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vers le pays qu'on défend, et les forcer à revenir sur leurs pas, rendre par l'habileté la force inutile: c'est ce qui est regardé comme un des chefs-d'œuvre de l'art militaire, et c'est ce que fit le maréchal de Saxe, depuis le commencement d'auguste jusqu'au mois de novembre.

La querelle de la succession autrichienne était tous les jours plus vive, la destinée de l'empereur plus incertaine, les intérêts plus compliqués, les succès toujours balancés.

Ce qui est très-vrai, c'est que cette guerre enrichissait en secret l'Allemagne en la dévastant. L'argent de la France et de l'Angleterre, répandu avec profusion, demeurait entre les mains des Allemands, et, au fond, le résultat était de rendre ce vaste pays plus opulent, et par conséquent un jour plus puissant si jamais il pouvait être réuni sous un seul chef.

Il n'en est pas ainsi de l'Italie, qui d'ailleurs ne peut faire de longtemps un corps formidable comme l'Allemagne. La France n'avait envoyé dans les Alpes que quarante-deux bataillons et trente-trois escadrons qui, attendu l'incomplet ordinaire des troupes, ne composaient pas un corps de plus de vingt-six mille hommes. L'armée de l'infant était à peu près de cette force au commencement de la campagne; et toutes deux, loin d'enrichir un pays étranger, tiraient presque toutes leurs subsistances des provinces de France. A l'égard des terres du pape sur lesquelles le prince de Lobkovitz, général d'une armée de Marie-Thérèse, était pour lors avec le fonds de trente mille hommes, ces terres étaient plutôt dévastées qu'enrichies. Cette partie de l'Italie devenait une scène sanglante dans ce vaste théâtre de la guerre qui se faisait du Danube au Tibre.

Les armées de Marie-Thérèse avaient été sur le point de conquérir le royaume de Naples vers le mois de mars, d'avril, et de mai 1744.

Rome voyait, depuis le mois de juillet, les armées napolitaine et autrichienne combattre sur son territoire. Le roi de Naples, le duc de Modène, étaient dans Velletri, autrefois capitale des Volsques, et aujourd'hui la demeure des doyens du sacré collége. Le roi des Deux-Siciles y occupait le palais Ginetti, qui passe pour un ouvrage de magnificence et de goût. Le prince de Lobkovitz fit sur Velletri la même entreprise que le prince Eugène avait faite sur Crémone1 en 1702; car l'histoire n'est qu'une suite des mêmes événements renouvelés et variés. Sx mille Autrichiens

1. Voyez tome XIV, page 351.

étaient entrés dans Velletri au milieu de la nuit. La grand'garde était égorgée; on tuait ce qui se défendait; on faisait prisonnier ce qui ne se défendait pas. L'alarme et la consternation étaient partout. Le roi de Naples, le duc de Modène, allaient être pris. Le marquis de L'Hospital, ambassadeur de France à Naples, qui avait accompagné le roi, s'éveille au bruit (la nuit du 10 au 11 d'auguste), court au roi, et le sauve. A peine le marquis de L'Hospital était-il sorti de sa maison pour aller au roi qu'elle est remplie d'ennemis, pillée, et saccagée. Le roi, suivi du duc de Modène et de l'ambassadeur, va se mettre à la tête de ses troupes hors de la ville. Les Autrichiens se répandent dans les maisons. Le général Novati entre dans celle du duc de Modène.

Tandis que ceux qui pillaient les maisons jouissaient avec sécurité de la victoire, il arrivait la même chose qu'à Crémone. Les gardes vallonnes, un régiment irlandais, des Suisses, repoussaient les Autrichiens, jonchaient les rues de morts, et reprenaient la ville. Peu de jours après, le prince de Lobkovitz est obligé de se retirer vers Rome. (2 novembre 1744) Le roi de Naples le poursuit; le premier était vers une porte de la ville, le second vers l'autre; ils passent tous deux le Tibre, et le peuple romain, du haut des remparts, avait le spectacle des deux armées. Le roi, sous le nom du comte de Pouzzoles, fut reçu dans Rome. Ses gardes avaient l'épée à la main dans les rues, tandis que leur maître baisait les pieds du pape1; et les deux armées continuèrent la guerre sur le territoire de Rome, qui remerciait le ciel de ne voir le ravage que dans ses campagnes.

