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des rêves dénatura ainsi. L'homme qui, d'abord, vous était apparu vêtu de noir, se montra ensuite habillé de noir et de rouge; sa taille aussi s'était rapetisséc, si j'ai bien entendu.

NAPOLÉON.Grand géomètre, vos explications sont fort satisfaisantes; mais j'ai quitté l'Égypte contre la volonté du Directoire, j'ai pris terre à Fréjus malgré les règles de la santé, j'ai renversé les directeurs qui avaient vu ces choses sans les comprendre, et maintenant je vais m'occuper d'un concordat catholique avec le pape que le conclave donnera pour successeur au vénérable Pie VI.

MADAME MERE. - Mon fils, cela vaut la peine d'y réfléchir.

NAPOLÉON. Ainsi fais-je, ma mère... Au demeurant, cet homme extraordinaire n'a pas été le seul à me prédire mon élévation; et, dans une autre circonstance...

Tous.

Oh! général, complétez la soirée

encore cette histoire.

:

NAPOLEON.Et vous aussi, géomètre; et vous ne dites pas ce conte?

LE SAVANT. - Premier consul, depuis Hérodote jusqu'à nous, il y a eu tant de fables dans les chroniques nationales, que, pour moi, histoire et conte sont synonymes.

NAPOLÉON.

Alors je vous autorise à nommer comme il vous plaira mon troisième récit.

LA CHAUMIÈRE DES ALPES MARITIMES.

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NAPOLEON à Joséphine. Tu sais, ma chère amie, qu'il y eut peu d'intervalle entre notre mariage et le départ. A peine époux, je ne songeai qu'à être général, et nommé au commandement en chef de l'armée d'Italie, j'y arrivai vers le 27 mars 1796. Je possédais alors plus de bonne envie de me faire connaître que de réputation établie. Le siége de Toulon ne m'avait pas mis en évidence; mon arrestation lors de la première campagne d'Italie, et pour cause de jacobinisme, m'avait fait perdre le fruit de mes travaux, et la renommée du vainqueur de vendémiaire avait besoin de se rétremper à des succès plus brillants: on m'en voulait de cette victoire, au lieu de me remercier d'avoir arrêté l'anarchie. Non, à cette époque, les Bourbons n'eussent pas été rétablis par les royalistes; car les sections qui marchaient contre le despotisme de la Convention ne voulaient pas davantage celui de l'ancien régime.

J'arrivai donc à Nice, croyant trouver une armée, des vivres, des vêtements, des munitions, des chevaux, des charrois et un trésor... Tout manquait. Depuis longtemps on ne faisait plus de distributions de viande à la troupe, qui n'avait pas de pain chaque jour : le dénûment des hôpitaux était incroyable. Tous les transports se bornaient à deux cents mulets fatigués, et ce serait beaucoup

si on trouvait et si on pouvait transporter douze canons, et de campagne encore pour ceux de siége, il n'en fallait pas parler. Scherer avait mis la caisse à sec; et le Directoire, dans sa munificence, m'avait donné deux mille louis pour entamer les opérations et pour conquérir l'Italie. J'avais enfin, sur le papier, une armée de cent mille hommes, et, en effectif, je pourrais mettre en ligne quatre divisions: celles d'Augereau, de La Harpe, de Masséna, de Serrurier, chacune forte de six à sept mille hommes, et environ trois mille cavaliers mal montés, et déguenillés comme l'infanterie; eux sans bottes, elle sans souliers.

» Le mal était grand, et voici le pire. Le quartier général ne bougeait de Nice : les officiers supérieurs vivaient dans la paresse; les administrateurs et fournisseurs dans l'abondance, et le soldat, misérable, découragé, souhaitait de rentrer en France et ne songeait pas à vaincre. Un coup d'œil me montra cette triste situation; j'en vis le remède dans une conduite opposée. Tout à coup je transporte à Albenga le quartier général; j'interdis la présence des filles de joie, des femmes légitimes au milieu des demi-brigades; et, pour remplacer les magasins vides, les approvisionnements épuisés, les munitions absentes, je fais. fonds sur tout ce que l'ennemi avait préparé pour son usage. Aussi, à la première revue que je passai,

je me fis environner de simples fantassins ou cavaliers, et je leur dis:

" SOLDATS,

Vous êtes nus, mal nourris, on vous doit beaucoup on ne peut rien vous donner. Votre » patience, le courage que vous montrez au mi» lieu de ces rochers sont admirables; mais ils ne » vous procurent aucune gloire. Je viens vous » conduire dans les plus fertiles plaines du monde; » de riches provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir; et là, vous aurez richesse, hon»neur et gloire. Soldats d'Italie, manquerez» vous de courage? »

>> Des applaudissements me répondent. On jure de me suivre partout où je voudrai aller; c'était promettre beaucoup, car nous étions au plus trente mille, et nous allions avoir à combattre soixante mille Autrichiens et Napolitains et plus de quarante mille Piémontais. N'importe, je commandais à des Français; je ne doutai pas de la victoire.

» L'ennemi s'imaginait que, l'attaquant en front, je me placerais en face des Alpes et de ses forces je le trompai. Tandis que je me proposais de commencer mes opérations vers Ceva, je fis marcher La Harpe sur Gênes, et demander au doge de cette ville le passage par la Polcevera.

Le général en chef des coalisés, Beaulieu, pensant que je voulais aller vers la Lombardie par Gavi, accourt de Milan au secours de Gênes, se place à Novi et fait trois corps de son armée. La droite, formée de Piémontais, se porte à Ceva, pour garder les passages du Tanaro et de la Stura; le centre, que mène d'Argenteau, occupe Montenotte, afin de me prendre en flanc lorsque, par la Corniche, j'aurai dépassé Savone; la gauche, où Beaulieu commande, laisse Gênes en arrière et court sur Voltri.

» De mon côté je place Serrurier à Garrezzio en opposition de Colli, qui défend Ceva. Augereau et Massena dirigent ma réserve, qui se loge à Loano. Je venais déjà d'obtenir un grand avantage, celui de rompre l'unité des ennemis : les trois armées qu'ils venaient de composer, au lieu d'une seule, compacte et formidable, étaient établies de manière que le centre et la gauche, sêparés par des montagnes impraticables, ne pou vaient se prêter aucun secours.

• Argenteau entama l'attaque: campé le 9 avril à Montenotte Inférieur, il s'avança le 40 sur Monte-Legino. Le colonel Rampon repoussa par trois fois un si fort adversaire. Le 11, La Harpe ayant abandonné Savone, prit position de manière à secourir Rampon. Ce même jour, avec les divisions d'Augereau et de Massena, je me rendis, par le col de Cadibone, derrière Montenotte, si

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