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faut les en croire, et la nature se soulève toute entière pour les accabler.

Mais si, aux yeux d'Ariadne, tous les hommes sont perfides, combien Thésée doit lui paroître plus perfide encore que tout le reste des hommes, lorsqu'elle pense à tous les maux qu'il lui a rendus pour tout le bien qu'elle lui a fait. Elle l'a servi contre son propre frère, elle l'a arraché d'entre les bras de la mort ; elle a brisé, pour le suivre, tous les liens qui l'attachoient à une famille adorée et pour prix de tant de bienfaits et de tant de sacrifices, Thésée l'abandonne ! il l'abandonne dans une plage sauvage et déserte; il la laisse exposée à la rage des bêtes féroces ; il lui envie jusqu'à un tombeau ! Ces idées la pénètrent d'une indignation qui s'accroît encore par l'effroi qui vient assaillir son ame, et la fait passer au sentiment du mépris et de l'aversion. Thésée n'est plus à ses yeux qu'un monstre exécrable, vomi par une mer orageuse, ou enfanté par une lionne, ou conçu dans les flancs d'un rocher sauvage.

Cependant l'amour n'est pas encore entièrement banni de son cœur; elle semble condamner son emportement, et s'en repentir; sa pensée aime encore à s'attacher à Thésée. Pourquoi ne l'at-il pas emmenée sur son vaisseau ? Heureuse d'être admise au nombre de ses esclaves, elle se seroit empressée de remplir auprès de lui les fonctions même les plus viles; ses royales mains se seroient volontiers abaissées à étendre un drap de pourpre sur le lit de son amant, et â lui verser sur les pieds une eau fraîche et pure.

Mais elle s'aperçoit que ses gémissemens et ses vœux se perdent dans les airs; ses regards, en quelque lieu qu'elle les porte, ne rencontrent aucun être sensible qui puisse entendre ses plaintes ; et c'est alors que'; livrée au désespoir, elle maudit le moment où, cachant sous les dehors les plus aimables le dessein le plus perfide, Thesée aborda en Crète. En effet, que deviendra-t-elle ? sur quelle espérance pourra-t-elle appuyer son cœur ? Retournerat-elle dans sa patrie ? les mers, hélas ! l'en séparent par des espaces immenses! Implorera-t-elle le secours d'un père ? elle l'a cruellement abandonné, pour s'attacher aux pas d'un jeune homme encore tout fumant du sang du Minotaure son fils! Trouvera-t-elle quelque soulagement à sa peine dans les tendres sentimens d'un

époux ? le barbare! il fuit au travers des mers, et n'a ni assez de vent ni assez de voiles pour s'échapper d'elle! Tout ce qui l'environne est désert, muet, et ne lui présente qu'une mort inévitable. Saisie tout-à-la-fois de crainte, d'épouvante et d'horreur, elle passe de l'indignation aux transports de la rage; elle ne respire plus que vengeance, elle la demande aux Furies: Venez, venez, s'écrie-t-elle, entendez mes plaintes, vous qui seules pouvez les entendre, et ne souffrez pas qu'elles soient vaines, elles partent du fond de mon coeur; rendez à Thésée tous les maux que le barbare m'a faits! Puisse-t-il verser sur les jours de sa famille entière, sur ses propres jours, l'affreux poison qu'il a répandu sur les miens!

Pour mieux sentir avec quel art et quelle vérité les passions s'entrelassent, se succèdent et se graduent dans cet admirable poëme, on n'a qu'à comparer les discours que Catulle met dans la bouche d'Ariadne, avec ceux que Virgife fait tenir à Didon, et ceux qu'Ovide prête à cette même Ariadne.

Le quatrième livre de l'Énéide est trop connu pour m'y arrêter. Quant à Ovide, les détails infinis et minutieux où il affecte d'entrer, dans la lettre qu'il fait écrire par Ariadne à Thésée, détruisent tout ce que la passion de cette malheureuse princesse a d'intérêt et de véhémence. Elle se rappelle trop ce qui lui est arrivé pendant son sommeil ; elle s'occupe trop des monceaux de sable qui retardent ses pas, des épaisses broussailles dont le sommet de la montagne est couvert, de l'écueil menaçant et terrible qui borde les eaux de la mer : Ovide ne seroit pas plus exact s'il étoit chargé de lever la carte du lieu solitaire où se trouve Ariadne.

