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tres soit élevé au-dessus d'eux par la fortune et par ses places, ceux même qui ont reçu de lui des bienfaits portent l'envie jusqu'à la fureur. Virgile à son aise fut l'objet des calomnies de Mévius. Ce vice est, à la vérité, de toutes les conditions, parce qu'il appartient à la nature humaine. Tout homme est jaloux de la prospérité de ceux qui sont de son état, ou de l'état desquels il croit être. Le potier porte envie au potier 1, et Eschine à Démosthène. Quand Boileau dit de Chapelain :

Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
Comme roi des auteurs qu'on l'élève à l'empire;
Ma bile alors s'échauffe, et je brûle d'écrire.

Satire IX.

c'est comme si Boileau signait: Je suis jaloux.

La Beaumelle dit au public : « Il y a eu de meilleurs poëtes que Voltaire, il n'y en a point eu de mieux récompensés. Il a sept mille écus de pension. Le roi de Prusse comble les gens de lettres de bienfaits, par les mêmes principes que les princes d'Allemagne comblent de bienfaits les nains et les bouffons 2. >>

La Beaumelle, en cette occasion, devient le Boileau, et Voltaire est le Chapelain.

J'avouerai que j'ai fait autrefois, je ne sais comment, un poëme épique comme Chapelain; mais je voudrais consoler les esprits de la trempe de La Beaumelle, en leur apprenant que quand le monarque dont il parle me fit renoncer, dans ma vieillesse, à ma famille, à ma maison, à une partie de ma fortune, à mes établissements, pour m'attacher à sa personne, je crus pouvoir, sans honte, recevoir en dédommagement une pension d'un roi qui en donne à des princes. Il me semble d'ailleurs que je ne suis pas extrêmement bouffon. Je me flatte peut-être; mais ce n'est pas en cette qualité que le roi de Prusse me demanda au roi mon maître, comme un roi de Cappadoce demanda autrefois à un empereur romain un pantomime. Il me demanda comme un homme qui avait répondu pendant seize années à ses bontés prévenantes; il me demanda pour cultiver avec lui une langue dont il a fait la seule langue de sa cour, pour cultiver des arts dans lesquels il a signalé son génie; et ce qui fait, ce me semble, honneur à ces mêmes arts, à ma nation, et à la philosophie de

1. Voyez tome VI du Théâtre, page 169, l'épitre dédicatoire des Lois de Minos; et, tome X, page 179, une des notes de la satire intitulée les Cabales.

2. Voyez le texte de La Beaumelle, dans la note 2 de la page 90.

ce monarque, c'est qu'il daigna descendre jusqu'à me retenir auS près de lui, comme son ami, titre qu'autrefois des rois, et même des empereurs, donnèrent à de simples hommes de lettres tel que je le suis. Je rapporte le fait pour encourager mes confrères. Je suis le bûcheron à qui le dieu Mercure donna une cognée d'or. Tous les bûcherons vinrent demander des cognées. Au reste, en opposant ce mot d'ami, dont un grand roi a daigné se servir, à ce mot de bouffon dont se sert La Beaumelle, on peut croire que c'est sans la moindre vanité. On sait ce que ce terme signifie dans la bouche et au bout de la plume d'un souverain. Ce n'est que l'expression d'une excessive bonté, dont jamais l'inférieur ne peut abuser, et qui ne fait qu'augmenter son respect. Et si l'amitié subsiste si rarement entre des égaux; si tant de faux rapports, tant de petites jalousies, tant de faiblesses auxquelles nous sommes sujets, altèrent entre les particuliers cette liaison que l'on nomme amitié, combien est-il plus aisé de perdre celle d'un roi, qui n'est jamais autre chose que protection et un peu de bonne volonté dans un homme supérieur! Il aperçoit bien mieux qu'un autre nos défauts et nos fautes, et il a seulement plus d'occasions d'exercer une des vertus les plus convenables aux rois, l'indulgence.

Quoi qu'il en soit, il est très-aisé que le roi de Prusse trouve un meilleur poëte que moi, un académicien plus utile, un écrivain plus instruit, quand ce ne serait que M. de La Beaumelle; mais il n'en trouvera point de plus attaché à sa personne et à sa gloire. J'avais cru faire plaisir à tant d'écrivains qui valent mieux que moi de remettre à Sa Majesté les pensions et les honneurs dont elle m'avait comblé1. J'ai cru que le seul honneur convenable à un homme de lettres était de cultiver les lettres jusqu'au dernier moment de sa vie, et qu'il pouvait renoncer aux pensions, aux cordons, aux clefs, comme on quitte une robe de bal et un masque pour rentrer paisiblement dans sa maison. Les La Beaumelle me répondront que le roi de Prusse m'a rendu ces honneurs avec une bonté qui les fâche je leur dirai de ne se point décourager; et je leur conseillerai de continuer à travailler, de parler désormais des souverains vivants, et de leurs gou

