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furent toujours paisibles, et celles des théologiens souvent sanglantes, et toujours turbulentes.

Des cordeliers, qui n'entendaient pas plus ces questions que Michel Baïus, crurent le libre arbitre renversé, et la doctrine de Scot en danger. Fâchés d'ailleurs contre Baïus au sujet d'une querelle à peu près dans le même goût, ils déférèrent soixante et seize propositions de Baïus au pape Pie V. Ce fut Sixte-Quint, alors général des cordeliers, qui dressa la bulle de condamnation, en 1567.

Soit crainte de se compromettre, soit dégoût d'examiner de telles subtilités, soit indifférence et mépris pour des thèses de Louvain, on condamna respectivement les soixante et seize propositions en gros, comme hérétiques, sentant l'hérésie, malsonnantes, téméraires, et suspectes, sans rien spécifier, et sans entrer dans aucun détail. Cette méthode tient de la suprême puissance, et laisse peu de prise à la dispute. Les docteurs de Louvain furent très-empêchés en recevant la bulle; il y avait surtout une phrase dans laquelle une virgule, mise à une place ou à une autre, condamnait ou tolérait quelques opinions de Michel Baïus. L'Université députa à Rome, pour savoir du saint-père où il fallait mettre la virgule. La cour de Rome, qui avait d'autres affaires, envoya pour toute réponse à ces Flamands un exemplaire de la bulle, dans lequel il n'y avait point de virgule du tout. On le déposa dans les archives. Le grand-vicaire, nommé Morillon1, dit qu'il fallait recevoir la bulle du pape, quand même il y aurait des erreurs. Ce Morillon avait raison en politique, car assurément il vaut mieux recevoir cent bulles erronées que de mettre cent villes en cendres, comme ont fait les huguenots et leurs adversaires. Baïus crut Morillon, et se rétracta paisiblement.

Quelques années après, l'Espagne, aussi fertile en auteurs scolastiques que stérile en philosophes, produisit Molina le jésuite, qui crut avoir découvert précisément comment Dieu agit sur les créatures, et comment les créatures lui résistent. Il distingua l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, la prédestination à la grâce, et la prédestination à la gloire, la grâce prévenante, et la coopérante. Il fut l'inventeur du concours concomitant, de la science moyenne et du congruisme. Cette science moyenne et ce con

1. Grand-vicaire du cardinal Granvelle.

2. Dans son traité qui parut à Lisbonne en 1588 : De liberi arbitrii cum gratiæ donis Concordia.

3. Il n'en fut pas l'inventeur, mais l'apôtre le plus fameux. (G. A.)

gruisme étaient surtout des idées rares. Dieu, par sa science moyenne, consulte habilement la volonté de l'homme pour savoir ce que l'homme fera quand il aura eu sa grâce; et ensuite, selon l'usage qu'il devine que fera le libre arbitre, il prend ses arrangements en conséquence pour déterminer l'homme, et ces arrangements sont le congruisme.

Les dominicains espagnols, qui n'entendaient pas plus cette explication que les jésuites, mais qui étaient jaloux d'eux, écrivirent que le livre de Molina était le précurseur de l'antichrist.

La cour de Rome évoqua la dispute, qui était déjà entre les mains des grands inquisiteurs, et ordonna, avec beaucoup de sagesse, le silence aux deux partis, qui ne le gardèrent ni l'un ni l'autre.

Enfin on plaida sérieusement devant Clément VIII, et, à la honte de l'esprit humain, tout Rome prit parti dans le procès. Un jésuite, nommé Achille Gaillard, assura le pape qu'il avait un moyen sûr de rendre la paix à l'Église il proposa gravement d'accepter la prédestination gratuite, à condition que les dominicains admettraient la science moyenne, et qu'on ajusterait ces deux systèmes comme on pourrait. Les dominicains refusèrent l'accommodement d'Achille Gaillard. Leur célèbre Lemos soutint le concours prévenant et le complément de la vertu active. Les congrégations se multiplièrent sans que personne s'entendit.

Clément VIII mourut avant d'avoir pu réduire les arguments pour et contre à un sens clair. Paul V reprit le procès; mais comme lui-même en eut un plus important avec la république de Venise, il fit cesser toutes les congrégations, qu'on appela et qu'on appelle encore de auxiliis. On leur donnait ce nom, aussi peu clair par lui-même que les questions qu'on agitait, parce que ce mot signifie secours, et qu'il s'agissait, dans cette dispute, des secours que Dieu donne à la volonté faible des hommes. Paul V finit par ordonner aux deux partis de vivre en paix'.