Il faut avouer en même temps que, par-tout où le sujet ne doit avoir que le ton de l'épopée, Ovide raconte avec un naturel admirable. Elle appelle Thésée, elle l'appelle à haute voix, et lorsque la voix lui manque, ou que trop foible elle se perd dans les airs, elle y supplée par les gestes; elle élève les bras, elle agite son voile: mais toutes ces circonstances sont bien plus propres à toucher le lecteur que Thésée. Ariadne retourne à sa tente, où elle adresse à son lit un très-long discours; elle lui demande des conseils et des remèdes, quand tout-à-coup elle est saisie de la peur des loups, des lions, des tigres, des monstres marins; il

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n'est presque point de bête féroce ou sauvage qu'elle ne prenne soin de nommer: elle se repent d'avoir sauvé les jours de Thésée ; et revenant sur ce qu'elle a déjà dit, elle termine sa lettre, qui ne renferme rien qui puisse faire rougir et repentir Thésée de son inconstance et de sa perfidie.

S'il étoit possible de former une table où les pensées et les expressions les plus propres à représenter les passions d'une même espèce fussent ordonnées et disposées de manière qu'on pût en saisir les nuances, la succession, le mélange et la gradation, on verroit que chaque passion a son langage déterminé, et sa marche propre et particulière, dont on ne peut s'écarter qu'en tombant dans le raffinement et l'affectation. La grande difficulté, c'est de savoir appliquer aux cas particuliers les idées générales, ainsi que l'a fait Virgile, qui, en suivant les pensées de Catulle, d'Homère, et de plusieurs autres poëtes, a eu le secret de se les rendre propres en les individualisant, et de leur imprimer ainsi le caractère de l'originalité.

Cependant le souverain des Dieux entend l'imprécation d'Ariadne, et l'approuve par un mouvement de tête qui ébranle les fondemens de la terre, soulève les abymes des mers, et fait trembler la voûte immense des cieux; les ombres de l'oubli enveloppent tout-à-coup la mémoire de Thésée, qui, n'ayant pu se rappeler les ordres qu'il avoit reçus de son père, et jusqu'alors présens à son souvenir, voit ce vieillard malheureux se précipiter du haut d'une tour dans les gouffres de la mer.

Ainsi le ciel, vengeur d'Ariadne, fait expier à Thésée le crime de sa perfidie, en le condamnant aux larmes du deuil et de la douleur, au moment même où il s'attendoit à ne verser que celles du bonheur et de la joie.

Cette tragédie finit par un dénouement heureux. Bacchus, épris d'amour pour Ariadne, arrive pour la consoler, accompagné du cortége bruyant et tumultueux des Satyres et des Silènes; les uns agitent leurs tyrses, et prennent des attitudes extravagantes, poussant de longs cris dans les airs; les autres se disputent lesmembres sanglans d'un taureau qu'ils viennent de mettre en pièces; ceux-ci s'entourent de serpens tout vifs; ceux-là, les mains élevées, frappent des tambours bruyans; aux accens aigus

des

des bassins d'airain, se mêle le son enroué des cornets, et l'air retentit au loin du chant sauvage des flûtes barbares.

On croit voir un de ces bas-reliefs où le ciseau d'un sculpteur habile a représenté le triomphe de Bacchus et d'Ariadne; avec cette différence néanmoins, que la poësie a sur les arts du dessin l'avantage d'exposer les développemens et les détails successifs d'un sujet donné, de varier les attitudes, de multiplier les scènes, et de rendre le mouvement même.

Cet intéressant épisode est suivi de ce qui se passe de plus grand et de plus mémorable aux noces de Thétis et de Pélée. Toutes les divinités, à l'exception d'Apollon et de Latone, s'empressèrent d'y assister après qu'elles se furent assises autour de la table du festin, les Parques se mirent à chanter les destinées des nouveaux époux; elles leur prédirent sur - tout la naissance de ce fier et superbe Achille, qui devoit faire tant de mal à Troie et tant d'honneur à la Grèce.

