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persuadé que c'est seulement en ayant toujours les yeux de l'esprit fixés sur elles, qu'un biographe peut donner une juste idée du mérite de celui dont il écrit la vie et faire ainsi une œuvre utile pour le lecteur. Nous montrerons donc d'abord de quelle manière l'esprit de notre philosophe s'est développé. Nous dirons ensuite quelles idées avaient cours parmi les savants du temps où il vivait, et enfin nous tâcherons de déterminer quelle fut son action sur ces idées, et quel pas immense ses écrits ont fait faire à la science.

Né à la Haye, en Touraine, le 31 mars 1596, envoyé dès l'âge de huit ans au collège de la Flèche, récemment fondé et doté par Henri IV, il fut élevé par les jésuites, et se distingua tout d'abord par un amour extrême de l'étude. Il nous apprend lui-même, dans son Discours de la Méthode, qu'il parcourut dès sa jeunesse tous les livres qui traitent des sciences « les plus curieuses et les plus rares. » Mais son esprit, avide de vérité, ne trouvait pas dans cette lecture l'évidence qu'il cherchait : le philosophe perçait déjà dans le jeune homme. On raconte que, pendant les deux années qu'il passa en philosophie, son régent se plaignait souvent de l'indiscrétion de ses questions et de la hardiesse avec laquelle il argumentait. Le praticien se trouvait souvent embarrassé par la rectitude d'esprit de son élève, qui, ne pouvant souffrir les termes vagues, s'efforçait de définir tous les mots de la question agitée.

Au sortir du collége, Descartes se rendit à Rennes, près de son père remarié, et se livra à tous les exercices qui alors. formaient un gentilhomme. Mais là encore, nous trouvons trace des préoccupations philosophiques de son esprit. En apprenant les armes, il cherche à se rendre compte du mouvement, et écrit un traité de l'escrime.

Bientôt il se rend à Paris, s'y lie avec Mydorge, neveu du président Chrétien de Lamoignon, et renommé déjà par ses connaissances mathématiques. Il retrouve aussi dans cette ville un géomètre distingué, engagé dans l'ordre des Minimes,

Mersenne, qu'il avait eu pour camarade à la Flèche, et qui fut plus tard son plus zélé partisan.

Bon mathématicien dès le collége, Descartes partageait son temps entre ses deux amis, et ne voyait plus guère les jeunes gentilshommes oisifs et dissipés qu'il avait d'abord fréquentés à son arrivée dans la capitale. Bientôt l'amour de l'étude le domina complétement, et pour s'y livrer plus à son aise, il se retira dans une maison du faubourg SaintGermain. Là, uniquement occupé de géométrie et d'algèbre, il resta deux ans caché sans qu'aucun de ses amis pût connaître le lieu de sa retraite. Enfin, l'un d'eux l'ayant rencontré par hasard, il fut forcé de retourner dans le monde.

Cependant son père le destinait à la carrière des armes et le pressait de prendre du service. Agé alors de vingt et un ans, il s'engage comme volontaire sous les ordres du prince Maurice de Nassau, dont l'armée était célèbre dans toute l'Europe par sa bonne tenue.

Descartes ne nous paraît pas avoir été jamais un soldat bien actif; il s'entretenait à ses dépens pour rester plus libre, et ne reçut jamais la paie qu'une fois en sa vie. On dit qu'il garda cet argent jusqu'à son dernier soupir comme souvenir de son service militaire. Il est douteux qu'il ait pris part à l'expédition de Maurice de Nassau, devenu prince d'Orange, contre Barneveldt. En 1619, il quitte ce prince et s'engage dans les troupes du duc de Bavière,, allié de l'empereur contre les protestants. On croit qu'il assista, en 1620, à la célèbre bataille de Pragues, où Frédéric V, représentant du protestantisme en Europe, fut vaincu, et qui décida la fin de ce qu'on nomme la période palatine de la guerre de Trente ans.

L'année suivante, nous trouvons Descartes sous les ordres du comte de Bucquoy, que sans doute il suivit dans sa campagne de Hongrie; mais ce général étant mort, notre philosophe abandonne définitivement le métier des armes

pour lequel il n'avait jamais eu beaucoup de goût, et qu'il regardait comme le refuge de l'oisiveté et du libertinage.

Un des traits distinctifs de son caractère, dans cette première partie de sa vie, c'est, avec l'amour de la solitude, un désir insatiable de voyager. Il savait fort bien accommoder ensemble ces deux amours, qui de prime abord semblent si différents et même si hostiles l'un à l'autre.

Comme il le dit dans une de ses lettres à Balzac, il ne se trouvait bien seul qu'au milieu d'une grande ville, et dans la confusion d'un grand peuple. Là, il se promenait avec autant de liberté et de repos qu'on pourrait le faire dans une campagne fort retirée. Il considérait les hommes comme il aurait considéré les arbres qui se rencontrent dans les forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit de leur tracas n'interrompait pas plus ses rêveries que n'aurait pu le faire le murmure de quelque ruisseau; et, s'il réfléchissait sur leurs actions, c'était emporté par un doux égoïsme lui rappelant que leurs travaux embellissaient sa demeure et pourvoyaient à ses besoins de chaque jour.