Pendant que les jésuites établissaient leur science moyenne et leur congruisme, Cornélius Jansénius, évêque d'Ypres, renouvelait quelques idées de Baïus dans un gros livre sur saint Augustin, qui ne fut imprimé qu'après sa mort; de sorte qu'il devint chef de secte, sans jamais s'en douter. Presque personne ne lut

1. En 1607.

2. Corneille Jansen, dit Jansenius, était mort de la peste en 1638. Loin de penser à être chef de secte, il hésitait à publier son livre sur la doctrine de saint Augustin. Il voulait préalablement le soumettre à l'examen de la cour pontificale, et dans sa dernière maladie il écrivait au pape Urbain VIII: « Je sais qu'il est difficile de

ce livre, qui a causé tant de troubles; mais Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, ami de Jansénius, homme aussi ardent qu'écrivain diffus et obscur, vint à Paris, et persuada de jeunes docteurs et quelques vieilles femmes. Les jésuites demandèrent à Rome la condamnation du livre de Jansénius, comme une suite de celle de Baïus, et l'obtinrent en 1641; mais, à Paris, la faculté de théologie, et tout ce qui se mêlait de raisonner, fut partagé. Il ne paraît pas qu'il y ait beaucoup à gagner à penser avec Jansénius que Dieu commande des choses impossibles: cela n'est ni philosophique ni consolant; mais le plaisir secret d'être d'un parti, la haine que s'attiraient les jésuites, l'envie de se distinguer, et l'inquiétude d'esprit, formèrent une secte.

La faculté condamna cinq propositions de Jansénius, à la pluralité des voix. Ces cinq propositions étaient extraites du livre très-fidèlement quant au sens, mais non pas quant aux propres paroles. Soixante docteurs appelèrent au parlement comme d'abus, et la chambre des vacations ordonna que les parties comparaîtraient.

Les parties ne comparurent point; mais, d'un côté, un docteur nommé Habert1 soulevait les esprits contre Jansénius; de l'autre, le fameux Arnauld, disciple de Saint-Cyran, défendait le jansénisme avec l'impétuosité de son éloquence. Il haïssait les jésuites encore plus qu'il n'aimait la grâce efficace, et il était encore plus haï d'eux comme né d'un père qui, s'étant donné au barreau, avait violemment plaidé pour l'université contre leur établissement. Ses parents s'étaient acquis beaucoup de considération dans la robe et dans l'épée. Son génie, et les circonstances où il se trouva, le déterminèrent à la guerre de plume et à se faire chef de parti, espèce d'ambition devant qui toutes les autres disparaissent. Il combattit contre les jésuites et contre les réformés jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans. On a de lui cent quatre volumes, dont presque aucun n'est aujourd'hui au rang de ces bons livres classiques qui honorent le siècle de Louis XIV, et qui sont la bibliothèque des nations. Tous ses ouvrages eurent une grande

faire des changements dans l'ouvrage; si cependant le saint-siége juge à propos d'en faire, je suis fils obéissant de l'Église, dans laquelle j'ai toujours vécu, et je lui obéis jusqu'au lit de la mort. >>

Les exécuteurs testamentaires de l'évêque d'Ypres, Colenus et Louis Fromond, n'envoyèrent pas cette lettre à Rome, et publièrent à Louvain, en 1640, in-folio, l'Augustinus, seu doctrina sancti Augustini, de humanæ naturæ sanitate, adversus pelagianos. Il en parut une édition à Rouen, chez Berthalin, 1652, 2 tomes en 1 vol. in-folio. (E. B.)

1. Isaac Habert, évêque de Vabres en 1615, mort en 1668.

vogue dans son temps, et par la réputation de l'auteur, et par la chaleur des disputes. Cette chaleur s'est attiédie; les livres ont été oubliés. Il n'est resté que ce qui appartenait simplement à la raison, sa Géométrie, la Grammaire raisonnée, la Logique, auxquelles il eut beaucoup de part. Personne n'était né avec un esprit plus philosophique; mais sa philosophie fut corrompue en lui par la faction qui l'entraîna, et qui plongea soixante ans, dans de misérables disputes de l'école et dans les malheurs attachés à l'opiniâtreté, un esprit fait pour éclairer les hommes.

L'université étant partagée sur ces cinq fameuses propositions, les évêques le furent aussi. Quatre-vingt-huit évêques de France écrivirent en corps à Innocent X pour le prier de décider; et onze autres écrivirent pour le prier de n'en rien faire. Innocent X jugea; il condamna chacune des cinq propositions à part; mais toujours sans citer les pages dont elles étaient tirées, ni ce qui les précédait et ce qui les suivait.