La propriété des mots, et le talent de les mettre toujours à leur place, une précision extrême, et une extrême élégance; des images très-hardies, et des tableaux toujours vrais ; une proportion juste entre le sujet et la pensée, entre la pensée et l'expression; voilà ce qui distingue éminemment Catulle, et ce qu'on ne retrouve plus, du moins au même degré, dans aucun poëte Latin, à l'exception de Virgile et d'Horace.

Indépendamment du poëme sur les noces de Thétis et de Pélée, nous avons encore de Catulle deux autres épithalames, que je crois avoir été, sinon traduits littéralement, du moins imités du grec. Toujours est-il certain que Catulle, comme je l'ai déjà dit, fit, des poësies de Sapho sa lecture ou plutôt son étude favorite; que son ode à sa maîtresse est empruntée de celle de Sapho, ce qui seroit encore un secret dans la république des lettres, si Longin ne nous eût transmis l'original; que Sapho dut à ses épithalames une grande partie de sa célébrité; et qu'enfin, dans ceux de Catulle, on remarque une vérité dans les images, une simplicité dans l'expression, un certain abandon dans les tournures, une facilité dans les mouvemens du vers, et une sobriété d'inversions, qui, au jugement des anciens rhéteurs, caractérisoient particulièrement les ouvrages de Sapho, et que n'offroient plus Tome XLIX.

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les meilleurs poëtes Latins, lorsqu'après avoir marché long-temps sur les traces des poëtes Grecs, ils eurent enfin un style et une manière entièrement à eux.

Il y a dans Catulle un poëme sur la bizarre et malheureuse aventure du bel Athis, dont la versification est d'un genre particulier, ou plutôt unique. Cet ouvrage est peu susceptible d'analyse; je me bornerai donc à remarquer que le rhythme sautillant, rapide, bruyant et précipité, dont le poëte a fait choix, a un caractère d'agitation, d'égarement et de désordre, qui convient si parfaitement au sujet qu'il traite, que je n'en vois aucun autre auquel on pût l'appliquer sans blesser toutes les lois de la convenance. J'avoue que je n'ai pu voir sans étonnement que l'abbé Souchai, dans ses Mémoires sur l'élégie et sur les poëtes élégiaques, n'ait pas même fait mention de Catulle. Je remarquerai, à ce sujet, que plusieurs savans ont sérieusement demandé si ce poëte devoit être rangé dans la classe des auteurs lyriques, ou des élégiaques, ou des épigrammatiques; questions oiseuses et misérables dont je ne conçois pas comment de bons esprits se sont avisés. Catulle a fait des épigrammes, et, pour parler le langage d'aujourd'hui, des madrigaux et des pièces fugitives, des odes, des hymnes, des épithalames, des élégies; il s'est même exercé dans le genre héroïque; et par-tout on trouve l'esprit, le ton et la couleur propres à chacun de ces genres. Et comment refuser une place parmi les poëtes élégiaques, à celui qui, le premier, fit présent à sa nation de ce genre de poësie, et qui ne fut effacé par aucun de ses successeurs? Aux tableaux imposans et vastes, substituer les images tranquilles et douces; parler au cœur, l'émouvoir et l'attendrir, au lieu d'y porter l'agitation et le trouble; tirer ses comparaisons, non de ce que la nature a de menaçant, de sauvage et de terrible, mais de ce qu'elle a de plus calme, de plus innocent et de plus aimable; faire couler doucement les pleurs, et ne les arracher jamais; employer la métaphore à orner l'expression plutôt qu'à la relever; ne faire entendre de l'amour que sest gémissemens et ses plaintes, et laisser ses fureurs et ses emportemens aux poëmes héroïques, c'est-à-dire, à la tragédie et à l'épopée ; plus d'aisance et de facilité que de noblesse et de dignité dans la diction; plus de douceur que de résonnance dans.

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