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en moins de six mois, devinrent beaucoup plus riches que beaucoup de princes. Lass, séduit lui-même par son système, et ivre de l'ivresse publique et de la sienne, avait fabriqué tant de billets que la valeur chimérique des actions valait, en 1719, quatrevingts fois tout l'argent qui pouvait circuler dans le royaume. Le gouvernement remboursa en papiers tous les rentiers de l'État.

Le régent ne pouvait plus gouverner une machine si immense, si compliquée, et dont le mouvement rapide l'entraînait malgré lui. Les anciens financiers et les gros banquiers réunis épuisèrent la Banque royale, en tirant sur elle des sommes considérables. Chacun chercha à convertir ses billets en espèces; mais la disproportion était énorme. Le crédit tomba tout d'un coup: le régent voulut le ranimer par des arrêts qui l'anéantirent. On ne vit plus que du papier; une misère réelle commençait à succéder à tant de richesses fictives. Ce fut alors qu'on donna la place de contrôleur général des finances à Lass, précisément dans le temps qu'il était impossible qu'il la remplit; c'était en 1720, époque de la subversion de toutes les fortunes des particuliers et des finances du royaume. On le vit, en peu de temps, d'Écossais devenir Français par la naturalisation 1; de protestant, catholique; d'aventurier, seigneur des plus belles terres; et de banquier, ministre d'État. Je l'ai vu arriver dans les salles du Palais-Royal, suivi de ducs et pairs, de maréchaux de France et d'évêques. Le désordre était au comble. Le parlement de Paris s'opposa autant qu'il le put à ces innovations, et il fut exilé à Pontoise. Enfin, dans la même année, Lass, chargé de l'exécration publique, fut obligé de fuir du pays qu'il avait voulu enrichir, et qu'il avait bouleversé. Il partit dans une chaise de poste que lui prêta le duc de Bourbon-Condé, n'emportant avec lui que deux mille louis, presque le seul reste de son opulence passagère.

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Les libelles de ce temps-là accusent le régent de s'être emparé de tout l'argent du royaume pour les vues de son ambition, et il est certain qu'il est mort endetté de sept millions exigibles. On accusait Lass d'avoir fait passer pour son profit les espèces de la France dans les pays étrangers. Il a vécu quelque temps à Londres des libéralités du marquis de Lassey, et est mort à Venise, en 1729, dans un état à peine au-dessus de l'indigence. J'ai vu sa veuve à

1. Les lettres de naturalisation ne furent pas enregistrées. L'Académie des sciences l'avait choisi, en 1719, pour un de ses honoraires; mais son élection fut déclarée nulle en 1721, à cause de ce défaut d'enregistrement, et le cardinal de Fleury élu à sa place. (K.)

2. Voyez l'Histoire du Parlement, chapitre LX.

Bruxelles, aussi humiliée qu'elle avait été fière et triomphante à Paris. De telles révolutions ne sont pas les objets les moins utiles de l'histoire 1.

