sent pas assez fort pour se défendre. Nos ordonnances ont retranché aux accusés tant d'avantages qu'il est bien juste de leur conserver ce qui leur reste, et principalement l'avocat qui en fait la partie la plus essentielle. Que si l'on veut comparer notre procédure à celle des Romains et des autres nations, on trouvera qu'il n'y en a point de si rigoureuse que celle qu'on observe en France, particulièrement depuis l'ordonnance de 1539 2. >>

Cette procédure est bien plus rigoureuse depuis l'ordonnance de 1670. Elle eût été plus douce si le plus grand nombre des commissaires eût pensé comme M. de Lamoignon.

Plus on fut autrefois ignorant et absurde, plus on devint intolérant et barbare. L'absurdité a fait condamner aux flammes la maréchale d'Ancre; elle a dicté cent arrêts pareils. C'est l'absurdité qui a été la première cause de la Saint-Barthélemy. Quand la raison est pervertie, l'homme devient nécessairement brute, la société n'est plus qu'un mélange de bêtes qui se dévorent tour à tour, et de singes qui jugent des loups et des renards. Voulezvous changer ces bêtes en hommes, commencez par souffrir qu'ils soient raisonnables.

L'anarchie féodale ne subsiste plus, et plusieurs de ses lois subsistent encore: ce qui met dans la législation française une confusion intolérable.

3 Jugera-t-on toujours différemment la même cause en province et dans la capitale? Faut-il que le même homme ait raison en Bretagne et tort en Languedoc? Que dis-je? il y a autant de jurisprudences que de villes. Et dans le même parlement, la maxime d'une chambre n'est pas celle de la chambre voisine.

On s'attache aux lois romaines dans les pays de droit écrit, et

1. Cet alinéa et le suivant sont extraits du paragraphe xxII du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

2. Procès-verbal de l'ordonnance, page 163. (Note de Voltaire.)

3. Cet alinéa est extrait du paragraphe xx du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

4. Voyez sur cela le président Bouhier. (Note de Voltaire.)

dans les provinces régies par la coutume, lorsque cette coutume n'a rien décidé. Mais ces lois romaines sont au nombre de quarante mille, et sur ces quarante mille lois il y a mille gros commentaires qui se contredisent.

Outre ces quarante mille lois, dont on cite toujours quelqu'une au hasard, nous avons cinq cent quarante coutumes différentes, en comptant les petites villes et même quelques bourgs, qui dérogent aux usages de la juridiction principale; de sorte qu'un homme qui court la poste, en France, change de lois plus souvent qu'il ne change de chevaux, comme on l'a déjà dit1, et qu'un avocat qui sera très-savant dans sa ville ne sera qu'un ignorant dans la ville voisine.

2 Quelle prodigieuse contrariété entre les lois du même. royaume! A Paris, un homme qui a été domicilié dans la ville pendant un an et un jour est réputé bourgeois. En Franche-Comté, un homme libre qui a demeuré un an et un jour dans une maison mainmortable devient esclave; ses collatéraux n'hériteraient pas de ce qu'il aurait àcquis ailleurs, et ses propres enfants sont réduits à la mendicité s'ils ont passé un an loin de la maison où le père est mort. La province est nommée franche; mais quelle franchise!

Ce qui est plus déplorable, c'est qu'en Franche-Comté, en Bourgogne, dans le Nivernais, dans l'Auvergne, et dans quelques autres provinces, les chanoines, les moines, ont des mainmortables, des esclaves. On a vu cent fois des officiers décorés de l'ordre militaire de Saint-Louis, et chargés de blessures, mourir serfs mainmortables d'un moine aussi insolent qu'inutile au monde. Ce mot de mainmortable vient, dit-on, de ce qu'autrefois, lorsqu'un de ces serfs décédait sans laisser d'effets mobiliers que son seigneur pût s'approprier, on apportait au seigneur la main droite du mort, digne origine de cette domination 3. Il y eut plus

1. Dialogue entre un plaideur et un avocat; voyez aux Mélanges, et la xvn des Remarques de l'Essai sur les Mours. (B.)

2. Cet alinéa est extrait du paragraphe xxIII du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

3. On lit domination dans les éditions de 1769 (in-4°), de 1775, et dans celles de Kehl. Un éditeur récent a mis dénomination.

Voltaire, reparlant de la mainmorte, met dans la bouche d'un syndic des habitants du Mont-Jura ces paroles : « Lorsque autrefois nes maîtres n'étaient pas contents des dépouilles dont ils s'emparaient dans nos chaumières après notre mort, ils nous faisaient déterrer; on coupait la main droite à nos cadavres, et on la leur présentait en cérémonie comme une indemnité de l'argent qu'ils n'avaient pu ravir à notre indigence, et comme un exemple terrible qui avertissait les enfants de ne jamais toucher aux effets de leurs pères, qui devaient être la proie des moines nos souverains. » Voyez la Voix du curé sur le procès des serfs du Mont-Jura. (B.)

d'un édit pour abolir cette coutume, qui déshonore l'humanité; mais les magistrats qui possédaient des terres avec cette prérogative éludèrent des lois qui n'étaient faites que pour l'utilité publique; et l'Église, qui a des serfs, s'opposa encore plus que la magistrature à ces lois sages. Les états généraux de 1615 prièrent vainement Louis XIII de renouveler les édits éludés de ses prédécesseurs, et de les faire exécuter. Le président de Lamoignon dressa un projet pour détruire cet usage, et pour dédommager les seigneurs; ce projet fut négligé1.