On voit au reste que d'abord l'Italie était le grand point de vue de la cour d'Espagne, que l'Allemagne était l'objet le plus délicat de la conduite de la cour de France, et que des deux côtés le succès était encore très-incertain.

1. Il ne baisa point les pieds du pape : il fut convenu que le prince lui ferait une inclination profonde; que le pape, la prenant pour une génuflexion, s'empresserait de le relever et de l'embrasser. C'est ce qui fut exécuté; mais le cardinal qui avait réglé ce cérémonial, craignant les reproches de ses confrères, inséra dans le procès-verbal de cette visite que le roi s'était prosterné, etc. (K.)

CHAPITRE XIV.

PRISE DU MARECHAL DE BELLE-ISLE. L'EMPEREUR CHARLES VII MEURT, MAIS LA GUERRE N'EN EST QUE PLUS VIVE.

Le roi de France, immédiatement après la prise de Fribourg, retourna à Paris, où il fut reçu comme le vengeur de sa patrie et comme un père qu'on avait craint de perdre. Il resta trois jours dans Paris pour se faire voir aux habitants, qui ne voulaient que ce prix de leur zèle.

Le roi, comptant toujours maintenir l'empereur, avait envoyé à Munich, à Cassel, et en Silésie, le maréchal de Belle-Isle, chargé de ses pleins pouvoirs et de ceux de l'empereur. Ce général venait de Munich, résidence impériale, avec le comte son frère : ils avaient été à Cassel, et suivaient leur route sans défiance dans des pays où le roi de Prusse a partout des bureaux de poste qui, par les conventions établies entre les princes d'Allemagne, sont toujours regardés comme neutres et inviolables. (13 novembre 1744) Le maréchal et son frère, en prenant des chevaux à un de ces bureaux, dans un bourg appelé Elbingrode, appartenant à l'électeur d'Hanovre, furent arrêtés par le bailli hanovrien, maltraités, et bientôt après transférés en Angleterre. Le duc de Belle-Isle était prince de l'empire, et par cette qualité cet arrêt pouvait être regardé comme une violation des priviléges du collège des princes. En d'autres temps un empereur aurait vengé cet attentat; mais Charles VII régnait dans un temps où l'on pouvait tout oser contre lui, et où il ne pouvait que se plaindre. Le ministère de France réclama à la fois tous les priviléges des ambassadeurs et les droits de la guerre. Si le maréchal de Belle-Isle était regardé comme prince de l'empire et ministre du roi de France allant à la cour impériale et à celle de Prusse, ces deux cours n'étant point en guerre avec le Hanovre, il paraît certain que sa personne était inviolable. S'il était regardé comme maréchal de France et général, le roi de France offrait de payer sa rançon et celle de son frère, selon le cartel établi à Francfort, le 18 juin 1743, entre la France et l'Angleterre. La rançon d'un maréchal de France était de cinquante mille livres, celle d'un lieutenant général de quinze mille. Le ministre de George II éluda ces instances pressantes par une défaite inouïe: il déclara qu'il regardait MM. de Belle

Isle comme prisonniers d'État. On les traita avec les attentions les plus distinguées, suivant les maximes de la plupart des cours européanes, qui adoucissent ce que la politique a d'injuste, et ce que la guerre a de cruel, par tout ce que l'humanité a de dehors séduisants.

L'empereur Charles VII, si peu respecté dans l'empire, et n'y ayant d'autre appui que le roi de Prusse, qui alors était poursuivi par le prince Charles, craignant que la reine de Hongrie ne le forçat encore de sortir de Munich sa capitale, se voyant toujours le jouet de la fortune, accablé de maladies que les chagrins redoublaient, succomba enfin, et mourut à Munich, à l'âge de quarante-sept ans et demi (20 janvier 1745), en laissant cette leçon au monde que le plus haut degré de la grandeur humaine peut être le comble de la calamité. Il n'avait été malheureux que depuis qu'il avait été empereur. La nature, dès lors, lui avait fait plus de mal encore que la fortune. Une complication de maladies douloureuses rendit plus violents les chagrins de l'âme par les souffrances du corps, et le conduisit au tombeau. Il avait la goutte et la pierre on trouva ses poumons, son foie et son estomac gangrenés, des pierres dans ses reins, un polype dans son cœur ; on jugea qu'il n'avait pu dès longtemps être un moment sans souffrir. Peu de princes ont eu de meilleures qualités. Elles ne servirent qu'à son malheur, et ce malheur vint d'avoir pris un fardeau qu'il ne pouvait soutenir.

