Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

LA
A première idée qui se présente à la lecture d'un poëme si
étendu (il a près de douze mille vers), c'est qu'Ovide a dû être
effrayé et presque rebuté de l'uniformité continuelle de son sujet,
de la nécessité de terminer chacune de ses innombrables fables
par une même catastrophe, dont la description ramène toujours
à-peu-près les mêmes traits, les mêmes rapports entre les parties
changées et les détails de la métamorphose. Je m'explique sur
ce que j'entends par ces rapports. Si, par exemple, les pierres
que jettent derrière eux Deucalion et Pyrrha, se changent en
créatures humaines, les différentes parties de la pierre se chan-
gent en des parties analogues du corps humain :

Quæ tamen ex illis aliquo pars humida succo,

Et terrena fuit, versa est in corporis usum ;
Quod solidum est flectique nequit, mutatur in ossa ;
Quod modò vena fuit, sub eodem nomine mansit.

Si Daphné est changée en laurier, sa chevelure devient feuil-
lage, ses bras s'étendent en rameaux, ses pieds en racines :

In frondem crines, in ramos brachia crescunt;

Pes modò tam velox pigris radicibus hæret.

Si Lycaon devient loup :

In villos abeunt vestes, in crura lacerti.

Ovid. Metam. lib. 1, v. 407.

Ibid. v. sso.

Ibid. v. 236.

Ces

rapports, toujours à-peu-près les mêmes au fond, variant

Ovid. Metam.

lib. 1, v. 234.

Idem, lib. II, vers. 832.

Idem, l. 1X, vers. 662.

Ovid. de Re

med. amor. v. 60.

Ovid. Metam.

l. VI, v. 669.

cependant par les détails, selon la nature des sujets et des méta-
morphoses, deviennent, sous la plume ingénieuse d'Ovide, une
source féconde de variétés : tantôt il étend sa description, et la
charge de rapports ou différens ou semblables; tantôt il la res-
serre, et n'énonce la métamorphose que d'un seul mot. Mais
quand, au lieu de ces rapports physiques, moins importans, son
sujet lui fournit ou lui permet de saisir des rapports moraux,
alors la métamorphose devient plus intéressante, et sur-tout la
variété beaucoup plus grande, parce qu'elle résulte de la diversité
des inclinations, des caractères, des intérêts, des passions, des
dispositions, &c. Le féroce Lycaon est devenu loup; il n'a point
changé de caractère :

Solitaque cupidine cædis
Vertitur in pecudes, et nunc quoque sanguine gaudet.....
Canities eadem est, eadem violentia vultu,

Iidem oculi lucent, eadem feritatis imago.

L'envieuse Aglaure est changée en rocher :

Nec lapis albus erat; sua mens infecerat illam.

La malheureuse Byblis, à force de pleurer sur son crime, ou
plutôt sur l'inutilité de ce crime, sur la perte de ses espérances,
sur les refus persévérans de Caunus, est changée en fontaine :
Sic lacrymis consumpta suis Phabeia Byblis

Vertitur in fontem, qui nunc quoque vallibus illis
Nomen habet domina, nigrâque sub ilice manat.

Procné, vengée de Térée son mari, par le meurtre d'Itys leur

fils,

Quæ socii damno sanguinis ulta virum est,

est changée en hirondelle :

Neque adhuc de pectore cædis

Effluxere nota, signataque sanguine pluma est.

Perdix, neveu de Dédale, précipité du haut du temple de Mi

nerve par son oncle, jaloux de ses talens, est changé en

perdrix,

qui ne vole que près de terre, et semble n'avoir pas perdu le
souvenir de sa chute :

Propter humum volitat, ponitque in sepibus ova;
Antiquique memor, metuit sublimia, casús.

[ocr errors]

Cycnus, roi de Ligurie, parent et ami de Phaéton, pleuroit,
sur les bords de l'Éridan le sort de son ami foudroyé par
Jupiter; il erroit sous des ombrages augmentés par la métamor-
phose récente des Héliades, sœurs de Phaéton, en peupliers; il
est tout-à-coup changé en cygne, et conserve tout son ressen-
timent de l'injustice dont il accuse la sévérité de Jupiter à l'égard
de Phaéton; il ne s'élève point hardiment dans l'air comme les
autres oiseaux, il se défie de Jupiter; il hait le feu, et ne veut
habiter que les lacs et les fleuves :

Nec se cæloque Jovique
Credit, ut injustè missi memor ignis ab illo.
Stagna colit patulosque lacus, ignemque perosus,
Quæ colat, elegit contraria flumina flammis.

C'est ainsi que le poëte a l'art d'intéresser, d'associer en quelque
sorte son lecteur aux passions et aux intérêts de ses personnages.
Ici le lecteur est pour Cycnus contre Jupiter à la vérité, il
avoit été nécessaire d'arrêter l'embrasement du monde par la
chute de Phaéton; Jupiter en avoit pris à témoin les autres
dieux, et Apollon lui-même :

[ocr errors]

Superos testatus et ipsum

Qui dederat currus, nisi opem ferat, omnia fato
Interitura gravi.

