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on se lève, tout le monde court en tumulte sans savoir où l'on va. Les églises s'ouvrent en pleine nuit: on ne connaît plus le temps ni du sommeil, ni de la veille, ni du repas. Paris était hors de lui-même; toutes les maisons des hommes en place étaient assiégées d'une foule continuelle: on s'assemblait dans tous les carrefours. Le peuple s'écriait : « S'il meurt, c'est pour avoir marché à notre secours. » Tout le monde s'abordait, s'interrogeait dans les églises sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le prêtre, qui prononçait la prière pour la santé du roi, interrompit le chant par ses pleurs, et le peuple lui répondit par des sanglots et par des cris. Le courrier qui apporta, le 19, à Paris la nouvelle de sa convalescence fut embrassé et presque étouffé par le peuple: on baisait son cheval; on le menait en triomphe. Toutes les rues retentissaient d'un cri de joie : « Le roi est guéri! » Quand on rendit compte à ce monarque des transports inouïs de joie qui avaient succédé à ceux de la désolation, il en fut attendri jusqu'aux larmes, et, en se soulevant par un mouvement de sensibilité qui lui rendait des forces : « Ah! s'écria-t-il, qu'il est doux d'être aimé ainsi! et qu'ai-je fait pour le mériter1? »>

Tel est le peuple de France, sensible jusqu'à l'enthousiasme, et capable de tous les excès dans ses affections comme dans ses

murmures.

L'archiduchesse, épouse du prince de Lorraine, mourut à Bruxelles, vers ce même temps, d'une manière douloureuse. Elle était chérie des Brabançons, et méritait de l'être; mais ces peuples n'ont pas l'âme passionnée des Français.

Les courtisans ne sont pas comme le peuple. Le péril de Louis XV fit naître parmi eux plus d'intrigues et de cabales qu'on n'en vit autrefois quand Louis XIV fut sur le point de mourir à Calais : son petit-fils en éprouva les effets dans Metz, Les moments de crise où il parut expirant furent ceux qu'on choisit pour l'accabler par les démarches les plus indiscrètes, qu'on disait inspirées par des motifs religieux, mais que la raison réprouvait, et que l'humanité condamnait. Il échappa à la mort et à ces piéges.

Dès qu'il eut repris ses sens, il s'occupa, au milieu de son danger, de celui où le prince Charles avait jeté la France par son passage du Rhin. Il n'avait marché que dans le dessein de com

1. La première phrase est de trop. Il dit : « Qu'ai-je donc fait pour être aimé ainsi?» Et ce fut tout. Il se rendit justice, dit M. Henri Martin, par son étonnement. (G. A.)

2. Voyez tome XIV, page 214.

15.

SIÈCLE DE LOUIS XV.

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battre ce prince; mais ayant envoyé le maréchal de Noailles à sa place, il dit au comte d'Argenson : « Écrivez de ma part au maréchal de Noailles que pendant qu'on portait Louis XIII au tombeau le prince de Condé gagna une bataille1. » Cependant on put à peine entamer l'arrière-garde du prince Charles, qui se retirait en bon ordre. Ce prince, qui avait passé le Rhin malgré l'armée de France, le repassa presque sans perte vis-à-vis une armée supérieure. Le roi de Prusse se plaignit qu'on eût ainsi laissé échapper un ennemi qui allait venir à lui 2. C'était encore une occasion heureuse manquée. La maladie du roi de France, quelque retardement dans la marche de ses troupes, un terrain marécageux et difficile par où il fallait aller au prince Charles, les précautions qu'il avait prises, ses ponts assurés, tout lui facilita cette retraite ; il ne perdit pas même un magasin.

Ayant donc repassé le Rhin avec cinquante mille hommes complets, il marche vers le Danube et l'Elbe avec une diligence incroyable; et après avoir pénétré en France, aux portes de Strasbourg, il allait délivrer la Bohême une seconde fois. (15 septembre 1744) Mais le roi de Prusse s'avançait vers Prague; il l'investit le 4 septembre, et ce qui parut étrange, c'est que le général Ogilvy, qui la défendait avec quinze mille hommes, se rendit, dix jours après, prisonnier de guerre, lui et sa garnison. C'était le même gouverneur qui, en 1741, avait rendu la ville en moins. de temps, quand les Français l'escaladèrent3.

