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AUTRES ÉCLAIRCISSEMENTS

TIRÉS DES LETTRES DE DESCartes1.

LETTRE AU R. P. MERSENNE 2.

FUNDACIÓN SIMARRO

BIBLIOTER

MADE

Ayant reçu ces jours passés des objections 3 comme de la part d'une personne qui demeurait en cette ville, j'y ai répondu fort brièvement, pour ce que je croyais que si j'oubliais quelque chose, l'entretien le pourrait facilement réparer; mais aujourd'hui que je sais qu'il est absent, puisqu'il prend la peine de me récrire, je ne serai pas paresseux à lui répondre; et puisqu'il ne veut pas dire son nom, de peur de faillir dans l'inscription, je m'abstiendrai de tout prélude.

I. Il me semble qu'il est très-vrai de dire que, pendant que l'âme est unie au corps, l'âme ne peut en aucune façon détourner sa pensée des impressions que les sens font sur elle, lorsqu'elle est touchée avec beaucoup de force par leurs objets, soit extérieurs, soit intérieurs. J'ajoute aussi qu'elle

1 La correspondance de Descartes fut successivement publiée par Cler selier fils en 1657, 1659 et 1667. Elle forme trois volumes in-4°. Les lettres et fragments de lettres que nous reproduisons portent en note le numéro d'ordre de ce recueil.

2 Lettre vi du tome II de l'édition in-4°.

3 Objections d'Arnauld.

DESCARTES T. I.

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ne s'en peut dégager, lorsqu'elle est jointe à un cerveau trop humide ou trop mou, tel qu'il est dans les enfants; ou à un cerveau dont le tempérament est autrement mal affecté, tel qu'il est dans les léthargiques, dans les apoplectiques et dans les frénétiques; ou même tel qu'il a coutume d'être en nous lorsque nous sommes ensevelis dans un profond sommeil, car toutes les fois que nous songeons à quelque chose dont nous nous ressouvenons par après, nous ne faisons que sommeiller.

II. Il ne suffit pas pour nous ressouvenir de quelque chose que cette chose se soit autrefois présentée à notre esprit, et qu'elle ait laissé quelques vestiges dans le cerveau, à l'occasion desquels la même chose se présente derechef à notre pensée; mais de plus il est requis que nous reconnaissions, lorsqu'elle se présente pour la seconde fois, que cela se fait à cause que nous l'avons auparavant aperçue; ainsi, souvent il se présente à l'esprit des poëtes certains vers qu'ils ne se souviennent point avoir jamais lus en d'autres auteurs, lesquels néanmoins ne se présenteraient pas à leur esprit s'ils ne les avaient lus quelque part.

D'où il paraît manifestement que, pour se ressouvenir, toutes sortes de vestiges que les pensées précédentes ont laissés dans le cerveau ne sont pas propres, mais seulement ceux qui sont tels qu'ils peuvent donner à connaître à l'esprit qu'ils n'ont pas toujours été en nous, mais ont été autrefois nouvellement imprimés. Or, afin que l'esprit puisse reconnaître cela, j'estime que lorsqu'ils ont été imprimés la première fois, il a dû se servir d'une conception pure, afin d'apercevoir par ce moyen que la chose qui lui venait alors en l'esprit était nouvelle, c'est-à-dire qu'elle ne lui avait pas auparavant passé par l'esprit; car il ne peut y avoir aucun vestige corporel de cette nouveauté; ainsi donc, si j'ai écrit en quelque endroit que les pensées qu'ont les enfants ne laissent d'elles aucuns vestiges dans le cerveau, j'ai entendu

parler de ces vestiges qui sont nécessaires pour le souvenir, c'est-à-dire de ceux que par une conception pure nous apercevons être nouveaux, lorsqu'ils s'impriment; en même façon que nous disons qu'il n'y a aucuns vestiges d'hommes dans une plaine sablonneuse où nous ne remarquons point la figure d'aucun pied d'homme qui y soit empreinte, encore que peut-être il s'y rencontre plusieurs inégalités faites par les pieds de quelques hommes, lesquelles par conséquent peuvent en un autre sens être appelées des vestiges d'hommes. Enfin, comme nous mettons distinction entre la vision directe et la réfléchie, en ce que cela dépend de la première rencontre des rayons et l'autre de la seconde, ainsi j'appelle les premières et simples pensées des enfants qui leur arrivent, par exemple, lorsqu'ils sentent de la douleur de ce que quelque vent enfermé dans leurs entrailles les fait étendre, ou du plaisir de ce que le sang dont ils sont nourris est doux et propre à leur entretien, je les appelle, dis-je, des pensées directes et non pas réfléchies; mais lorsqu'un jeune homme sent quelque chose de nouveau, et qu'en même temps il aperçoit qu'il n'a point encore senti auparavant la même chose, j'appelle cette seconde perception une réflexion, et je ne la rapporte qu'à l'entendement seul, encore qu'elle soit tellement conjointe avec la sensation qu'elles se fassent ensemble et qu'elles ne semblent pas être distinguées l'une de l'autre.

