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bats dont le récit même ennuie aujourd'hui ceux qui s'y sont signalés? Que reste-t-il de tant d'efforts? Rien que du sang inutilement versé dans des pays incultes et désolés, des villages ruinés, des familles réduites à la mendicité; et rarement même un bruit sourd de ces calamités perçait-il jusque dans Paris, toujours profondément occupé de plaisirs ou de disputes également frivoles1.

LES

CHAPITRE XXXIV.

FRANÇAIS MALHEUREUX DANS LES QUATRE PARTIES DU MONDE. DÉSASTRES DU GOUVERNEUR DUPLEIX. SUPPLICE DU GÉNÉRAL LALLY.

La France alors semblait plus épuisée d'hommes et d'argent dans son union avec l'Autriche qu'elle n'avait paru l'être dans deux cents ans de guerre contre elle. C'est ainsi que, sous Louis XIV, il en avait coûté pour secourir l'Espagne plus qu'on n'avait prodigué pour la combattre depuis Louis XII. Les ressources de la France ont fermé ces plaies; mais elles n'ont pu réparer encore celles qu'elle a reçues en Asie, en Afrique, et en Amérique.

Elle parut d'abord triomphante en Asie. La compagnie des Indes était devenue conquérante pour son malheur. L'empire de l'Inde, depuis l'irruption de Sha-Nadir, n'était plus qu'une anarchie. Les soubabs, qui sont des vice-rois, ou plutôt des rois tributaires, achetaient leurs royaumes à la porte du grand padisha mogol, et revendaient leurs provinces à des nababs qui cédaient à prix d'argent des districts à des raïas. Souvent les ministres du Mogol, ayant donné une patente de roi, donnaient la même patente à qui en payait davantage; soubab, nabab, raïa, en usaient de même. Chacun soutenait par les armes un droit chèrement acheté. Les Marattes se déclaraient pour celui qui les payait le mieux, et pillaient amis et ennemis. Deux bataillons français ou anglais pouvaient battre ces multitudes indisciplinées, qui n'avaient nul art, et qui même, aux Marattes près, manquaient

1. Voyez page 349. 2. Voyez page 328.

de courage. Les plus faibles imploraient donc, pour être souverains dans l'Inde, la protection des marchands venus de France et d'Angleterre, qui pouvaient leur fournir quelques soldats et quelques officiers d'Europe. C'est dans ces occasions qu'un simple capitaine pouvait quelquefois faire une plus grande fortune dans ces pays qu'aucun général parmi nous.

Pendant que les princes de la presqu'île se battaient entre eux, on a vu que ces marchands anglais et français se battaient aussi, parce que leurs rois étaient ennemis en Europe.

Après la paix de 1748, le gouverneur Dupleix conserva le peu de troupes qu'il avait, tant les soldats d'Europe qu'on appelle blancs, que les noirs des îles transplantés dans l'Inde, et les cipayes et pions indiens.

Un des sous-tyrans de ces contrées, nommé Chandasaeb', aventurier arabe né dans le désert qui est au sud-est de Jérusalem, transplanté dans l'Inde pour y faire fortune, était devenu gendre d'un nabab d'Arcate. Cet Arabe assassina son beau-père, son frère et son neveu. Ayant éprouvé des revers peu proportionnés à ses crimes, il eut recours au gouverneur Dupleix pour obtenir la nababie d'Arcate, dont dépend Pondichéry. Duplex lui prêta d'abord secrètement dix mille louis d'or qui, joints aux débris de la fortune de ce scélérat, Ini valurent cette vice-royauté d'Arcate. Son argent et ses intrigues lui obtinrent le diplôme de vice-roi d'Arcate. Dès qu'il est en possession, Dupleix lui prête des troupes. Il combat avec ces troupes réunies aux siennes le véritable vice-roi d'Arcate. C'était ce même Anaverdikan, âgé de cent sept ans, dont nous avons déjà parlé 3, qui fut assassiné à la tête de son armée".