:

1. Colini raconte que, dix jours après la brûlure de la Diatribe du docteur Akakia (conséquemment le 3 janvier 1753), Voltaire avait renvoyé au roi de Prusse sa clef de chambellan et la croix de l'ordre du Mérite; mais que, le même jour après midi, le roi les fit reporter à Voltaire. Voltaire dit aussi que le roi eut la bonté de lui rendre tout; voyez, dans la Correspondance, la lettre à M. de La Virotte, du 28 janvier 1753.

vernements, avec moins d'effusion de cœur dans leurs livres, attendu que les chaînes qu'on donne aujourd'hui aux Arétins ne sont pas d'or. Je leur conseillerai de fortifier leurs talents et leur génie, et de venir ensuite demander ma place, qu'ils rempliront beaucoup plus dignement que moi.

S'ils continuent à se rendre utiles par des critiques, non-seulement permises, mais nécessaires dans la république des lettres, je prendrai la liberté de leur dire : « Censurez les ouvrages, vous faites très-bien; donnez-en de supérieurs, vous ferez encore mieux. » Quand le P. Bouhours demande dans un de ses livres si un Allemand peut être un bel esprit1; quand, parmi de bonnes critiques du Tasse, il en hasarde de mauvaises; quand il dit que la grâce est un je ne sais quoi, on paraît en droit de se moquer de lui, et même de dire qu'il est un je ne sais qui, comme a fait Barbier d'Aucour.

Si le P. Barry montre le paradis ouvert à Philagie par cent et une dévotions à la Vierge, aisées à pratiquer 2; si Escobar facilite le salut par des moyens beaucoup plus plaisants, on ne trouve point mauvais que Pascal fasse rire l'Europe aux dépens d'Escobar et de Barry. Il a poussé trop loin la raillerie, en faisant passer tous les jésuites pour autant de Barrys et d'Escobars; mais il s'en faut beaucoup que ce livre soit regardé du même œil par le public et par les jésuites: ils ont réussi à le faire condamner par deux parlements, et n'ont pu l'empêcher d'être les délices des nations.

Si l'auteur d'un livre de physique, utile à la jeunesse, avance que Moïse était un grand et profond physicien; s'il dit que Locke n'est qu'un bavard ennuyeux; s'il assure que le flux de l'Océan

1. La critique de Barbier d'Aucour, dans la sixième lettre des Sentiments de Cleante sur le quatrième Entretien d'Ariste et d'Eugène, me semble minutieuse et peu exacte en cette circonstance. Eugène dit bien que « c'est une chose singulière qu'un bel esprit allemand ou moscovite »; mais il est réfuté par Ariste, qui sontient que le bel esprit est de tous les pays, et n'est étranger nulle part; et de l'aveu même de Barbier d'Aucour, son critique, le P. Bouhours est représenté par Ariste. Il y a des écrivains qui ont été plus loin, et qui ont dit qu'il mettait en question si un Allemand peut avoir de l'esprit. Bouhours n'a point écrit cette impertinence. (CL.)

2. La dixième édition de cet ouvrage de Paul Barry est de 1613, in-12. Pascal en parle dans la neuvième de ses Lettres provinciales.

3. Le parlement de Provence est le scul qui ait condamné les Lettres provinciales; voyez la note 2 de la page 47; mais ces Lettres ont aussi été condamnées par un arrêt du conseil d'État du 23 septembre 1660. Leur condamnation à Rome est du 6 septembre 1657. Une traduction italienne fut condamnée à Rome le 27 mars 1762. (B.)

4. Pluche, auteur du Spectacle de la nature.

lui est donné de Dieu pour empêcher son eau salée de se corrompre, et pour conduire nos vaisseaux dans les ports, oubliant que la mer Méditerranée a des ports, point de flux, et qu'elle ne croupit point; s'il affirme que tout a été créé uniquement pour l'homme, et s'il traite enfin avec hauteur ceux qui ne sont pas de son avis, il est assurément permis, en estimant son livre, de faire quelques innocentes plaisanteries sur de telles opinions.

Quand Whiston a proposé en Angleterre des expériences ridicules et impossibles, on s'est moqué publiquement de Whiston, et on a bien fait. Il y a des erreurs qu'il faut réfuter sérieusement, des absurdités dont il faut rire, des mensonges qu'on doit repousser avec force.

