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Il était si persuadé qu'ils étaient tous répréhensibles et que lui seul avait raison qu'il vint à Fontainebleau, tout prisonnier qu'il était encore des Anglais, et qu'il offrit de se rendre à la Bastille. (Novembre 1762) On le prit au mot. Dès qu'il fut enfermé, la foule de ses ennemis, que la compassion devait diminuer, augmenta. Il fut quinze mois en prison sans qu'on l'interrogeât.

En 1764 il mourut à Paris un jésuite, nommé Lavaur1, longtemps employé dans ces missions des Indes où l'on s'occupe des affaires profanes sous le prétexte des spirituelles, et où l'on a souvent gagné plus d'argent que d'âmes: ce jésuite demandait au ministère une pension de quatre cents livres pour aller faire son salut dans le Périgord, sa patrie, et l'on trouva dans sa cassette environ onze cent mille livres d'effets, soit en billets, soit en or ou en diamants. C'est ce qu'on avait vu depuis peu à Naples à la mort du fameux jésuite Peppe, qu'on fut prêt de canoniser. On ne canonisa point Lavaur; mais on séquestra ses trésors. Il y avait dans cette cassette un long mémoire détaillé contre Lally 2, dans lequel il était accusé de péculat et de lèse-majesté. Les écrits des jésuites avaient alors aussi peu de crédit que leurs personnes proscrites dans toute la France; mais ce mémoire parut tellement circonstancié, et les ennemis de Lally le firent tant valoir, qu'il servit de témoignage contre lui.

L'accusé fut d'abord traduit au Châtelet, et bientôt au parlement. Le procès fut instruit pendant deux années. De trahison, il n'y en avait point, puisque s'il eût été d'intelligence avec les Anglais, s'il leur eût vendu Pondichéry, il serait resté parmi eux. Les Anglais d'ailleurs ne sont pas absurdes, et c'eût été l'être que d'acheter une place affamée qu'ils étaient sûrs de prendre, étant maîtres de la terre et de la mer. De péculat, il n'y en avait pas davantage, puisqu'il ne fut jamais chargé ni de l'argent du roi ni de celui de la compagnie; mais des duretés, des abus de pouvoir, des oppressions, les juges en virent beaucoup dans les dépositions unanimes de ses ennemis.

Toujours fermement persuadé qu'il n'avait été que rigoureux et non coupable, il poussa son imprudence jusqu'à insulter dans ses Mémoires juridiques des officiers qui avaient l'approbation générale. Il voulut les déshonorer, eux et tout le conseil de Pon

1. Voyez la note sur la lettre à Frédéric II, roi de Prusse, août 1740. 2. On trouva chez Lavaur deux mémoires: l'un en faveur de Lally, et l'autre contre lui. Suivant les circonstances, le jésuite devait faire usage de l'un d'eux. On brûla l'écrit apologétique, et on remit l'autre au procureur général. (G. A.)

dichéry. Plus il s'obstinait à vouloir se laver à leurs dépens, plus il se noircissait. Ils avaient tous de nombreux amis, et il n'en avait point. Le cri public sert quelquefois de preuve, ou du moins fortifie les preuves. (6 mai 1766) Les juges ne purent prononcer que suivant les allégations. Ils condamnèrent le lieutenant géné ral Lally « à être décapité comme dûment atteint d'avoir trahi les intérêts du roi, de l'État, et de la compagnie des Indes, d'abus d'autorité, vexations, et exactions ».

Il est nécessaire de remarquer que ces mots trahi les intérêts du roi ne signifient pas ce qu'on appelle en Angleterre haute trahison, et parmi nous lèse-majesté. Trahir les intérêts ne signifie dans notre langue que mal conduire, oublier les intérêts de quelqu'un, nuire à ses intérêts, et non pas être perfide et traître. Quand on lui lut son arrêt, sa surprise et son indignation furent si violentes qu'ayant par hasard dans la main un compas, dont il s'était servi dans sa prison pour faire des cartes de la côte de Coromandel, il voulut s'en percer le cœur. On l'arrêta. Il s'emporta contre ses juges avec plus de fureur encore qu'il n'en avait étalé contre ses ennemis. C'est peut-être une nouvelle preuve de la forte persuasion où il fut toujours qu'il méritait des récompenses plutôt que des châtiments. Ceux qui connaissent le cœur humain savent que d'ordinaire les coupables se rendent justice eux-mêmes au fond de leur âme, qu'ils n'éclatent point contre leurs juges, qu'ils restent dans une confusion morne. Il n'y a pas un seul exemple d'un condamné avouant ses fautes qui ait chargé ses juges d'injures et d'opprobres. Je ne prétends pas que ce soit une preuve que Lally fût entièrement innocent; mais c'est une preuve qu'il croyait l'être. On lui mit dans la bouche un bâillon qui débordait sur les lèvres. C'est ainsi qu'il fut conduit à la Grève dans un tombereau'. Les hommes sont si légers que ce spectacle hideux attira plus de compassion que son supplice.