Après le coup porté, il en avoit fait une espèce d'excuse mêlée de menaces, à ce même Apollon, père de Phaëton, qui, dans sa douleur et son dépit, vouloit refuser au monde la lumière du soleil :

Missos quoque Jupiter ignes

Excusat, precibusque minas regaliter addit. Jusque-là Jupiter n'avoit fait que ce qu'exigeoit de lui le salut de son empire; mais pourquoi combler le désespoir de Climène, mère de Phaéton, en lui enlevant encore ses filles? pourquoi punir

[blocks in formation]

Ovid. Metam. lib. VIII, vers.

258.

Idem, lib. 11, vers. 377

Ibid. v. 304.

Ibid. v. 396.

Ovid. Metam. lib. 11, v.355.

pas

dans Cycnus une juste douleur et un souvenir tendre de ses amis
malheureux? Ici les dieux paroissent injustes mais ce n'est
ce qui doit nous occuper ; nous n'avons pas à justifier les dieux
du paganisme : Ovide lui-même prenoit les traditions telles qu'il
les trouvoit ; il n'étoit pas chargé de rectifier les faits ni de réformer
la mythologie. Cette conduite si diverse des dieux, tantôt justes,
comme envers Lycaon, envers Byblis, envers Myrrha ; tantôt
injustes jusqu'à la cruauté, comme Jupiter envers Climène et
Cycnus, Diane envers Actéon, Apollon envers Marsyas, tous
deux envers les enfans de Niobé; tantôt voluptueux et vicieux,
comme dans l'enlèvement d'Europe, dans la violence faite à la
nymphe lo, et dans une multitude d'aventures semblables; cette
diversité de conduite, disons-nous, devient un avantage pour le
poëte, par la variété qu'elle répand sur un sujet dont il faut
sur-tout corriger l'uniformité.

Mais une source plus féconde d'intérêt et de variété est dans l'effet que produisent ces métamorphoses, soit sur ceux qui en sont ou les objets ou les témoins, soit sur ceux que le sang, l'amitié, l'amour, intéressent au sort des métamorphosés. Ce Climène éprouve à la vue de ses filles au moment de leur transformation, ce qu'elle fait, ce qu'elle tente pour les dérober à leur malheur, forme un tableau véritablement tragique :

Exstabant tantùm ora vocantia matrem.
Quid faciat mater, nisi quò trahat impetus illam,
Huc eat atque illuc, et, dum licet, oscula jungat!
Non satis est, truncis avellere corpora tentat,
Et teneros manibus ramos abrumpere at inde
Sanguinea manant tanquam de vulnere gutta.
Parce, precor, mater, quæcumque est saucia clamat,
Parce, precor, nostrum laniatur in arbore corpus;
Jamque vale. Cortex in verba novissima venit.

que

Apollon et Pan ne se consolent d'avoir vu, l'un Daphné, l'autre Syrinx, mépriser leur tendresse et leur échapper, l'une sous la forme d'un laurier, l'autre sous celle d'un roseau, que par les honneurs qu'ils rendent à ces restes de leurs inhumainesmaîtresses, et par l'espèce de commerce qu'ils entretiennent avec ces mêmes restes: Apollon se couronne de laurier, et le consacre

au couronnement des triomphateurs; il l'honore du privilége
d'une éternelle verdure, en mémoire de son éternelle jeunesse ;

Utque meum intonsis caput est juvenile capillis,
Tu quoque perpetuos semper gere frondis honores.

Pan rassemble plusieurs roseaux ; il en forme la flûte à laquelle il
donne le nom de Syrinx, et sur laquelle il chante Syrinx et ses

amours:

Hoc mihi colloquium tecum dixisse, man ebit,
Atque ita, disparibus calamis compagine ceræ
Inter se junctis, nomen tenuisse puellæ.

Inachus avoit inutilement cherché sa fille Io par toute la terre. Une superbe génisse erroit sur les bords de ce fleuve, témoin des jeux de son enfance; sa nouvelle figure, qu'elle aperçoit dans le cristal des eaux, la fait reculer de frayeur :

Venit et ad ripas ubi ludere sæpe solebat,
Inachidas ripas, novaque ut conspexit in undâ
Cornua, pertimuit, seque externata refugit.

Elle veut parler, elle mugit; nouvel effroi :

Conatoque queri mugitus edidit ore,

Pertimuitque sonos, propriâque exterrita voce est.

Elle voit Inachus son père et les Naïades ses sœurs : elle les suit, s'attache à leurs pas, se laisse toucher de leurs mains, et s'offre à leurs caresses; son père lui présente des herbes qu'il avoit cueillies pour elle; elle lui baise les mains, verse des larmes, et lui fait connoître qu'elle voudroit pouvoir dire son nom et raconter ses malheurs; elle y parvient en traçant sur le sable ces mots : Je suis votre fille Io. Les regrets d'Inachus sont éloquens et touchans : il voudroit pouvoir mourir; il se plaint de son immortalité, qui rendra sa douleur éternelle. C'est ainsi que la plupart des fables qui composent ce poëme des Métamorphoses, sont autant de petites tragédies où se développent, quoiqu'en raccourci, les passions et les douleurs tragiques, et qui ont en effet servi de sujets et de canevas à plusieurs de nos tragédies et au plus grand nombre de nos opéras.

Tantôt la métamorphose n'est que le commencement de la

Ovid. Metam. lib. I,v. 564.

Ibid. v. 710.

Ibid. v.639.

Ibid. v. 637.

« PreviousContinue »