De nos jours, le roi de Sardaigne a détruit cette servitude en Savoie; elle reste établie en France parce que les maux des provinces ne sont pas sentis dans la capitale. Tout ce qui est loin de nos yeux ne nous touche jamais assez.

1. Quelle que soit la première origine de la servitude de la glèbe, on ne peut la regarder dans l'état actuel que comme une condition sous laquelle la propriété d'une habitation, d'une terre, a été cédée au serf. Cette propriété a pu sans doute être usurpée par le seigneur; mais la prescription a couvert presque partout le vice du premier titre de propriété. C'est donc sous ce point de vue qu'il faut considérer la servitude. Toute convention dont l'exécution embrasse un temps indéterminé rentre nécessairement dans la dépendance du législateur; il peut la rompre ou la modifier en conservant les droits primitifs de chacun. Ce droit du législateur dérive de la nature même des choses, qui changent continuellement. Le consentement du législateur ne peut même lui enlever ce droit, parce qu'il est également contre la nature qu'il puisse prendre un engagement éternel. Il n'est obligé alors que de se conformer aux droits primitifs des hommes, antérieurs aux lois civiles, et indépendants de ces lois. Dans le cas particulier que nous examinons, tout ce qu'on doit au seigneur est un dédommagement d'une valeur égale à ce qu'il perd par la suppression de la servitude, et, autant qu'il est possible, d'une nature semblable. Ainsi le législateur doit substituer aux corvées, aux droits éventuels, un revenu égal levé sur la terre et évalué en denrées, et non un remboursement ou une rente en monnaie. Sans doute le législateur a également le droit de rendre toute rente foncière remboursable à un taux fixé par la loi, mais il n'est ici question que de l'abolition de la servitude; celle des rentes féodales est un objet plus étendu, mais beaucoup moins pressant, parce qu'il n'en résulte qu'une perte pour l'État, et non une injustice.

Quant aux servitudes qui tombent sur ceux qui ne tiennent aucune terre du seigneur, elles doivent être abolies sans accorder aucun dédommagement, puisqu'elles sont une violation du droit naturel, contre lequel aucun usage, aucune loi ne peut prescrire.

Le dédommagement dont nous avons parlé ne peut au reste regarder que les seigneurs laïques; les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation, et le législateur, qui a le droit absolu d'en disposer, peut faire pour leurs serfs tout ce qu'il peut faire pour ceux du domaine direct de l'Etat.

Observons enfin que jamais le dédommagement ne peut aller au delà du revenu net de la terre qui a été abandonnée par le seigneur, et doit être fixé un peu au-dessous. Quant aux opérations nécessaires pour former toutes les évaluations avec une justice rigoureuse, elles dépendent des principes connus de l'arithmétique politique. (K.)

1 Quand on veut poser les limites entre l'autorité civile et les usages ecclésiastiques, quelles disputes interminables! Où sont ces limites? Qui conciliera les éternelles contradictions du fisc et de la jurisprudence? Enfin pourquoi, dans les causes criminelles, les arrêts ne sont-ils jamais motivés? Y a-t-il quelque honte à rendre raison de son jugement? Pourquoi ceux qui jugent au nom du souverain ne présentent-ils pas au souverain leurs arrêts de mort avant qu'on les exécute?

De quelque côté qu'on jette les yeux on trouve la contrariété, la dureté, l'incertitude, l'arbitraire. Enfin la vénalité de la magistrature est un opprobre dont la France seule, dans l'univers entier, est couverte, et dont elle a toujours souhaité d'être lavée. On a toujours regretté, depuis François Ier, les temps où le simple jurisconsulte, blanchi dans l'étude des lois, parvenait, par son seul mérite, à rendre la justice qu'il avait défendue par ses veilles, par sa voix et par son crédit. Cicéron, Hortensius, et le premier Marc-Antoine, n'achetèrent point une charge de sénateur. En vain l'abbé de Bourzeys, dans son livre d'erreurs intitulé Testament politique du cardinal de Richelieu, a-t-il prétendu justifier la vente des dignités de la robe; en vain d'autres auteurs, plus courtisans que citoyens, et plus inspirés par l'intérêt personnel que par l'amour de la patrie, ont-ils suivi les traces de l'abbé de Bourzeys; une preuve que cette vente est un abus, c'est qu'elle ne fut produite que par un autre abus, par la dissipation des finances de l'État. C'est une simonie beaucoup plus funeste que la vente des bénéfices de l'Église car si un ecclésiastique isolé achète un bénéfice simple, il n'en résulte ni bien ni mal pour la patrie dans laquelle il n'a nulle juridiction, il n'est comptable à personne; mais la magistrature a l'honneur, la fortune et la vie des hommes entre ses mains. Nous cherchons dans ce siècle à tout perfectionner, cherchons donc à perfectionner les lois.

1. Cet alinéa et la première phrase du suivant sont extraits du paragraphe xx du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

2. Cette dernière phrase est extraite du paragraphe xx du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)

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