Avec une telle disposition d'esprit, on comprend que notre philosophe, malgré son amour de la rêverie et de la solitude, désirât voir tous les pays qui promettaient quelque satisfaction à sa curiosité philosophique.

Pendant les quelques années qu'il avait passées dans l'état militaire, le goût de la philosophie et des mathématiques s'était réveillé en lui plus vif que jamais. Ainsi, pendant l'hiver de 1618 à 1619, nous le voyons consacrer ses loisirs à la composition d'un Compendium musica. Dans cet ouvrage, il cherche à s'expliquer la cause du plaisir qu'il avait éprouvé, pendant la dernière année de son séjour à Paris, à l'audition de concerts qui avaient fait son amusement de prédilection. Vers la même époque, il s'occupe également de quelques écrits qui ne sont pas arrivés jusqu'à nous; l'un d'eux était intitulé: Quelques considérations sur les

sciences, et contenait en germe, assure-t-on, le Discours de la Méthode.

Officier du prince d'Orange, nous le voyons à Breda résoudre un problème de mathématiques qui, suivant l'usage de ce temps, où les savants se donnaient des défis, comme l'avaient fait autrefois les chevaliers, était placardé aux quatre coins de la ville.

On raconte même à ce sujet que ce fut le recteur du collége de Dordrecht, Isaac Becchmann, assez habile mécanicien, qui traduisit en latin ce problème au jeune Français, et que, lorsque celui-ci alla lui en porter la solution, il resta fort surpris de trouver sous le frac militaire un mathématicien plus fort que lui. Ce même Becchmann devait s'attribuer plus tard, et du vivant même de Descartes, le Compendium musicæ qui lui fut alors communiqué, et dont il n'existait qu'un seul manuscrit.

Au moment de la bataille de Pragues, il travaillait à un autre écrit intitulé Olympica, et dont Baillet, son meilleur biographe, affirme avoir vu le manuscrit, qui portait en marge la note suivante écrite en latin : « X1 novembris 1620 cœpi intelligere fundamentum inventi mirabilis1. » Si, comme on le croit, il prit une part active à la bataille de Prague, ce serait une preuve de plus de la facilité avec laquelle il pouvait isoler sa pensée au milieu du plus grand tumulte, car cette bataille fut livrée le 8 novembre, et peu d'hommes certes, deux jours après une action aussi chaude, auraient songé à chercher les fondements d'une nouvelle philosophie.

A peine rendu à la liberté, Descartes se livra tout entier au goût des voyages que lui avaient inspiré ses recherches philosophiques. Les anciens philosophes parcouraient diverses contrées pour perfectionner leurs connaissances, et pour

1 « Le 11 novembre 1620, j'ai commencé à découvrir les bases d'une invention admirable. »

entendre tour à tour les maîtres les plus célèbres. Le plus illustre de tous, Platon, non satisfait de la doctrine de Socrate, ou voulant lui donner le contrôle de l'expérience, visita de nombreux pays avant d'ouvrir son école. Descartes, qui, dès 1620, avait retrouvé la méthode socratique, ou plutôt l'avait inventée de nouveau, semble avoir voulu, à l'imitation de Platon, avant de la livrer au public, s'assurer, dans le commerce des philosophes et des savants, de sa justesse et de son excellence. Il n'y a rien là qui puisse nous étonner, si nous songeons à l'immense révolution que cette méthode devait produire, et aux perplexités que devait causer à un jeune homme de vingt-cinq ans la pensée de se mettre tout d'abord en contradiction avec les philosophes les plus renommés du temps.

Sans doute, depuis la Renaissance, la restauration des lettres avait préparé l'éducation de la raison humaine. De nombreuses tentatives avaient été faites pour régénérer la philosophie, pour la réformer en créant de nouveaux systèmes. Mais le sombre et froid génie de la scolastique exerçait encore sur tous les esprits sa tyrannique puissance. Fondée sur un principe d'imitation, soumise au joug de | l'autorité et privée de toute indépendance, subordonnée à : l'enseignement religieux, réservée exclusivement au clergé et surtout aux ordres monastiques, recevant sa méthode, et ne la choisissant pas, cette philosophie était la proie d'un dogmatisme absolu et aveugle; elle négligeait complétement l'étude de la nature physique et celle de l'histoire morale. Elle permettait la discussion non pour s'éclairer, mais pour montrer son habileté, et épuisait ainsi dans d'arides spéculations l'activité de l'esprit humain. Enveloppant ses doctrines de formes barbares, elle arrêtait les progrès du goût; elle séparait les études philosophiques de toutes celles avec lesquelles elles sont intimement unies, elle les frappait de stérilité et les empêchait de produire quelque fruit. Voulant tout trouver dans Aristote, qu'elle ne comprenait pas, elle

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