S'il s'agit d'ouvrages de goût, chacun est en droit de dire son avis, et l'on est même dispensé de la preuve. Vous pouvez me comparer à Lucain, sans que je le trouve mauvais. S'il est question d'histoire, non-seulement vous pouvez relever des fautes, mais vous le devez, supposé que vous soyez instruit; et en cela vous rendez service à votre siècle, surtout quand ces fautes sont essentielles, quand on a induit le public en erreur sur des faits importants, qu'on s'est mépris sur les grands événements qui ont troublé le monde, sur les lois, sur le gouvernement, sur le caractère des nations et de leurs chefs, et plutôt surtout quand on a calomnié les morts, que quand on a atténué leurs faiblesses.

Tout livre, en un mot, est abandonné à la critique. Montrezmoi mes fautes, je les corrige. Voilà ma réponse : malheur à qui en fait d'autres! Dieu me garde de traiter de libelle le livre qui m'apprend à corriger mes erreurs! La simple critique est une offense envers moi, si je ne suis qu'orgueilleux; c'est une leçon, si j'ai un amour-propre raisonnable; mais celui qui, dans ses censures, mettra les outrages violents, l'ignorance, la mauvaise foi, l'erreur, et l'imposture, à la place des raisons, sera l'horreur et le mépris des honnêtes gens. Je ne parle pas d'un malheureux qui, dans sa plate frénésie, attaquerait grossièrement les rois, les ministres, les citoyens, et qui serait semblable à ces fous furieux qui, à travers les grilles de leurs cachots, veulent couvrir les passants de leur ordure; celui-là ne mériterait que d'être renfermé avec eux, ou de suivre les Cartouches, qu'il regarde comme de grands hommes.

1. Cartouche était un malheureux voleur très-ordinaire, associé avec quelques scélérats comme lui. Le hasard fit qu'on donna son nom à la bande de brigands dont il était. Il fut le ridicule objet de l'attention de Paris, parce qu'on fut

TROISIÈME PARTIE1.

Il importe peu à la postérité qu'une Française, nommée Mme de Villette, ait été propre nièce ou la femme d'un neveu de Mme de Maintenon. Je n'en ai parlé, dans le Siècle de Louis XIV, que pour faire voir que la personne qui était en effet reine de France était plus occupée du soin de rendre les dernières années du roi agréables à ce monarque que de l'ambition d'élever sa famille. Je ne me suis point trompé sur le caractère de cette personne si singulière. Ses lettres, qu'on a publiées avant les éditions de 1753 du Siècle de Louis XIV, sont la preuve que je n'ai rien avancé dont je ne fusse instruit, et de mon amour pour la vérité. Il s'est trouvé que Mme de Maintenon avait signé par avance tout ce que j'avais

dit d'elle.

Un traducteur, que je ne connais pas, des œuvres posthumes du vicomte de Bolingbroke, me fait un juste reproche de l'inadvertance que j'ai eue d'avoir supposé que Mme de Villette, depuis Mme de Bolingbroke, était propre nièce de Mme de Maintenon. La vérité est si précieuse qu'elle est respectable lors même qu'elle est inutile. Ce traducteur ne se trompe pas moins que moi quand il dit que le marquis de Villette était parent et non neveu: il était neveu3 réellement de Mme de Maintenon. Il eut deux femmes:

quelque temps sans pouvoir le prendre. Il avait été ramoneur de cheminée, et faisait servir souvent son ancien métier à se sauver quand on le guettait. Un soldat aux gardes avertit enfin qu'il était couché dans un cabaret à la Courtille : on le trouva sur une paillasse avec un méchant habit, sans chemise, sans argent, et couvert de vermine. Son nom était Bourguignon; il avait pris celui de Cartouche, comme les voleurs et les écrivains de livres scandaleux changent de nom. Il plut au comédien Legrand de faire une comédie sur ce malheureux; elle fut jouée le jour qu'il fut roué. Un autre homme s'avisa ensuite de faire un poëme épique de Cartouche, et de parodier la Henriade sur un si vil sujet; tant il est vrai qu'il n'y a point d'extravagance qui ne passe par la tête des hommes! Toutes ces circonstances rassemblées ont perpétué le nom de ce gueux : et c'est lui que La Beaumelle préfère à Solon, et égale au grand Condé. (Note de Voltaire.) Voltaire a rapporté, page 102, le passage où La Beaumelle parle de Cartouche et de Condé. Quant au poëme sur Cartouche, que Voltaire dit être une parodie de la Henriade, il s'agit de l'ouvrage de Grandval père, intitulé le Vice puni, ou Cartouche, 1725, in-8°. L'auteur dit qu'il a « affecté de prendre quantité de vers des meilleures pièces de théâtre et autres ouvrages », et il imprime ces vers en italique.

1. Dans quelques éditions, cette troisième partie était intitulée Suite et Conclusion de cette réfutation. (B.)

2. Barbeu du Bourg.

3. Il n'était que son cousin; voyez, tome XIV, la note 2 de la page 470.

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