Le corps de cet infortuné prince fut exposé, vêtu à l'ancienne mode espagnole : étiquette établie par Charles-Quint, quoique, depuis lui, aucun empereur n'ait été Espagnol, et que Charles VII n'eût rien de commun avec cette nation. Il fut enseveli avec les cérémonies de l'empire; et dans cet appareil de la vanité et de la misère humaine, on porta le globe du monde devant celui qui, pendant la courte durée de son empire, n'avait pas même possédé une petite et malheureuse province; on lui donna même dans quelques rescrits le titre d'invincible, titre attaché par l'usage à la dignité d'empereur, et qui ne faisait que mieux sentir les malheurs de celui qui l'avait possédée.

On crut que, la cause de la guerre ne subsistant plus, le calme pouvait être rendu à l'Europe. On ne pouvait offrir l'empire au fils de Charles VII, âgé de dix-sept ans1. On se flattait en Allemagne que la reine de Hongrie rechercherait la paix comme un moyen sûr de placer enfin son mari, le grand-duc, sur le trône

1. C'était Charles-Maximilien-Joseph; voyez tome XIII, page 214.

impérial; mais elle voulut et ce trône et la guerre. Le ministère anglais, qui donnait la loi à ses alliés puisqu'il donnait l'argent, et qui payait à la fois la reine de Hongrie, le roi de Pologne et le roi de Sardaigne, crut qu'il y avait à perdre avec la France par un traité, et à gagner par les armes.

Cette guerre générale se continua parce qu'elle était commencée. L'objet n'en était pas le même que dans son principe: c'était une de ces maladies qui, à la longue, changent de caractère. La Flandre, qui avait été respectée avant 1744, était devenue le principal théâtre, et l'Allemagne fut plutôt pour la France un objet de politique que d'opérations militaires. Le ministère de France, qui voulait toujours faire un empereur, jeta les yeux sur ce même Auguste II1, roi de Pologne, électeur de Saxe, qui était à la solde des Anglais; mais la France n'était guère en état de faire de telles offres. Le trône de l'empire n'était que dangereux pour quiconque n'a pas l'Autriche et la Hongrie. La cour de France fut refusée : l'électeur de Saxe n'osa ni accepter cet honneur, ni se détacher des Anglais, ni déplaire à la reine. Il fut le second électeur de Saxe qui refusa d'être empereur.

Il ne resta à la France d'autre parti que d'attendre du sort des armes la décision de tant d'intérêts divers qui avaient changé tant de fois, et qui dans tous leurs changements avaient tenu l'Europe en alarmes.

Le nouvel électeur de Bavière, Maximilien-Joseph, était le troisième de père en fils que la France soutenait. Elle avait fait rétablir l'aïeul dans ses États; elle avait fait donner l'empire au père, et le roi fit un nouvel effort pour secourir encore le jeune prince. Six mille Hessois à sa solde, trois mille Palatins et treize bataillons d'Allemands, qui sont depuis longtemps dans les corps des troupes de France, s'étaient déjà joints aux troupes bavaroises toujours soudoyées par le roi.

Pour que tant de secours fussent efficaces, il fallait que les Bavarois se secourussent eux-mêmes; mais leur destinée était de succomber sous les Autrichiens: ils défendirent si malheureusement l'entrée de leur pays que, dès le commencement d'avril, le nouvel électeur de Bavière fut obligé de sortir de cette même capitale que son père avait été forcé de quitter tant de fois. (22 avril 1744) Les malheurs de sa maison le forcèrent enfin

1. Le prince que Voltaire nomme ici Auguste II est Frédéric-Auguste II (voyez tome XIII, page 213), que Voltaire appelle Auguste III, page 612 du tome XIII. Voyez ci-dessus la note 2, page 191, et ci-après, chapitre xxxII.

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