Pendant ce temps la peste désolait la Provence. On avait la

1. Il est sûr qu'en payant en papier-monnaie les dettes d'un État, il se trouve libéré sans qu'il en ait rien coûté; mais pour que cette opération soit juste et utile, il faut que ces billets aient dans le commerce une valeur égale à la somme d'argent qu'ils représentent. Or des billets ne peuvent conserver cette valeur s'il n'existe pas une opinion générale que tout possesseur de ces billets pourra, au moment qu'il voudra, les convertir en argent comptant. Cette opinion n'est pas fondée uniquement sur la proportion de la somme de ces billets avec la masse d'argent donnée à la banque, ni même avec la totalité de l'argent du pays. Il suffit que chacun se regarde comme assuré que le nombre des billets qu'on voudra liquider à la fois n'excédera point la somme que la banque peut réaliser à chaque instant, et, ce qui en est la conséquence, qu'ils continueront de circuler dans le commerce; mais lorsque la somme de ces billets est supérieure à celle qu'on suppose que la banque peut réunir en argent, cette opinion ne peut s'établir que peu à peu et par l'habitude. En supposant même la confiance entière, la valeur totale des billets doit encore avoir des bornes; si elle surpasse la quantité d'argent nécessaire pour la circulation, c'est-à-dire pour les opérations du commerce intérieur, le surplus devient inutile, et ceux qui le possèdent doivent chercher à le réaliser. Il faudrait donc qu'outre la somme nécessaire à tenir en réserve pour liquider les billets qui servent à la circulation, la banque eut toujours en argent comptant une somme égale à la valeur de ces billets superflus. Ainsi, loin d'être utiles à la banque dont ils seraient sortis, ou à l'État qui les aurait employés, ils leur deviendraient à charge, et les exposeraient à perdre leur crédit, s'ils n'avaient pas des moyens sûrs, quoique onéreux, de rassembler en peu de jours les sommes nécessaires pour ces liquidations. Les États-Unis d'Amérique, tout éclairés qu'ils sont, n'ont pas senti ces vérités si simples, et le discrédit rapide de leurs papiers a prouvé combien l'opinion de l'usage indéfini d'un papier-monnaie était peu fondée.

Lass paraît avoir été dans la même erreur; mais il savait très-bien que si l'on se bornait, dans la circonstance où il se trouvait, à payer les dettes en papiermonnaie, ces billets seraient bientôt sans valeur; il fallait donc chercher à leur en donner une. I employa pour cela trois moyens : le premier consistait à donner à la banque des profits de finance ou des priviléges de commerce, en admettant les porteurs de billets au partage de ces profits. Il était clair en effet que dès lors le papier pouvait valoir, outre la somme qu'il représentait, un profit plus ou moins considérable; il devait donc, suivant l'idée qu'on aurait de la possibilité de ces profits, ou se maintenir au niveau de sa valeur, ou même s'élever au-dessus. Le gouvernement avait besoin d'une confiance moins grande, puisque l'espérance de gagner doit engager à courir des risques; mais il fallait que le profit espéré fût au-dessus de l'intérêt ordinaire du commerce, et dès lors l'établissement de la banque n'était plus qu'un emprunt onéreux pour l'État. Aussi ce n'était point ce que voulait Lass; il espérait seulement accréditer les billets par des espérances vagues ou plutôt trompeuses, comptant que lorsque la nation y serait accoutumée ils pourraient se soutenir d'eux-mêmes; et c'est surtout dans cette partie de ses opérations qu'il se permit d'employer la charlatanerie. Nous n'en citerons qu'un exemple. Lorsqu'il accorda à la banque le privilége du commerce d'Afrique, il y joignit une petite prime pour chaque livre d'or qu'elle introduirait en France; cette prime n'était pas un cinquième pour cent de la valeur, et par conséquent ne pouvait être comptée pour quelque chose qu'en supposant l'introduction d'une grande quantité de livres d'or. Le premier moyen réussit; les actions gagnèrent,

guerre avec l'Espagne. La Bretagne était prête à se soulever. Il s'était formé des conspirations contre le régent, et cependant il vint à bout presque sans peine de tout ce qu'il voulut au dehors et au dedans. Le royaume était dans une confusion qui fai

et Lass les multipliait à l'excès, en y attachant toujours de nouveaux profits en espérance.

Ces charlataneries ne pouvaient soutenir le crédit que pendant très-peu de temps; les billets tombèrent. I prit alors un second moyen; on contraignit à recevoir les billets de banque comme argent comptant. Ceux qui remboursèrent leurs dettes avec ces billets eurent le profit des banqueroutes, dont ils partageaient l'honneur avec le ministère. Mais cette contrainte ne peut exister dans les opérations de commerce; le marchand qui vend sa denrée argent comptant est le maître de la donner à meilleur marché que s'il la vend en billets: ainsi ce moyen, injuste en lui-même, ne put ni soutenir suffisamment les billets, ni avoir longtemps de l'influence.