Le vainqueur Chandasaeb, devenu possesseur des trésors du mort, distribua la valeur de deux cent mille francs aux soldats de Pondichery, combla les officiers de présents, et fit ensuite une donation de trente-cinq aldées à la compagnie des Indes. Aldie signifie village; c'est encore le terme dont on se sert en Espagne depuis l'invasion des Arabes, qui dominèrent également dans

1. Ou mieux, Chunda-Saëb. (G. A.)

2. Tout cela est peu clair. Chunda-Saëb était prisonnier à Pounah. Dupleix lai avança la somme nécessaire pour sa rançon. Libre, Chunda-Saëb se mit à la tête de trois mille Maharattes et tint campagne dans la nababie qu'il réclamait, et que lui promit Muzafer-Singh, lequel disputait à son oncle Nazer-Singh la soubabbie du Dekkan. Dupleix se joignit à eux.

3. Voyez page 327.

4. Il ne fut pas assassiné. Voyez au chapitre XxIx.

l'Espagne et dans l'Inde, et dont la langue a laissé des traces dans plus de cent provinces.

Ce succès éveilla les Anglais. Ils prirent aussitôt le parti de la famille vaincue. Il y eut deux nababs; et comme le soubab, ou roi de Décan, était lié avec le gouverneur de Pondichéry, un autre roi, son compétiteur, s'unit avec les Anglais. Voilà donc encore une guerre sanglante allumée entre les comptoirs de France et d'Angleterre sur les côtes de Coromandel, pendant que l'Europe jouissait de la paix. On consumait de part et d'autre dans cette guerre tous les fonds destinés au commerce, et chacun espérait se dédommager sur les trésors des princes indiens.

On montra des deux côtés un grand courage. MM. d'Auteuil, de Bussy, Lass, et beaucoup d'autres, se signalèrent par des actions qui auraient eu de l'éclat dans les armées du maréchal de Saxe. Il y eut surtout un exploit aussi surprenant qu'il est indubitable: c'est qu'un officier, nommé M. de La Touche, suivi de trois cents Français, entouré d'une armée de quatre-vingt mille hommes qui menaçait Pondichéry, pénétra la nuit dans leur camp, tua douze cents ennemis sans perdre plus de deux soldats, jeta l'épouvante dans cette grande armée, et la dispersa tout entière. C'était une journée supérieure à celle des trois cents Spartiates au pas des Thermopyles, puisque ces Spartiates y périrent, et que les Français furent vainqueurs. Mais nous ne savons peut-être pas célébrer assez ce qui mérite de l'être, et la multitude innombrable de nos combats en étouffe la gloire.

Le roi protégé par les Français s'appelait Mouza-Fersingue. Il était neveu du roi favorisé par les Anglais. L'oncle avait fait le neveu prisonnier, et cependant il ne l'avait point encore mis à mort, malgré les usages de la famille. Il le traînait chargé de fers à la suite de ses armées avec une partie de ses trésors. Le gouverneur Dupleix négocia si bien avec les officiers de l'armée ennemie que, dans un second combat, le vainqueur de MouzaFersingue fut assassiné. Le captif fut roi, et les trésors de son ennemi furent sa conquête. Il y avait dans le camp dix-sept millions d'argent comptant. Mouza-Fersingue en promit la plus

1. Cela est encore bien embrouillé. Tout au fait d'armes de l'officier La Touche, qu'il signale le premier, Voltaire a oublié de mentionner la bataille que gagna Nazer-Singh sur son neveu Muzafer-Singh, grâce à une sédition qui éclata dans les troupes françaises. (G. A.)

grande partie à la compagnie des Indes; la petite armée fran çaise partagea douze cent mille francs. Tous les officiers furent mieux récompensés qu'ils ne l'auraient été d'aucune puissance de l'Europe.

Dupleix reçut Mouza-Fersingue dans Pondichéry, comme un grand roi fait les honneurs de sa cour à un monarque voisin. Le nouveau soubab, qui lui devait sa couronne, donna à son protecteur quatre-vingts aldées, une pension de deux cent quarante mille livres pour lui, autant pour Me Dupleix, une de quarante mille écus pour une fille de Mme Dupleix, du premier lit. Chandasaeb, bienfaiteur et protégé, fut nommé vice-roi d'Arcate. La pompe de Dupleix égalait au moins celle des deux princes. Il alla au-devant d'eux, porté dans un palanquin, escorté de cinq cents gardes précédés d'une musique guerrière, et suivi d'éléphants armés.

