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SOIRÉE I.

Trois consuls.

Trois gouvernements. Une soirée au palais du Luxembourg. - Interlocuteurs : Joséphine, les citoyennes Bacchiochi, Leclerc, Campan, de Beauharnais; les citoyens Fabre de l'Aude, Ozun, La Grange, Laplace, Berthollet, Lannes, Leclerc, Marmont, Murat.Un intrus. Une épître. Selle à tous chevaux. - Le soldat mystificateur. Le poëte. - Napoléon Bonaparte. -Son portrait. Le troisième consul devenu le premier par un tour d'escamotage. - Propos de Sieyes rapporté par Cabanis.

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C'était au Luxembourg et dans l'appartement tour à tour habité par MONSIEUR (depuis, S. M. Louis XVIII) et par le directeur Barras, que, le 20 brumaire de l'an VIII (12 novembre 1799), le troisième consul de la République française, Napoléon Bonaparte, venait établir son nouveau séjour.

Une troisième révolution amenait une autre

forme de gouvernement. Depuis la chute de la monarchie, au 21 septembre 1792, la Convention, d'abord par l'organe de ses comités, s'était saisie du pouvoir; celui-ci avait ensuite été remis à un corps composé de cinq membres (le Directoire exécutif); enfin trois consuls, un corps législatif, des tribuns, un sénat conservateur, se partageaient cette fois la puissance inégalement. Les lois, discutées, élaborées au tribunat, devaient être votées par l'assentiment muet des législateurs; les trois consuls les mettaient en jeu, en gouvernant d'après elles; et les sénateurs avaient la charge de veiller à ce que nul ne les violât.

Telle était la nouvelle forme donnée à l'autorité souveraine, qui tarderait peu à être plus concentrée. Oui, quelques semaines, ou, comme on disait alors, quelques décades encore, et le premier consul, réduisant ses collègues au triste rôle de ses conseillers sans prépondérance, envahirait tous les pouvoirs et les concentrerait uniquement dans ses mains habiles et fermes.

Les trois consuls, ce jour-là 20 brumaire, étaient Sieyes, premier; Roger Ducos, second; et Napoléon Bonaparte, troisième. Ainsi furent-ils désignés dans l'acte constitutionnel qui provint du coup d'état de Saint-Cloud. Ici on avait suivi le vieil adage romain : Arma cedant toga (les armes cèdent à la toge); c'est-à-dire que le guerrier célèbre s'était momentanément éclipsé devant la re

nommée de convention du premier de ses collègues, et Sieyes, pendant quelques heures, put se bercer de la douce idée qu'il serait le chef du peuple français. L'illusion dura peu, elle fut rapidement détruite.

C'était donc, ai-je dit, le 12 novembre 1799, que la citoyenne Joséphine Bonaparte, veuve de l'ex-vicomte Alexandre de Beauharnais, général des armées de la République française, quitta sa modeste maison de la rue de la Victoire pour venir occuper, avec son second mari, l'appartement du Luxembourg, échu au troisième consul. Elle se trouva dépaysée dans ce palais qui lui rappelait des souvenirs pénibles. C'était de ce lieu, transformé en Bastille républicaine, que son premier mari avait été arraché de ses bras pour aller à la mort, et elle y revenait presque certaine de remplacer la défunte reine de France dans sa grandeur, sinon dans son influence.

Joséphine, assise au coin gauche de la cheminée du salon principal de son appartement, avait à ses côtés deux de ses belles-sœurs, les citoyennes Bacchiochi et Leclerc, et madame Genet-Campan, ex-première femme de chambre de Marie-Antoinette, alors célèbre maîtresse de pension à Saint-Germain-en-Laye; celle-ci ayant amené avec elle mademoiselle Hortense de Beauharnais, fille de madame Bonaparte. Les tribuns Fabre de l'Aude et

Antoine Ozun; trois savants recommandables et peu après appelés au sénat conservateur, Monge, Laplace et Berthollet; les généraux Lannes, Leclerc, Marmont, aide-de-camp du troisième consul; Joachim Murat, futur beau-frère du chef du gouvernement, composaient le reste de la société choisie qui attendait avec impatience le retour de Napoléon Bonaparte.

Ce fonctionnaire public, nommé en troisième dans le décret de création, avait manifesté son dépit du rang que Sieyes usurpait sur lui, et on l'avait vu partir bien déterminé à prendre de haute lutte ce que la plume obéissante d'un commis maladroit lui avait ravi. Comment parviendrait-il à son but ? C'était une autre révolution au petit pied à tenter, et non moins chanceuse. Le succès la couronnerait-il? La famille, les amis de Bonaparte, en proie à une vive anxiété, parlaient peu, chacun étant occupé de graves pensées, lorsque la porte principale du salon fut ouverte avec une telle vivacité, que tous en tressaillirent, et que les regards se portèrent sur un même point; car on se flattait de deviner sur les traits du troisième consul le résultat de son entreprise périlleuse..... Ce ne fut pas lui qui parut.

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Ah! madame la consule, s'écria le nouveauvenu sans s'apercevoir combien son apparition surprenait l'assistance, le chantre de Fingal, le barde moderne, n'a pu se retenir d'apporter au héros

de son siècle le juste tribut de son hommage et de

son amour.

Sa femme, dit tout bas madame Bacchiochi à Ozun, en lui désignant celui qui parlait, ne lui a-t-elle pas fait un procès bien étrange?

Ozun sourit, s'inclina et garda le silence. Joséphine prenant la parole :

Bonaparte sera, Monsieur, bien flatté de votre empressement, et je ne doute pas qu'en une heure plus opportune il ne vous accueille comme vous le méritez.

- Je ne veux pas lui faire perdre des instants précieux, reprit l'interlocuteur; voici une épître que je lui adresse fille de mon enthousiasme, elle est tombée sur le papier à la course de ma plume. Puisse-t-il y voir ma sincérité, ma haine de la tyrannie! Les premiers vers de cette œuvre de conscience vous feront, Madame, apprécier mes sentiments.

L'auteur ouvre son cahier, et sans autre encouragement débite trente vers environ; il va poursuivre, et chacun frémit à la pensée d'avoir à admirer le poëme tout entier, quand Lannes qui, debout devant la cheminée, joue avec plusieurs fragments déchirés et chargés d'écriture, sourit, se mord les lèvres, puis se retournant vers le poëte noyé dans sa lecture :

Eh! citoyen, lui dit-il, que vous avez à vous plaindre de l'infidélité de vos secrétaires !

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