Lass jusque-là était un homme persuadé faussement que l'établissement d'une banque augmentait les richesses réelles, et que, dans le cas où il la fondait, elle devait anéantir la dette publique. Peu délicat sur les moyens, il avait été injuste et charlatan; mais il pouvait paraître habile aux yeux de ceux qui n'étaient point assez éclairés pour sentir qu'il ne pouvait résulter de son système, en lui supposant tout le succès possible, que l'existence d'une compagnie maîtresse des impôts et des priviléges de commerce, une banque très-compliquée, enfin une banqueroute faite au hasard, et sans que les pertes fussent proportionnelles, ce qui la rendait encore plus injuste et plus funeste.

Mais à cette dernière époque toute cette habileté apparente disparut; il imagina d'abord de dégoûter de l'argent comptant par des variations rapides dans les monnaies; l'argent monnayé devenant, par ce moyen, d'un usage incommode, et ceux qui avaient des monnaies anciennes ne pouvant ni les employer dans le commerce, ni les vendre avec avantage comme matière, la valeur des billets devait augmenter; mais cette hausse était plus que compensée par la diminution de la confiance. Il finit par défendre de garder de l'argent chez soi; l'effet de cette dernière loi fut encore de rendre l'argent plus rare, mais aussi de faire tomber les billets de plus en plus. Au milieu de toutes ces lois, le public de Paris, occupé, non plus des fortunes qu'on pouvait faire en actions ou en payant ses dettes en billets, mais de celles que l'agiotage de ces billets faisait espérer, ne voyait encore qu'à demi l'illusion des projets de Lass. Lui-même enfin réduisit ses billets à la moitié de leur valeur : alors le prestige qui l'avait soutenu fut absolument dissipé, et Lass fut obligé de quitter le ministère et la France.

Telle est l'histoire abrégée de ce système, tel que nous avons pu le saisir au milieu de cette foule de lois et d'opérations qui se succédaient avec une rapidité dont il n'y a peut-être jamais eu d'exemple.

L'ignorance où l'on était alors, principalement en France, sur la nature et les effets des opérations de ce genre, fut la seule cause du succès momentané du système de Lass, des révolutions prodigieuses qu'il causa dans les fortunes; son effet dans l'administration fut une banqueroute partielle faite de la manière 1 plus injuste, la plus propre à multiplier les désastres particuliers; et il n'en est resté dans les esprits que des préjugés contre les billets de banque, qui cependant peuvent souvent être utiles, soit pour diminuer le prix de l'argent, et en laisser une plus grande quantité pour le commerce étranger ou pour les différents usages qu'on peut faire de l'argent non monnayé, soit pour augmenter la production et lo commerce, en rendant la circulation plus facile et moins coûteuse. (K.)

sait tout craindre, et cependant ce fut le règne des plaisirs et du luxe.

Il fallut, après la ruine du système de Lass, réformer l'État; on fit un recensement de toutes les fortunes des citoyens, ce qui était une entreprise non moins extraordinaire que le système : ce fut l'opération de finance et de justice la plus grande et la plus difficile qu'on ait jamais faite chez aucun peuple. On la commença vers la fin de 1721. Elle fut imaginée, rédigée et conduite par quatre frères1 qui jusque-là n'avaient point eu de part principale aux affaires publiques, et qui, par leur génie et par leurs travaux, méritèrent qu'on leur confiât la fortune de l'État. Ils établirent assez de bureaux de maîtres des requêtes et d'autres juges; ils formèrent un ordre assez sûr et assez net pour que le chaos fût débrouillé; cinq cent onze mille et neuf citoyens, la plupart pères de famille, portèrent leur fortune en papier à ce tribunal. Toutes ces dettes innombrables furent liquidées à près de seize cent trente et un millions numéraires effectifs en argent, dont l'État fut chargé. C'est ainsi que finit ce jeu prodigieux de la fortune, qu'un étranger inconnu avait fait jouer à toute une nation 2.

Après la destruction de ce vaste édifice de Lass, si hardiment conçu, et qui écrasa son architecte, il resta pourtant de ses débris une compagnie des Indes, qu'on crut quelque temps à Paris la rivale de celle de Londres et d'Amsterdam 3.