Après la mort de son protégé Mouza-Fersingue, tué dans une sédition de ses troupes, il nomma encore un autre roi, et il en reçut quatre petites provinces en don pour la compagnie. On lui disait de toutes parts qu'il ferait trembler le Grand Mogol avant un an. Il était souverain en effet: car, ayant acheté une patente de vice-roi de Carnate à la chancellerie du Grand Mogol même pour la somme modique de deux cent quarante mille livres, il se trouvait égal à sa créature Chandasaeb, et très-supérieur par son crédit. Marquis en France, et décoré du grand cordon de SaintLouis, ces faibles honneurs étaient fort peu de chose en comparaison de ses dignités et de son pouvoir dans l'Inde. J'ai vu des lettres où sa femme était traitée de reinę1. Tant de succès et de gloire éblouirent alors les yeux de la compagnie, des actionnaires, et même du ministère. La chaleur de l'enthousiasme fut presque aussi grande que dans les commencements du système, et les espérances étaient bien autrement fondées, car il paraissait que les seules terres concédées à la compagnie rapportaient environ trente-neuf millions annuels. On vendait, année commune, pour vingt millions d'effets en France au port de Lorient; il semblait que la compagnie dût compter sur cinquante millions par année, tous frais faits. Il n'y a point de souverain en Europe, ni peutêtre sur la terre, qui ait un tel revenu quand toutes les charges sont acquittées.

L'excès même de cette richesse devait la rendre suspecte.

1. La Johanna Begum, comme on l'appelait, entretenait avec l'Inde entière une correspondance diplomatique. (G. A.)

Aussi toutes ces grandeurs et toutes ces prospérités s'évanouirent comme un songe; et la France, pour la seconde fois, s'aperçut qu'elle n'avait été opulente qu'en chimères.

Le marquis Dupleix voulut faire assiéger la capitale du Maduré dans le voisinage d'Arcate. Les Anglais y envoyèrent du secours. Les officiers lui représentèrent l'impossibilité de l'entreprise: il s'y obstina, et, ayant donné des ordres plutôt en roi qui veut être obéi qu'en homme chargé du maintien de la compagnie, il arriva que les assiégeants furent vaincus par les assiégés. La moitié de son armée fut tuée, l'autre captive. Les dépenses immenses prodiguées pour ces conquêtes furent perdues, et son protégé Chandasaeb, ayant été pris dans cette déroute, eut la tête tranchée (mars 1752). Ce fut le fameux lord Clive qui eut la part principale à la victoire. C'est par là qu'il commença sa glorieuse carrière, qui a valu depuis à la compagnie anglaise presque tout le Bengale. Il acquit et conserva la grandeur et les richesses que Dupleix avait entrevues. Enfin, depuis ce jour, la compagnie française tomba dans la plus triste décadence.

3

Dupleix fut rappelé en 1753. A celui qui avait joué le rôle d'un grand roi on donna un successeur qui n'agit qu'en bon marchand. Dupleix fut réduit à disputer à Paris les tristes restes de sa fortune contre la compagnie des Indes, et à solliciter des audiences dans l'antichambre de ses juges. Il en mourut bientôt de chagrin; mais Pondichéry était réservé à de plus grands malheurs.

La guerre funeste de 1756 ayant éclaté en Europe, le ministère français, craignant avec trop juste raison pour Pondichéry et pour tous les établissements de l'Inde, y envoya le lieutenant général comte de Lally. C'était un Irlandais de ces familles qui se transplantèrent en France avec celle de l'infortuné Jacques II. Il s'é

1. Bourcet, dans la lettre à Voltaire mentionnée en mon Avertissement, dit : « Ce n'est pas la capitale de Maduré que fit assiéger M. Dupleix; c'était la ville de Trichenapalli, capitale d'un ancien royaume tributaire d'Arcate, où Mahomet-Alikam, fils d'Anaverdikam, s'était retiré avec ses trésors.» (B.)

2. L'Angleterre avait eu l'habileté de faire ressortir le scandale que présentaient les hostilités des compagnies dans l'Inde, à une époque où les deux mères-patries étaient en paix. Au lieu de conquêtes, la compagnie ne voulut plus qu'un commerce d'échange. On rappela donc Dupleix comme obstacle à la paix. (G. A.)

3. Godeheu. « Ce misérable, dit M. Henri Martin, après s'être glissé, d'échelon en échelon, jusqu'au rang de directeur de la compagnie, avait suivi, depuis plusieurs années, tout un plan de trahison contre Dupleix. »

4. Joseph Dupleix est mort en 1763, dix ans après La Bourdonnaie. Voyez pages 331-332.

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