L'arrêt confisqua ses biens, en prélevant une somme de cent mille écus pour les pauvres de Pondichéry. On m'a écrit que cette somme ne put se trouver. Je n'assure point ce que j'ignore. Si quelque chose peut nous convaincre de cette fatalité qui entraîne

1. Le 6 mai 1766; voyez l'Histoire du Parlement, chapitre LXIX.

2. Presque tous les journaux ont débité que le parlement de Paris avait député au roi pour le supplier de ne point accorder de grâce au condamné. Cela est trèsfaux. Un tel acharnement, incompatible avec la justice et avec l'humanité, aurait couvert le parlement d'un opprobre éternel. Il est vrai seulement que l'exécution fut accélérée de quelques heures, parce qu'on craignait que cet infortuné général ne mourût, et qu'on envoya un courrier au roi, à Choisy, pour l'en prévenir (voyez

tous les événements dans ce chaos des affaires politiques du monde, c'est de voir un Irlandais chassé de sa patrie avec la famille de son roi, commandant à six mille lieues des troupes françaises dans une guerre de marchands, sur des rivages inconnus aux Alexandre, aux Gengis, et aux Tamerlan, mourant du dernier supplice sur le bord de la Seine pour avoir été pris par des Anglais dans l'ancien golfe du Gange 1.

Cette catastrophe, qui m'a semblé digne d'être transmise à la postérité dans toutes ses circonstances, ne m'a pas permis de détailler tous les malheurs que les Français éprouvèrent dans l'Inde et dans l'Amérique. En voici un triste résumé.

CHAPITRE XXXV.

PERTES DES FRANÇAIS.

(Mars 1757) La première perte des Français dans l'Inde fut celle de Chandernagor, poste important dont la compagnie française était en possession, vers les embouchures du Gange. C'était de là qu'elle tirait ses plus belles marchandises.

Depuis la prise de la ville et du fort de Chandernagor, les Anglais ne cessèrent de ruiner le commerce des Français dans l'Inde. Le gouvernement de l'empereur était si faible et si mauvais qu'il ne pouvait empêcher les marchands d'Europe de faire des ligues et des guerres dans ses propres États. Les Anglais eurent même la hardiesse de venir attaquer Surate, une des plus belles villes de l'Inde, et la plus marchande, appartenante à l'empereur. (Mars 1758) Ils la prirent, ils la pillèrent, ils y détruisirent

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les chapitres XVIII et XIX des Fragments sur l'Inde). (Note de Voltaire.) Sur la circonstance que le parlement députa au roi pour le prier de ne pas faire grâce au condamné, Voltaire dit: Cela est très-faux. M. Clogenson observe que cela est très-vrai, si l'on s'en rapporte à ce qui est dit sur ce point dans la Biographie universelle, article LALLY; mais il est à remarquer que l'article anonyme de la Biographie universelle est de feu Lally fils. (B.)

1. On sait avec quelle énergie Voltaire s'employa à la réhabilitation du général. Au moment de mourir, le philosophe apprit que le fils de Lally avait obtenu la cassation de l'arrêt de son père. Il lui écrivit : « Je meurs content! » Ce fut le parlement de Bourgogne qui revisa le procès.

1

les comptoirs de France, et en remportèrent des richesses immenses, sans que la cour, aussi imbécile que pompeuse, du Grand Mogol, parût se ressentir de cet outrage, qui eût fait exterminer dans l'Inde tous les Anglais sous l'empire d'un Aurengzeb.

Enfin il n'est resté aux Français, dans cette partie du monde, que le regret d'avoir dépensé, pendant plus de quarante ans, des sommes immenses pour entretenir une compagnie qui n'a jamais fait le moindre profit, qui n'a jamais rien payé aux actionnaires et à ses créanciers du profit de son négoce; qui, dans son administration indienne, n'a subsisté que d'un secret brigandage, et qui n'a été soutenue que par une partie de la ferme du tabac, que le roi lui accordait: exemple mémorable et peut-être inutile du peu d'intelligence que la nation française a eu jusqu'ici du grand et ruineux commerce de l'Inde.