III. J'ai tâché d'ôter l'ambiguïté qui est en ce mot de pensée dans l'article 63 et 64 de la première partie des Principes; car comme l'extension qui constitue la nature du corps diffère beaucoup des diverses figures ou manières d'extension qu'elle prend, ainsi la pensée, ou la nature qui pense, dans laquelle je crois que consiste l'essence de l'esprit humain, est bien différente d'un tel ou tel acte de penser en particulier. Et l'esprit peut bien lui-même être la cause de ce qu'il exerce tels ou tels actes de penser, mais

non pas de ce qu'il est une chose qui pense. Tout de même qu'il dépend de la flamme comme d'une cause efficiente, de ce qu'elle s'étend d'un côté ou d'un autre, mais non pas de ce qu'elle est une chose étendue. Par la pensée donc je n'entends point quelque chose d'universel qui comprenne toutes les manières de penser, mais bien une nature particulière qui reçoit en soi tous ces modes, ainsi que l'extension est aussi une nature qui reçoit en soi toutes sortes de figures.

IV. C'est autre chose d'avoir connaissance de nos pensées au moment même que nous pensons et autre chose de s'en ressouvenir par après. Ainsi nous ne pensons rien dans nos songes, qu'à l'instant même que nous pensons nous n'ayons connaissance de notre pensée, encore que le plus souvent nous l'oublions aussitôt. Et il est vrai que nous n'avons pas connaissance de quelle façon notre âme envoie les esprits animaux dans les nerfs; car cette façon ne dépend pas de l'âme seule, mais de l'union qui est entre l'âme et le corps; néanmoins nous avons connaissance de toute cette action, par laquelle l'âme meut les nerfs, en tant qu'une telle action est dans l'àme, puisque ce n'est rien autre chose en elle que l'inclination de sa volonté à un tel ou tel mouvement. Et cette inclination de la volonté est suivie du cours des esprits dans les nerfs et de tout ce qui est requis pour ce mouvement, ce qui arrive à cause de la convenable disposition du corps dont l'âme peut bien n'avoir point de connaissance, comme aussi à cause de l'union de l'âme avec le corps, de laquelle sans doute notre âme a connaissance; car autrement jamais elle n'inclinerait sa volonté à vouloir mouvoir les membres.

Maintenant que l'esprit, qui est incorporel, puisse faire mouvoir le corps, il n'y a ni raisonnement ni comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre; mais néanmoins nous n'en pouvons douter, puisque des expé

riences trop certaines et trop évidentes nous le font connaître tous les jours manifestement. Et il faut bien prendre garde que cela est l'une des choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous les voulons expliquer par d'autres. Toutefois, pour ne rien oublier de ce que je puis pour votre satisfaction, je me servirai ici d'une comparaison. La plupart des philosophes qui croient que la pesanteur d'une pierre est une qualité réelle, distincte de la pierre, croient entendre assez bien de quelle façon cette qualité peut mouvoir une pierre vers le centre de la terre, pour ce qu'ils croient en avoir une expérience manifeste; pour moi qui me persuade qu'il n'y a point de telle qualité dans la nature, et par conséquent qu'il ne peut pas y avoir d'elle aucune vraie idée dans l'entendement humain, j'estime qu'ils se servent de l'idée qu'ils ont en eux-mêmes de la substance incorporelle pour se représenter cette pesanteur; en sorte qu'il ne nous est pas plus difficile de concevoir comment l'âme meut le corps qu'à eux de concevoir comment une telle qualité fait aller la pierre en bas. Et il n'importe pas qu'ils disent que cette pesanteur n'est pas une substance; car en effet ils la conçoivent comme une substance, puisqu'ils croient qu'elle est réelle, et que par quelque puissance, à savoir par la puissance divine, elle peut exister sans la pierre. Il n'importe pas aussi qu'ils disent qu'elle est corporelle; car si par corporel nous entendons ce qui appartient au corps, encore qu'il soit d'une autre nature, l'âme peut aussi être dite corporelle, en tant qu'elle est propre à s'unir au corps; mais si par corporel nous entendons ce qui participe de la nature du corps, cette pesanteur n'est pas plus corporelle que notre âme même.

Je ne conçois pas autrement la durée successive des choses qui sont mues, ou même celle de leur mouvement, que je fais la durée des choses non mues; car le devant et l'après de toutes les durées, quelles qu'elles soient, me paraît par le devant et par l'après de la durée successive que je

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