Une armée de quinze mille hommes prisonnière de guerre, la capitale de la Bohême prise, le reste du royaume soumis peu de jours après, la Moravie envahie en même temps, l'armée de France rentrant enfin en Allemagne, les succès en Italie, firent espérer qu'enfin la grande querelle de l'Europe allait être décidée en faveur de l'empereur Charles VII. Louis XV, dans une convalescence encore faible, résout le siége de Fribourg au mois de septembre, et y marche. Il va passer le Rhin à son tour. Et ce qui fortifia encore ses espérances, c'est qu'en arrivant à Strasbourg il y reçut la nouvelle d'une victoire remportée par le prince de Conti.

1. La bataille de Rocroy, le 19 mai 1643; voyez tome XIV, page 178.

2. C'est encore seul que Frédéric opéra alors. Il fut abandonné de nous, et sur le point d'être accablé. (G. A.)

3. Voyez page 199.

BATAILLE DE CONI.

CHAPITRE XIII.

CONDUITE DU ROI DE FRANCE. LE ROI DE NAPLES
SURPRIS PRÈS DE ROME.

Pour descendre dans le Milanais, il fallait prendre la ville de Coni. L'infant don Philippe et le prince de Conti l'assiégeaient. Le roi de Sardaigne les attaqua dans leurs lignes avec une armée supérieure. Rien n'était mieux concerté que l'entreprise de ce monarque. C'était une de ces occasions où il était de la politique de donner bataille. S'il était vainqueur, les Français avaient peu de ressources, et la retraite était très-difficile; s'il était vaincu, la ville n'était pas moins en état de résister dans cette saison avancée, et il avait des retraites sûres. Sa disposition passa pour une des plus savantes qu'on eût jamais vues; cependant il fut vaincu. Les Français et les Espagnols combattirent comme des alliés qui se secourent, et comme des rivaux qui veulent chacun donner l'exemple. Le roi de Sardaigne perdit près de cinq mille hommes et le champ de bataille. Les Espagnols ne perdirent que neuf cents hommes, et les Français eurent mille deux cents hommes tués ou blessés. Le prince de Conti, qui était général et soldat, eut sa cuirasse percée de deux coups, et deux chevaux tués sous lui: il n'en parla point dans sa lettre au roi ; mais il s'étendait sur les blessures de MM. de La Force, de Senneterre, de Chauvelin, sur les services signalés de M. de Courten, sur ceux de MM. de Choiseul, du Chaila, de Beaupréau, sur tous ceux qui l'avaient secondé, et demandait pour eux des récompenses. Cette histoire ne serait qu'une liste continuelle si on pouvait citer toutes les belles actions qui, devenues simples et ordinaires, se perdent continuellement dans la foule.

Mais cette nouvelle victoire fut encore au nombre de celles qui causent des pertes sans produire d'avantages réels aux vainqueurs. On a donné plus de cent vingt batailles en Europe depuis 1600; et, de tous ces combats, il n'y en a pas eu dix de décisifs. C'est du sang inutilement répandu pour des intérêts qui changent tous les jours. Cette victoire donna d'abord la plus grande confiance, qui se changea bientôt en tristesse. La rigueur de la saison, la fonte des neiges, le débordement de la Sture et des torrents, furent plus utiles au roi de Sardaigne que la victoire de Coni ne le fut à

l'infant et au prince de Conti. Ils furent obligés de lever le siége et de repasser les monts avec une armée affaiblie. C'est presque toujours le sort de ceux qui combattent vers les Alpes, et qui n'ont pas pour eux le maître du Piémont, de perdre leur armée, même par des victoires.

Le roi de France, dans cette saison pluvieuse, était devant Fribourg. On fut obligé de détourner la rivière de Treisam, et de lui ouvrir un canal de deux mille six cents toises; mais à peine ce travail fut-il achevé qu'une digue se rompit, et on recommença. On travaillait sous le feu des châteaux de Fribourg; il fallait saigner à la fois deux bras de la rivière; les ponts construits sur le canal nouveau furent dérangés par les eaux: on les rétablit dans une nuit, et, le lendemain, on marcha au chemin couvert sur un terrain miné, et vis-à-vis d'une artillerie et d'une mousqueterie continuelles. Cinq cents grenadiers furent couchés par terre, tués ou blessés; deux compagnies entières périrent par l'effet des mines du chemin couvert, et, le lendemain, on acheva d'en chasser les ennemis, malgré les bombes, les pierriers, et les grenades, dont ils faisaient un usage continuel et terrible. Il y avait seize ingénieurs à ces deux attaques, et tous les seize y furent blessés. Une pierre atteignit le prince de Soubise, et lui cassa le bras. Dès que le roi le sut, il alla le voir : il y retourna plusieurs fois; il voyait mettre l'appareil à ses blessures. Cette sensibilité encourageait toutes ses troupes. Les soldats redoublaient d'ardeur en suivant le duc de Chartres, aujourd'hui duc d'Orléans1, premier prince du sang, à la tranchée et aux attaques.