(Mai 1757) Tandis que les flottes et les armées anglaises ont ainsi ruiné les Français en Asie, ils les ont aussi chassés de l'Afrique. Les Français étaient maîtres du fleuve du Sénégal, qui est une branche du Niger; ils y avaient des forts; ils y faisaient un grand commerce de dents d'éléphants, de poudre d'or, de gomme arabique, d'ambre gris, et surtout de ces nègres que tantôt leurs princes vendent comme des animaux, et qui tantôt vendent leurs propres enfants ou se vendent eux-mêmes pour aller servir des Européans en Amérique. Les Anglais ont pris tous les forts bâtis par les Français dans ces contrées, et plus de trois millions tournois en marchandises précieuses.

Le dernier établissement que les Français avaient dans ces parages de l'Afrique était l'île de Gorée; elle s'est rendue à discrétion (29 décembre 1758), et il ne leur est rien resté alors dans l'Afrique.

Ils ont fait de bien plus grandes pertes en Amérique. Sans entrer ici dans le détail de cent petits combats et de la perte de tous les forts l'un après l'autre, il suffit de dire que les Anglais ont pris (26 juillet 1758) Louisbourg pour la seconde fois, aussi mal fortifiée, aussi mal approvisionnée que la première. Enfin, tandis que les Anglais entraient dans Surate, à l'embouchure du fleuve Indus (2 mars 1759), ils prenaient Québec et tout le Canada, au fond de l'Amérique septentrionale; les troupes qui ont hasardé un combat pour sauver Québec (18 septembre) ont été battues et presque détruites, malgré les efforts du général Montcalm, tué dans cette journée1,

1. Louis-Joseph de Montcalm-Gozon, blessé le 13 septembre, périt le 14; et quatre jours après tout le Canada tomba au pouvoir des Anglais. (CL.)

et très-regretté en France. On a perdu ainsi en un seul jour quinze cents lieues de pays.

Ces quinze cents lieues, dont les trois quarts sont des déserts glacés, n'étaient pas peut-être une perte réelle. Le Canada coûtait beaucoup, et rapportait très-peu. Si la dixième partie de l'argent englouti dans cette colonie avait été employée à défricher nos terres incultes en France, on aurait fait un gain considérable; mais on avait voulu soutenir le Canada, et on a perdu cent années de peine avec tout l'argent prodigué sans retour1.

Pour comble de malheur, on accusait des plus horribles brigandages presque tous ceux qui étaient employés au nom du roi dans cette malheureuse colonie. Ils ont été jugés au Châtelet de Paris, tandis que le parlement informait contre Lally. Celui-ci, après avoir cent fois exposé sa vie, l'a perdue par la main d'un bourreau, tandis que les concussionnaires du Canada n'ont été condamnés qu'à des restitutions et des amendes, tant il est de différence entre les affaires qui semblent les mêmes.

Dans le temps que les Anglais attaquaient ainsi les Français dans le continent de l'Amérique, ils se sont tournés du côté des îles. La Guadeloupe, petite mais florissante, où se fabriquait le meilleur sucre, est tombée entre leurs mains sans coup férir.

Enfin ils ont pris la Martinique, qui était la meilleure et la plus riche colonie qu'eût la France.

Ce royaume n'a pu essuyer de si grands désastres sans perdre encore tous les vaisseaux qu'il envoyait pour les prévenir; à peine une flotte était-elle en mer qu'elle était ou prise ou détruite; on construisait, on armait des vaisseaux à la hate c'était travailler pour l'Angleterre, dont ils devenaient bientôt la proie.

Quand on a voulu se venger de tant de pertes, et faire une descente en Irlande, il en a coûté des sommes immenses pour cette entreprise infructueuse; et, dès que la flotte destinée pour cette descente est sortie de Brest, elle a été dispersée en partie, ou prise, ou perdue dans la vase d'une rivière nommée la Villaine, sur laquelle elle a cherché en vain un refuge. Enfin les Anglais

1. Dans une lettre à d'Argental, qui voulait que Voltaire retranchât certaines choses de son histoire, le philosophe dit : « Le gouvernement ne me pardonnera donc pas d'avoir dit que les Anglais ont pris le Canada que j'avais, par parenthèse, offert, il y a quatre ans, de vendre aux Anglais : ce qui aurait tout fini, et ce que le frère de M. Pitt m'avait proposé. »

2. Le munitionnaire général du Canada était prévenu d'avoir volé six millions; il donna trente mille francs à l'avocat Gerbier, qui sut prouver que l'État lui devait au contraire dix millions. Un autre fournisseur avait une jolie femme; il fut condamné au simple bannissement, etc. (G. A.)

15.

SIECLE DE LOUIS XV.

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