La fureur du jeu des actions, qui avait saisi les Français, anima aussi les Hollandais et les Anglais. Ceux qui avaient observé en France les ressorts par lesquels tant de particuliers

1. Les frères Paris. (Note de Voltaire.) — L'aîné se nommait Antoine, le second La Montagne; le troisième est connu sous le nom de Pâris-Duverney (voyez ciaprès, chapitre II, pages 172 et 176); le quatrième était appelé Paris de Montmartel. Le marquis de Luchet a publié une Histoire de MM. Páris, 1776, in-8°. (B.)

2. L'historien de la régence et celui du duc d'Orléans parlent de cette grande affaire avec aussi peu de connaissance que de toutes les autres : ils disent que le contrôleur général, M. de La Houssaie, était chambellan du duc d'Orléans ; ils prennent un écrivain obscur, nommé La Jonchère, pour La Jonchère le trésorier des guerres. Ce sont des livres de Hollande. Vous trouverez dans une continuation de l'Histoire universelle de Bénigne Bossuet, imprimée en 1738, chez L'Honoré, à Amsterdam, que le duc de Bourbon-Condé, premier ministre après le duc d'Orléans, « fit bâtir le château de Chantilly de fond en comble du produit des actions» vous y verrez que Lass avait vingt millions sur la Banque d'Angleterre: autant de lignes, autant de mensonges. (Note de Voltaire, 1763.)

3. Elle ne se soutint qu'aux dépens du trésor public, que l'ignorance des ministres sur les principes du commerce prodiguait à cette compagnie ou plutôt à ses agents. Voyez, ci-après, le chapitre xxix. (K.)

avaient élevé des fortunes si rapides et si immenses sur la crédulité et sur la misère publiques portèrent dans Amsterdam, dans Rotterdam, dans Londres, le même artifice et la même folie. On parle encore avec étonnement de ces temps de démence et de ce fléau politique; mais qu'il est peu considérable, en comparaison des guerres civiles et de celles de religion qui ont si longtemps ensanglanté l'Europe, et des guerres de peuple à peuple, ou plutôt de prince à prince, qui dévastent tant de contrées ! Il se trouva dans Londres et dans Rotterdam des charlatans qui firent des dupes. On créa des compagnies et des commerces imaginaires. Amsterdam fut bientôt désabusé. Rotterdam fut ruiné pour quelque temps. Londres fut bouleversé pendant l'année 1720. Il résulta de cette manie, en France et en Angleterre, un nombre prodigieux de banqueroutes, de fraudes, de vols publics et particuliers, et toute la dépravation de mœurs que produit une cupidité effrénée.

CHAPITRE III.

DE L'ABBÉ DUBOIS, ARCHEVÊQUE DE CAMBRAI, CARDINAL, PREMIER MINISTRE. MORT DU DUC D'ORLEANS, RÉGENT DE FRANCE 1.

Il ne faut pas passer sous silence le ministère du cardinal Dubois. C'était le fils d'un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, dans le fond du Limousin. Il avait commencé par être instituteur du duc d'Orléans, et ensuite, en servant son élève dans ses plaisirs, il en acquit la confiance: un peu d'esprit, beaucoup de débauche, de la souplesse, et surtout le goût de son maître pour la singularité, firent sa prodigieuse fortune; si ce cardinal premier ministre avait été un homme grave, cette fortune aurait excité l'indignation, mais elle ne fut qu'un ridicule. Le duc d'Orléans se jouait de son premier ministre, et ressemblait à ce pape2 qui fit son porte-singe cardinal. Tout se tournait en gaieté et en plai

1. J'ajoute les trois derniers mots de ce sommaire d'après l'exemplaire dont j'ai parlé dans mon Avertissement. Ce chapitre est de 1768; mais beaucoup d'additions sont posthumes. (B.)

2. Jules III; voyez, dans les Mélanges, le Catéchisme de l'honnête homme...

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