Le général Damnitz, gouverneur de Fribourg, n'arbora le drapeau blanc que le 6 novembre, après deux mois de tranchée ouverte. Le siége des châteaux ne dura que sept jours. Le roi était maître du Brisgaw. Il dominait dans la Souabe. Le prince de Clermont, de son côté, s'était avancé jusqu'à Constance. L'empereur était retourné enfin dans Munich.

Les affaires prenaient en Italie un tour favorable, quoique avec lenteur. Le roi de Naples poursuivait les Autrichiens, conduits par le prince de Lobkovitz 2 sur le territoire de Rome. On devait tout attendre en Bohême de la diversion du roi de Prusse; mais, par un de ces revers si fréquents dans cette guerre, le prince Charles de Lorraine chassait alors les Prussiens de la Bohême, comme il en avait fait retirer les Français, en 1742 et

1. C'est celui dont il a déjà été question page 217.

2. Georges-Chrétien, prince de Lobkovitz, né en 1702, mort à Vienne en 1753.

en 1743, et les Prussiens faisaient les mêmes fautes et les mêmes retraites qu'ils avaient reprochées aux armées françaises; (19 novembre 1744) ils abandonnaient successivement tous les postes qui assurent Prague; enfin ils furent obligés d'abandonner Prague même (27 novembre).

Le prince Charles, qui avait passé le Rhin à la vue de l'armée de France, passa l'Elbe la même année à la vue du roi de Prusse : il le suivit jusqu'en Silésie. Ses partis allèrent aux portes de Breslau; on doutait enfin si la reine Marie-Thérèse, qui paraissait perdue au mois de juin, ne reprendrait pas jusqu'à la Silésie au mois de décembre de la même année, et on craignait que l'empereur, qui venait de rentrer dans sa capitale désolée, ne fût obligé d'en sortir encore.

Tout était révolution en Allemagne, tout y était intrigue. Les rois de France et d'Angleterre achetaient tour à tour des partisans dans l'empire. Le roi de Pologne, Auguste, électeur de Saxe, se donna aux Anglais pour cent cinquante mille pièces par an. Si on s'étonnait que, dans ces circonstances, un roi de Pologne, électeur, fût obligé de recevoir cet argent, on était encore plus surpris que l'Angleterre fût en état de le donner, lorsqu'il lui en coûtait cinq cent mille guinées cette année pour la reine de Hongrie, deux cent mille pour le roi de Sardaigne, et qu'elle donnait encore des subsides à l'électeur de Mayence; elle soudoyait jusqu'à l'électeur de Cologne, frère de l'empereur, qui recevait vingt-deux mille pièces de la cour de Londres pour permettre que les ennemis de son frère levassent contre lui des troupes dans ses évêchés de Cologne, de Munster et d'Osnabruch, d'Hildesheim, de Paderborn, et de ses abbayes; il avait accumulé sur sa tête tous ces biens ecclésiastiques, selon l'usage d'Allemagne et non suivant les règles de l'Église. Se vendre aux Anglais n'était pas glorieux; mais il crut toujours qu'un empereur créé par la France, en Allemagne, ne se soutiendrait pas, et il sacrifia les intérêts de son frère aux siens propres.

Marie-Thérèse avait en Flandre une armée formidable, composée d'Allemands, d'Anglais, et enfin de Hollandais, qui se déclarèrent après tant d'indécisions.

La Flandre française était défendue par le maréchal de Saxe, plus faible de vingt mille hommes que les alliés. Ce général mit en œuvre ces ressources de la guerre auxquelles ni la fortune, ni même la valeur du seldat ne peuvent avoir part. Camper et décamper à propos, couvrir son pays, faire subsister son armée aux dépens des ennemis, aller sur leur terrain lorsqu'ils s'avancent

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