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CHAPITRE VIIL

Des Scénes touchantes.

Omme Racine eft celui des Poëtes qui s'eft le plus diftingué par la ten

dreffe des fentimens, on a cru devoir donner une idée de ce célébre Tragique, comme on l'avoit annoncé en parlant de Corneille.

RACINE.

Lorfque Mr. Racine commença à fe faire connoître, le grand Corneille étoit dans fa plus haute réputation, fes Vers voloient en tous lieux. Ainfi la démarche de vouloir entrer dans la même carriere que lui & de partager la gloire de briller fur la Scéne avec un homme que l'on regardoit comme inimitable, paffa pour hardie & téméraire. La prévention où étoit alors fon fiécle ne rebuta pas le nouveau Poëte dans les premiers effais qu'il fit de fes talens. Il comprit qu'il falloit attacher les Spectateurs par une autre voye que celle

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celle que Corneille avoit prife, & les é mouvoir par d'autres refforts.

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Mr. Racine s'étoit appliqué dès fa jeu neffe à la lecture de Sophocle & d'Euripide par l'étude qu'il en avoit faite, il s'étoit familiarifé avec la langue de ces illuftres Poëtes Grecs, & il étoit venu à bout d'en fentir toutes les beautés. Il s'é tudia donc à les imiter dans la compofition de fes Piéces, & à exciter dans les cœurs cette terreur & cette pitié qui font les grands mouvemens que doit produire la Tragédie. Il donna à fes Héros un caractere différent de celui que Corneille avoit donné aux fiens. Il laiffa à ce dernier la gloire de faire des tableaux fiers & magnifiques, il en voulut faire de touchans, on peut dire même de plus con-formes à la vraie nature, & il y réuffit.. Il entra dans le cœur des hommes, il le montra par les côtés où il eft acceffible à la tendreffe & à la compaffion. Il déve-luppa en connoiffeur les fentimens les plus vifs de notre ame. Ce ne furent pas les: grands Rois ni les Héros qu'il s'attacha ài repréfenter, non qu'il en fut incapable puifqu'il les fait parler avec toute la dignité convenable lorfque leur intervention

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eft néceffaire, témoin Mithridate, Achil le, Burrhus & les autres; mais naturel-lement habile à peindre tous les fujets qui font capables de nous attendrir, on peut dire qu'il en fit fon objet capital & qu'il y employa toutes les fineffes de fon Art. Une jeune Princeffe destinée au plus vaillant des Grecs, mais tout d'un coup prête à être facrifiée; une mere éplorée à qui on veut ravir fon fils pour le faire périr;: un enfant d'un fang Royal échappé à la cruauté d'une mere dénaturée ; un jeune Prince aimable opprimé par un tiran, & autres fujets de cette forte. Telles font: les peintures qu'il expofa aux yeux de fes Concitoyens ; & comme rien n étoit plus capable d'intéreffer les hommes que de pareils fujets, non feulement il fe fit é-couter, il ébranla, il attendrit tous les Spectateurs de fes Piéces, & il eut la fatisfaction d arracher des larmes à fes propres envieux. En un mot, par les graces: touchantes qu'il répandit fur tous fes fujets, Mr. Racine eut 1 honneur d'entrer en partage des applaudiffemens du Public avec un homme qui s'étoit emparé de tout le Théâtre, car il féntoit bien que le plus. haut point de fa gloire étoit, non de l'em

dépofféder, mais de s'y établir à côté de Jui, & de voir le monde s'accoutumer peu peu à faire la comparaison de fes Piéces avec celles du pere du Théâtre.

Mr. Racine n'eft pas allé à la vérité jufqu'aux beautés fublimes, & fon élévation n'a pas été du premier degré, mais il n'eft pas tombé dans ces écarts qu'on reproche

Corneille, & dans lefquels il n'est plus femblable à lui-même. Il a été beaucoup plus égal que lui; fon ftile ne peut que plaire à caufe de fa pureté & d'une élégance charmante qui ne fe dément jamais. Ses Piéces font fémées d'une infinité de traits vifs, aimables & naturels ; elles refpirent je ne fai quoi de doux & de tendre: qui part du cœur & y va directement. C'est par cet Art enchanteur qu'il trouva le moyen de plaire fi fort à tous les cœurs faciles aux impreffions des paffions. De là on peut comprendre quel nombre de perfonnes de tout fexe gouterent avidèment la lecture de fes Piéces, & virent avec tranfport leurs représentations.

Les hommes fe laiffent toucher facile-ment à la vûe des paffions fatales dont on' leur met des exemples fous les yeux, mais rien ne les émeut plus vivement

que lorf

que ces exemples font d'exactes copies des foibleffes dont eux-mêmes ne font que trop l'expérience; & telles font les Piéces de Racine. En voyant un homme illuftre, un Héros, en un mot, dans les chaînes d'une vive paffion, chérir fouvent fon propre efclavage, ils aiment à pleurer avec lui, ils s'attendriffent fur euxmêmes par le spectacle de fes maux, mais ils voyent avec une fecrette complaifance le Héros n'eft pas exemt des foibleffes auxquelles ils font eux-mêmes affujettis. Comment penferoient-ils à les fur-monter? Un pareil exemple les empêche d'en rougir..

que

Et voilà pourquoi les gens fages qui fa-vent que tout ce qui eft beau n'eft pas exemt de danger, & que toutes les pro-ductions de l'efprit, quelque admirables qu'elles foient, ne conviennent pas indifféremment à tout le monde, ne craignent pas de dire, pour lintérêt des moeurs, qu'une lecture femblable peut être dangéreufe à un certain âge, & qu'elle ne doit pas être permife aux perfonnes dont le coeur a encore toute fon innocence.. C'est un des principaux motifs, comme on l'a obfervé dans la Préfa

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