Cette omission, qu'on n'aurait pas faite dans une affaire civile au moindre des tribunaux, fut faite et par la Sorbonne, et par les jansénistes, et par les jésuites, et par le souverain pontife. Le fond des cinq propositions condamnées est évidemment dans Jansénius. Il n'y a qu'à ouvrir le troisième tome, à la page 138, édition de Paris, 1641; on y lira mot à mot : « Tout cela démontre pleinement et évidemment qu'il n'est rien de plus certain et de plus fondamental, dans la doctrine de saint Augustin, qu'il y a certains commandements impossibles, non-seulement aux infidèles, aux aveugles, aux endurcis, mais aux fidèles et aux justes, malgré leurs volontés et leurs efforts, selon les forces qu'ils ont; et que la grâce, qui peut rendre ces commandements possibles, leur manque. » On peut aussi lire, à la page 165, que « Jésus-Christ n'est pas, selon saint Augustin, mort pour tous les hommes ».

Le cardinal Mazarin fit recevoir unanimement la bulle du pape par l'assemblée du clergé. Il était bien alors avec le pape; il n'aimait pas les jansénistes, et il haïssait avec raison les factions. La paix semblait rendue à l'Église de France; mais les jansénistes écrivirent tant de lettres, on cita tant saint Augustin, on fit agir tant de femmes, qu'après la bulle acceptée il y eut plus de jansénistes que jamais.

Un prêtre de Saint-Sulpice s'avisa de refuser l'absolution à M. de Liancourt parce qu'on disait qu'il ne croyait pas que les cinq propositions fussent dans Jansénius, et qu'il avait dans sa maison des hérétiques. Ce fut un nouveau scandale, un nouveau sujet d'écrits. Le docteur Arnauld se signala, et dans une nouvelle

lettre à un duc et pair ou réel ou imaginaire il soutint que les propositions de Jansénius, condamnées, n'étaient pas dans Jansénius, mais qu'elles se trouvaient dans saint Augustin, et dans plusieurs pères. Il ajouta que « saint Pierre était un juste à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, avait manqué ».

Il est vrai que saint Augustin et saint Jean Chrysostome avaient dit la même chose; mais les conjonctures, qui changent tout, rendirent Arnauld coupable. On disait qu'il fallait mettre de l'eau dans le vin des saints pères: car ce qui est un objet si sérieux pour les uns est toujours pour les autres un sujet de plaisanterie. La faculté s'assembla; le chancelier Séguier y vint même de la part du roi. Arnauld fut condamné, et exclus de la Sorbonne, en 1654 1. La présence du chancelier parmi des théologiens eut un air de despotisme qui déplut au public; et le soin qu'on eut de garnir la salle d'une foule de docteurs, moines mendiants, qui n'étaient pas accoutumés de s'y trouver en si grand nombre, fit dire à Pascal, dans ses Provinciales, « qu'il était plus aisé de trouver des moines que des raisons ».

La plupart de ces moines n'admettaient point le congruisme, la science moyenne, la grâce versatile de Molina; mais ils soutenaient une grâce suffisante à laquelle la volonté peut consentir, et ne consent jamais ; une grâce efficace à laquelle on peut résister, et à laquelle on ne résiste pas; et ils expliquaient cela clairement en disant qu'on pouvait résister à cette grâce dans le sens divisé, et non pas dans le sens composé.

Si ces choses sublimes ne sont pas trop d'accord avec la raison humaine, le sentiment d'Arnauld et des jansénistes semblait trop d'accord avec le pur calvinisme. C'était précisément le fond de la querelle des gomaristes et des arminiens. Elle divisa la Hollande comme le jansénisme divisa la France; mais elle devint en Hollande une faction politique plus qu'une dispute de gens oisifs; elle fit couler sur un échafaud le sang du pensionnaire Barnevelt : violence atroce que les Hollandais détestent aujourd'hui, après avoir ouvert les yeux sur l'absurdité de ces disputes, sur l'horreur de la persécution, et sur l'heureuse nécessité de la tolérance, ressource des sages qui gouvernent, contre l'enthousiasme passager de ceux qui argumentent. Cette dispute ne produisit en France que des mandements, des bulles, des lettres de cachet, et des

1. Censuré en 1656, et ensuite exclu. (CL.)

2. Sur Armin et Gomar, voyez tome XIII, page 118; et une des notes du Traité sur la Tolérance.

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